Il simula un départ solennel, puis se retournant une dernière fois avant de s'éloigner, lui jeta :

– Elle était ton ennemie ! Sa chevelure t'appartient !

La chevelure d'Ambroisine ! Ce pelage somptueux au parfum envoûtant !... Une chose féminine, vivante, une chose douce, une expression de la beauté terrestre, créée pour la saveur de vivre, pour le plaisir et pour l'amour, et comme toute chose humaine créée pour le bonheur, la joie, la tendresse, comme sa chevelure à elle, Angélique, sur laquelle elle sentait passer la main de Joffrey en une caresse possessive et ardente.

– Sa chevelure ! Qu'en ferais-je ?

Le crépuscule tombait sur une grève sanglante au-dessus de laquelle s'amoncelait rapidement un nuage sombre d'oiseaux.

Avec les sauvages s'éloignait l'odeur du meurtre, et de l'âpre vengeance. Il faudrait faire vite pour dégager et enterrer les corps qui revêtaient dans l'abandon résigné de la mort une sorte d'innocence.

Étourdie d'une subite lassitude, Angélique imaginait, à sa ceinture, la chevelure d'Ambroisine sombre et parcourue de reflets de feu et c'était peut-être cela mûrir, même grandir, s'assagir, atteindre la sérénité, que de ne garder de tant de turpitudes, de peur, de haine, d'indignation brûlante et de désir de mort, un sentiment de pitié pour une chevelure de femme, en déplorant que les démons eussent le pouvoir d'user de la beauté humaine pour l'avilir et la vouer, par le mal, à l'horreur et à la répulsion.

On avait dépassé les notions communes. Cela se sentait dans les propos, la façon particulière de ceux qui avaient vécu le drame en profondeur, d'aborder avec simplicité des sujets, qui, d'autre part, auraient exigé l'effroi et le murmure, attitude qui n'était pas sans choquer les « étrangers », ceux qui n'étaient entrés que depuis quelques heures dans l'affaire.

– Ce Piksarett est merveilleux ! commentait Villedavray satisfait. Nous voici tranquilles. Le nettoyage a été vivement mené. Tout est en ordre. Pas de procès, de tribunal religieux ou séculier. Nous n'aurons pas à nous déranger pour des témoignages sans fin qui nous feraient retrouver sur le banc des coupables et, qui sait ? sur le bûcher de l'Inquisition. Parfait ! Parfait ! Ces Indiens sont précieux parfois, je le reconnais, malgré leur détestable habitude de s'oindre de graisses malodorantes.

– Mais vous êtes infâme, s'écria Carlon indigné. Je ne vous reconnais pas. Vous, un homme si délicat ! Vous avez une façon de traiter ce carnage inhumain et incompréhensible qui me stupéfie avec un cynisme !...

– Croyez-moi, c'était la meilleure solution. On sait où mènent les procédures d'empoisonnements et de magie...

– Mais j'ai été mêlé à cette escarmouche, s'écria l'intendant effrayé. Il faudra que j'en réfère au grand conseil de Québec.

– N'essayez pas surtout ! C'est trop compliqué. Effaçons ! Effaçons ! Comme le vent et les oiseaux vont effacer toutes traces de ce jour sur cette plage. Pour quelques crânes décalottés, il n'y a pas de quoi nous plonger volontairement dans un merdier qui pue le soufre à plein nez. Tenez-vous coi ! Pour vous récompenser, je vous raconterai l'histoire de bout en bout. Je connais tous les détails. Cela occupera nos soirées d'hiver.

– Mais... il reste cette duchesse de Maudribourg.

– Vous avez raison. Morte ou vive elle n'a pas encore fini de nous tourmenter.

Ambroisine de Maudribourg vivait toujours, bien qu'elle parût sur le point d'expirer.

Marcelline, dévouée et courageuse, trouva, seule, la force morale de lui prodiguer quelques soins.

Pendant ce temps, le vieux Nicolas Parys convoquait la compagnie dans la salle de son fortin.

– Voilà ! déclara-t-il à Peyrac. J'ai une proposition à vous faire pour vous débarrasser de cette femme. Vous savez que je veux m'en aller et vous laisser mes terres. Le prix est à fixer mais je ne serai pas gourmand. Ce que je veux, c'est épouser cette duchesse de Maudribourg. J'aime ce genre de diablesse et je lui croquerai ses écus. Et quand il n'y en aura plus, elle me donnera le secret de la fabrication de l'or, elle le connaît.

– Mais, vous êtes fou, s'écria Villedavray. Cette sorcière vous nouera l'aiguillette et vous empoisonnera comme le duc son mari et pas mal d'autres de ses amants.

– C'est mon affaire, grommela le vieux roi de la côte est. Alors on s'entend comme ça ?...

Et comme la nuit tombait, il fit allumer ses torchères fumantes afin de dresser le bilan et l'estimation de ses biens à remettre à son successeur, le comte de Peyrac.

Chapitre 26

Mais vers le soir de ce jour, dans l'obscurité déjà profonde, il y eut un cri.

Un vent de panique souffla et Angélique ne fut pas loin de partager la terreur superstitieuse de certains.

Vivante ou morte, l'ombre d'Ambroisine continuait à planer sur les lieux. On avait eu trop à pâtir de sa malice et de ses ruses pour se croire si vite à l'abri de ses maléfices.

Or, voici qu'on retrouvait la grande Marcelline à moitié assommée contre le montant de l'âtre et vide la couche où l'on avait étendu la Démone et ouverte la fenêtre qui donnait sur les bois.

– Je tisonnais le feu, raconta l'Acadienne, et je tournais le dos. Allais-je m'imaginer qu'elle se lèverait, elle qui était quasi mourante, ne remuait même pas le petit doigt de toutes ces heures !... Elle est venue par-derrière et m'a bousculée avec une force incroyable. Je crois qu'elle voulait me faire choir dans les flammes. J'ai lutté. En me retournant j'ai entr'aperçu sa face. Horrible ! Ses cheveux, on aurait dit des serpents qui se tordaient. Au milieu de toutes ces plaies et ces plaques noires des coups, ses yeux qui luisaient comme ceux du diable, et ses dents... ses dents, croyez-moi, il y en avait deux plus longues, plus pointues que les autres... des dents de vampire... Le cœur m'a manqué. Je crois que je me suis évanouie pour de bon et que j'ai cogné contre la cheminée en tombant. Quand je me suis reprise, j'ai vu qu'elle avait sauté par la fenêtre. Regardez voir si elle ne m'a pas mordue avec ses crocs !... Si oui, je suis bonne pour l'Enfer !... Ah ! Pauvre de moi !

Courageusement, elle offrait son beau cou blanc et solide à l'examen. Elle était prête à tout, mais Villedavray lui assura de la façon la plus savante et théologique qu'elle ne portait aucune trace de morsures et n'avait rien à craindre de cette suprême attaque d'un suppôt de Satan.

Malgré tout, l'émotion était à son comble. Joffrey de Peyrac apaisa les esprits en disant qu'il se pouvait qu'une personne, douée de propriétés psychiques hors du commun comme la duchesse de Maudribourg, retrouvât subitement, malgré la gravité de ses blessures, une force surhumaine, lui permettant certes de se lever, de courir, de fuir devant elle dans un dernier sursaut de vitalité forcenée, mais dans la forêt de toute façon elle n'irait pas loin.

On envoya quelques hommes sur ses traces, ils revinrent sans avoir relevé aucun indice.

Aussi bien l'obscurité était profonde, la forêt hostile, et une lourde atmosphère régnait sur ce rivage où l'on achevait d'ensevelir les morts, et où personne cette nuit-là ne trouva le courage de prendre du repos.

Une vision s'imposait à Angélique et elle sentait, au long de son échine, un frisson la parcourir.

Elle voyait... oui, elle voyait...

Il semblait qu'avant de se rompre définitivement et de la délivrer, le lien qui l'avait enchaînée par la violence d'une lutte sourde et acharnée à son ennemie la plus redoutable, envoyée pour la perdre, ce lien une fois encore la reliait à celle qu'elle avait appris à connaître dans le secret afin de s'en défendre, et « elle la voyait »...

Elle voyait cette femme démente, fuyant dans ses robes de satin haillonneuses, fuyant follement à travers la sauvage forêt d'Amérique... Et, lancée sur ses traces, une sombre boule luisante, dévalant les ravines à sa suite, se coulant sous les halliers, se rapprochant, se rapprochant de la fugitive, bondissant sur ses épaules, l'abattant et la déchirant de ses griffes, tandis que se révélaient les yeux de feu et le rictus démoniaque retroussé sur les canines aiguës de la bête. Le monstre !... Le monstre dont parlait la prédiction. « ... Et je vis sortir des taillis une sorte de monstre velu qui se jeta sur la démone et la déchiqueta, et la mit en pièces, tandis qu'un jeune archange à l'épée étincelante s'élevait dans les nuées... »

– Où est Cantor ? s'écria Angélique.

Et elle se mit à le chercher de tous côtés, allant d'un groupe à l'autre, essayant de discerner sa silhouette déjà altière, sa chevelure blonde. Si elle l'avait rencontré, elle l'eût hélé : « Cantor ! Où est ton glouton ? Où est Wolverines ? » Mais elle n'aperçut ni Cantor ni le glouton. Marcelline, que son agitation étonnait et qui était remise de ses émotions, lui dit :

– Pourquoi vous inquiétez-vous ? Qu'est-ce que vous voulez qu'il lui arrive à votre Cantor ! Il y a belle lurette qu'il n'est plus un poupon, ce petit gars-là ? Mais je vous comprends ! Nous autres les mères, nous sommes toutes pareilles !

De guerre lasse, Angélique s'assit sur le banc qui se trouvait devant sa maison. Elle serra son manteau contre elle. C'était la suprême anxiété, la dernière attente, la dernière fois qu'elle se recueillait dans l'isolement de cette tragédie, perceptible à elle seule, et qu'elle allait quitter comme on quitte un pays visité au passage, où l'on ne voudra certes jamais revenir, mais d'où l'on ramène quelques précieux trésors.

Le clair de lune se leva derrière les falaises. Les yeux restaient partout allumés sur la plage. Les lumières des navires dansaient, nombreuses dans l'eau du bassin. Des bâtiments à la rive il y avait une animation incessante. Les Bretons rescapés, mornes et dolents, commençaient de plier bagage, halaient à leur bord les derniers tonneaux de morue salée.