Le comte de Peyrac bondit sur le seuil et ils le suivirent.

De la forêt avoisinante, cernant l'établissement, montait une rumeur grondante faite du ronflement des tambours de guerre et des cris par instants lancés en chœur des guerriers s'avançant.

– Piksarett !

On les avait presque oubliés !... Piksarett et ses frères ! Piksarett et son peuple ! Piksarett qui avait dit : « Prends patience ! Uniacké et les siens, et toutes les tribus des Enfants de l'Aurore se rassemblent dans la forêt. Ils attendent l'heure où je leur ferai signe pour la vengeance contre ceux qui ont assassiné nos frères de sang, nos alliés, et qui ont voulu t'humilier et te faire périr, toi, ma captive !... »

Tout à l'heure, les Blancs avaient essayé de régler leurs conflits selon leurs lois, mais maintenant l'heure des Indiens sonnait. La longue garde patiente du grand Abénakis aux côtés d'Angélique, le partage qu'il avait conservé en son cœur des peines et des dangers qu'elle avait encourus et dont à aucun instant il ne s'était dissimulé la gravité et la sournoiserie, l'irritation enfin, qu'il avait conçue contre ces Blancs étrangers et mauvais, venus troubler la paix de ses amis, de celle qui lui avait offert un manteau couleur d'aurore pour les ossements de ses ancêtres et qui pervertissait vilainement les sauvages de la côte, tout cela devait trouver son aboutissement le jour venu, dans un carnage sans merci.

– Ça y est ! murmura Marcelline. Ils se sont mis à courir !

Le ronflement cadencé avait changé de rythme. C'était maintenant une rumeur de tempête, de raz de marée, la mer sortant de ses limites et s'avançant vers les humains.

Presque aussitôt la lisière des bois se garnit d'une frange fauve qui parut enfler à vue d'œil.

Certes, Angélique, le comte de Peyrac et leurs fidèles n'avaient rien à craindre, puisque c'était pour eux qu'aujourd'hui Piksarett et les tribus souriquoises et malécites s'avançaient sur Tidmagouche, mais l'on ne pouvait assurer que même les habitants du hameau et les pêcheurs du morutier breton seraient épargnés.

Déjà de la plage on avait entendu la rumeur perçue par l'oreille exercée de la grande Marcelline, et l'on vit passer Nicolas Parys poussant des gens devant lui.

– Courez vite vous mettre à l'abri dans le fort !...

– Restez là ! Monsieur l'Intendant, jeta le comte à Carlon. Les Indiens ne vous connaissent pas et vous pourriez être en danger. Ne quittez pas M. de Villedavray et ma femme. En leur compagnie vous n'avez rien à craindre... Mais ne bougez pas de cette demeure.

Il se hâta vers le rivage.

– Où sont les Filles du roi ? s'informa Angélique.

Elle les aperçut plus haut, du côté du fort où Nicolas Parys entassait tous ceux qu'il pouvait à l'abri de la palissade. Deux soldats espagnols de Peyrac se tinrent sur la tourelle. Leur présence, que Piksarett reconnaîtrait, sauvegarderait ceux qui étaient sous leur protection.

Déjà, on apercevait Cantor et le comte d'Urville galopant à travers la plage en criant aux morutiers bretons :

– Prenez garde ! Les Indiens arrivent ! Ils veulent scalper les étrangers ! Montez dans vos canots... Venez vous mettre à l'abri du fortin !... Dépêchez-vous !

– Les Basques ! hélait Peyrac. Abritez-vous sous ma bannière et surtout ne tirez pas !...

La marée rouge déferlait, surgissant de partout, avec ce mouvement de s'épandre, irrésistible, qui avait déjà frappé Angélique à la prise de Brunschwick-Falls, et qui submergeait tout en quelques instants.

On pouvait craindre que, sous ce flot aveugle, des innocents ne fussent sacrifiés, aussi bien les hommes de Peyrac que les matelots de l'équipage basque qui l'avait assisté dans la prise des bandits.

Mais Piksarett, archange vengeur et véloce, parut voler d'un bout à l'autre du front de son armée, désignant les coupables, que son œil exercé avait appris à reconnaître à coup sûr, au cours de sa longue patience.

Pas un qui n'échappât. Uniacké et ses Mic-Macs, venus de Truro, scalpèrent eux-mêmes de leurs mains vengeresses les suppôts de Zalil, l'équipe des naufrageurs qui avait à son actif la perte de La Licorne et celle de la chaloupe d'Hubert d'Arpentigny ainsi que l'attentat contre le yacht Asmodée.

Angélique, Marcelline et Yolande, ainsi que le gouverneur et l'intendant, étaient restés au seuil de la masure.

– Et s'ils veulent se saisir de la duchesse ? émit le marquis. Ils ne seront pas longs à savoir où elle se cache, la femme pleine de démons...

– Ils n'entreront pas, dit Angélique. Je parlerai à Piksarett.

Ils écoutaient, tendus, les cris montant alentour, où se mêlaient les cris de la victoire et ceux de la terreur, de la douleur et de l'agonie, quelques coups de feu d'une défense désespérée éclatèrent.

Étrangement, l'espace devant eux demeurait vide, on eût dit que l'assaut des troupes indiennes avait volontairement évité de passer par le centre du hameau déserté.

Soudain, il y eut sur la petite place un homme seul qui errait, vêtu de noir. Il se détachait à quelques pas, insolite et comme absent, bizarre, tournant autour de lui un regard d'aveugle, miroitant car chaque fois le soleil, à son zénith dans le ciel en fusion, venait frapper les verres de ses grosses lunettes. Elles reconnurent le secrétaire de la duchesse, Armand Dacaux, le plumitif au menton lourd et sensuel, l'homme à l'éternel sourire bienveillant, l'assasin de Marie-la-Douce.

Il continuait de sourire d'un air égaré. Et les apercevant au seuil de la maison, il fit un pas hésitant dans leur direction et ils eurent un recul instinctif.

– Ne restez pas là, lui cria Marcelline en le chassant du geste. Courez au fort si vous tenez à la vie. Les Indiens vous cherchent...

Il eut un rire suffisant.

– On a déjà crié au loup ! Et c'était faux !

– Cette fois c'est vrai ! Écoutez ! N'entendez-vous pas ! Si les Indiens vous attrapent vous êtes un homme mort.

– Pourquoi me tueraient-ils ?

– Parce que vous êtes un criminel, lui jeta Angélique, vous avez assassiné Marie-la-Douce en la poussant du haut de la falaise, et ce n'est pas la première fois que vous frappiez pour le service de votre maîtresse diabolique...

Il se redressa, rougeoyant d'une vanité extatique.

– J'ai toujours œuvré pour le bien, pour la plus grande gloire de Dieu.

Sa folie de s'absoudre des pires crimes, sa complaisance envers lui-même avaient quelque chose de repoussant. Talonné par l'approche de la mort et du châtiment, il refusait la fuite qui aurait constitué un aveu. Sa monstrueuse vanité le paralysait, niant les avertissements du danger, comme au long de sa vie il avait nié ceux de sa conscience, alors que peu à peu il se laissait asservir par sa passion pour une femme perverse et démoniaque.

Quand les Indiens débouchèrent sur la place, il se réfugia derrière Angélique, se jetant à ses pieds, s'agrippant à elle, la suppliant de le sauver.

– Laisse-le-nous ! dit Piksarett farouche.

Deux sauvages se saisirent de l'homme par les poignets et le traînèrent sur les genoux un peu plus loin. Le poing de Piksarett armé d'un couteau se déploya sur le ciel, tandis que du genou il bloquait la nuque de sa victime et que de l'autre main il empoignait les rares cheveux du plumitif assassin.

On entendit son cri terrible.

Ainsi peu des complices de la Démone échappèrent aux couteaux des Indiens. Tous les matelots des deux équipages à son service trouvèrent la mort.

Cinq Bretons du morutier furent aussi les victimes de ce massacre qui mérita à Tidmagouche le nom de « grève sanglante ».

Le comte de Peyrac sauva in extrémis par son intervention le capitaine du Faouët et Gontran le Jeune qui n'avaient pas eu le temps de se réfugier dans le fort avec son père.

Piksarett et ses Indiens négligèrent de poursuivre ceux qui avaient réussi à s'enfuir avec leurs canots vers les navires à l'ancre ou qui s'étaient cachés dans les rochers.

Ralliant ses troupes, le grand guerrier de l'Acadie repassa par le hameau et vint prendre congé d'Angélique qui se tenait toujours sur le seuil de la maison encadrée de Marcelline et de Yolande, ainsi que du marquis de Villedavray et de l'intendant Carlon, plus ou moins médusé.

– Je dois accompagner Uniacké et ses frères à Truro, déclara l'Abénakis, s'adressant à sa captive, mais je te retrouverai à Québec. Tu auras encore besoin de mon aide là-bas.

Et se tournant vers Peyrac qui l'accompagnait :

– J'ai veillé sur elle dans des dangers innombrables, sache-le, Tekonderoga7 mais je ne regrette pas ma peine, puisque les démons n'ont pas prévalu contre elle. C'est une supplication que l'on adresse à Dieu dans les prières du prône de la messe : « Que les démons ne prévalent pas contre nous », et Dieu nous a écoutés puisque voici ses ennemis anéantis.

Il se dressait dans toute sa superbe, bariolé de peintures de guerre et, des chevelures pendues à sa ceinture, le sang descendait en rigoles le long de ses jambes.

Devant lui, Angélique paraissait frêle, une femme blanche, venue d'ailleurs, d'un monde étranger, mais c'était celle que les Iroquois nommaient Kawa, et Piksarett était fort satisfait de partager avec ses lointains ennemis irréductibles le privilège de la défendre. Il abaissa sur elle son regard malicieux et triomphant.

– Te souviens-tu, toi, ma captive, lorsque à Katarunk, tu te tenais debout devant une porte. Je savais qu'Outtaké l'Iroquois, mon ennemi, était derrière cette porte, mais j'ai consenti à te laisser sa vie. Te souviens-tu ?

Elle inclina affirmativement la tête.

– Eh bien, reprit le sauvage, je sais aussi aujourd'hui qui est derrière cette porte (et il désigna le vantail de la maison où se trouvait la Démone blessée) mais comme jadis, je te laisse sa vie, car c'est ton droit d'en décider.