À ses appels, il s'élança les bras ouverts.

Ils s'atteignirent, se jetèrent sur le cœur l'un de l'autre.

Et là tout s'effaçait, le doute, la peur, les menaces, le pouvoir du Mal !...

La force de ses bras, ce rempart, sa poitrine comme un bouclier pour la défendre et sa chaleur contre le froid glacé de la solitude, et à travers son embrassement fou, passionné, la sensation de son amour pour elle, incommensurable, sans limites, comme un rayonnement qui la traversait toute, l'enveloppait, la comblait d'une félicité intraduisible.

– Oh ! Vivante !... vivante ! répétait-il d'une voix entrecoupée, oh ! Quel miracle ! J'ai souffert mille morts !... Ma folle chérie ! Dans quel piège encore êtes-vous allée vous jeter !... Là, là, c'est fini... Ne pleurez plus...

– Mais je ne pleure pas, disait Angélique sans s'apercevoir que son visage était inondé de larmes. Oh ! Que ce fut long, disait-elle entre deux sanglots, tout ce temps... tout ce temps sans vous... tout ce temps loin de vous !...

– Oui ! Terriblement long !...

Il la berçait contre lui et elle se laissait aller à tous ces pleurs qu'elle s'était interdit de verser au cours des derniers jours afin de conserver ses forces.

Ne plus douter ! Le savoir là ! Vivant ! L'aimant toujours ! Quelle félicité sans mesure ! Il l'écarta un peu afin de mieux la contempler. Le ciel d'opale au-dessus d'eux. Et le bonheur les isolant de tous.

– Que disent vos yeux ? murmura-t-il.

Et il baisa ses paupières avec ferveur.

– Ils ont gardé leur pouvoir d'aveu bouleversant, mais ils sont tout cernés de noir. Que vous est-il arrivé, mon trésor ? Que vous a-t-on fait, mon amour ?...

– Ce n'est rien ! Maintenant, vous êtes là ! Je suis heureuse.

Ils s'étreignirent encore. On sentait que Joffrey ne pouvait se convaincre du miracle de tenir Angélique saine et sauve entre ses bras, après l'affreuse crainte qui l'avait poigné lorsqu'il avait appris par Cantor qu'elle se trouvait à Tidmagouche, affrontant la haine et la hantise démoniaques de cette créature folle et perverse qui avait nom Ambroisine de Maudribourg.

Un nom redoutable. Une épreuve indescriptible. Mais qui semblait prendre, pour tous deux, en cet instant merveilleux, sa signification. Les lèvres contre sa chevelure, il prolongeait son baiser.

– Le temps n'existe pas, dit-il de sa voix profonde. Voyez mon cœur... les heures qu'il nous faut vivre... toujours nous sont données... quand Dieu le veut. L'élan que nous n'avions pas eu jadis en nous retrouvant après quinze ans d'absence nous venons de l'avoir aujourd'hui. Oh ! Comme je vous sens mienne enfin !

Chapitre 22

Angélique se tint derrière la maison, près de la fenêtre ouverte. Joffrey de Peyrac lui avait dit : Restez là.

Lui-même, contournant la masure, gagna le seuil et entra.

Angélique sut qu'il apparaissait dans l'encadrement de la porte et que le regard d'Ambroisine de Maudribourg se levait vers lui.

Et sans rien voir de la scène, elle devina l'expression qui se jouait sur les traits séraphiques, éclair des magnifiques yeux noirs aux reflets d'or.

Au même instant, les hommes de Peyrac venus par terre cernaient l'établissement et se rendaient maîtres du fort, tandis que les navires de sa flotte, traînant leurs deux prises de guerre, entraient dans la rade.

La chaleur était intense. Une sorte de torpeur, de charme terrifié, planait sur Tidmagouche.

La capture de la grève et du hameau se fit presque sans bruit, sans coups de feu. Les hommes aux ordres d'Ambroisine se retrouvèrent poings liés sans avoir compris ce qui leur arrivait. Elle, la Démone, ne le savait pas encore.

Elle regardait Peyrac debout devant elle. Angélique entendit la voix au timbre doux, un peu voilé et fragile, dire :

– Vous voici !

Et un frisson la traversa. Jusqu'à quel point Ambroisine n'avait-elle pas réussi à l'atteindre, pour que le seul son de cette voix la bouleversât d'horreur et de crainte ?

« Il était temps, se dit-elle, qu'il arrivât, elle m'aurait détruite... Oh ! Joffrey, mon amour ! »

Elle perçut son pas à lui calme, assuré, alors qu'il pénétrait dans la pièce.

Elle savait que son regard restait fixé sur le ravissant visage de la Démone, mais que rien ne transparaissait de ses pensées.

– Vous avez beaucoup tardé, dit encore Ambroisine de Maudribourg.

Puis il y eut un silence, et Angélique crut qu'elle allait s'évanouir. Chaque seconde qui passait était chargée d'une tension insupportable où semblait devoir se décider la victoire ou la défaite d'un combat gigantesque. Deux forces en jeu et toutes deux également puissantes, également armées, également sûres d'elles-mêmes et de leur pouvoir.

Ce fut Ambroisine qui parla la première. Et sa voix trahit sa nervosité sous le regard indéchiffrable qui l'observait.

– Oui, vous arrivez trop tard, monsieur de Peyrac.

Et sur un ton d'indicible triomphe, où frémissait une joie satanique ;

– Vous arrivez trop tard ! Elle est morte !

Elle devait sourire en parlant ainsi et ses prunelles devaient étinceler.

– Le chasseur vous a-t-il apporté son cœur ?... interrogea Peyrac.

Cette allusion ironique au conte populaire où les mauvais projets de la reine sont déjoués la mit hors d'elle.

– Non... mais il m'apportera ses yeux. Je l'ai exigé.

Puis la folie faisant dévier sa pensée hagarde :

– Ce sont deux émeraudes. Je les ferai enchâsser d'or et je les porterai sur mon cœur.

Angélique comprenait maintenant. Joffrey de Peyrac avait toujours deviné qu'Ambroisine de Maudribourg était une créature perverse, à l'esprit déjà égaré ou possédé. La regardant aujourd'hui, il devait avoir la même expression que lorsque, à son chevet, il écoutait songeusement son délire. Son expérience et aussi un sens particulier à l'homme envers ce genre de femmes avaient dû l'avertir.

– Je vois que vous ne me croyez pas, reprit Ambroisine de cette voix abrupte et un peu aiguë qu'elle prenait devant ceux qui paraissaient ne pas faire cas de ses paroles, vous êtes comme elle ! Elle ne voulait jamais me croire. Elle riait... oui, elle riait ! Maintenant, il s'est éteint, ce rire ! Elle ne rira plus ! Jamais ! C'est votre faute. Vous êtes comme elle, vous voulez faire croire que l'Amour existe, que votre amour personne ne peut l'atteindre. Insensés... Il n'y a pas d'amour... Tant pis pour vous d'avoir voulu me prouver cette folie... Votre amour, je l'ai brisé... Elle est morte, vous entendez : morte, morte ! Allez voir, sous la falaise vous trouverez son corps disloqué et des trous noirs à la place de ses yeux... Ah ! Enfin ! Elle ne me regardera plus... comme elle seule pouvait regarder un être humain. Personne ne m'a jamais regardée ainsi... Elle me regardait et elle me voyait « avant », elle voyait mon apparence humaine « après », elle voyait mon esprit, mais elle ne s'est jamais détournée de moi et elle ne m'a jamais fuie. C'est cela qui est intolérable. Elle m'a toujours regardée en face et elle m'a toujours adressé la parole à moi, à moi seule. Elle savait à qui elle parlait et pourtant elle n'avait pas peur. Et maintenant plus personne ne me regardera ainsi et ne me verra vraiment... Oh ! Quelle douleur !

La crise approchait. Des gémissements hachaient le débit de ces mots précipités.

Angélique, à bout, aurait voulu se boucher les oreilles.

– Elle est morte, vous entendez ? Elle est morte ! Que vais-je devenir maintenant !... Et c'est votre faute, votre faute à vous, homme maudit ! Pourquoi m'avez-vous repoussée ! Pourquoi m'avez-vous traitée avec dédain et moquerie ! Comment avez-vous osé ! Vous n'êtes pourtant rien... Où donc allez-vous chercher votre force ?... Si j'avais pu vous asservir comme les autres, je ne l'aurais pas tuée... Je l'aurais plutôt vue souffrir, dépérir de douleur et cela aurait ravi mon être...

« Ma mission près de vous aurait été accomplie. Tandis que maintenant !... Elle est morte et vous vous triomphez ! Que vais-je devenir ! Comment vais-je pouvoir demeurer sur cette terre immonde ! Tuez-moi ! Qu'on en finisse !... Tuez-moi ! Pourquoi ne me tuez-vous pas ? Vous est-il donc indifférent qu'elle soit morte ? Vous ne pleurez même pas ! Alors que moi, je voudrais pleurer... devant un tel désastre... Et je ne peux pas. Je ne peux pas !...

Un gémissement rauque échappa de la gorge de la Démone, proche de ce cri inhumain qui, déjà par deux fois, avait retenti dans la nuit, où, mêlé à une rage impuissante, à une haine implacable, s'exhalait l'écho d'un désespoir insondable.

– Tuez-moi !

La voix de Peyrac s'éleva, égale et comme indifférente, et cela fit tomber immédiatement la tension insoutenable.

– Pourquoi êtes-vous si pressée de mourir, madame ? Et de ma main ? Vous souhaiteriez mettre encore quelque méfait à mon actif ? Un piège ultime ? Non, je ne vous offrirai pas cela... Votre mort viendra à son heure. Maintenant, sonne celle de la révélation de vos crimes. Veuillez m'accompagner afin que l'on vous voie avec vos complices.

– Mes complices ?

La duchesse de Maudribourg parut tout à coup avoir retrouvé son aplomb.

– Je n'ai pas de complices ! Qu'est-ce encore que cette histoire ?

– Veuillez m'accompagner, répéta le comte. Je vais vous confronter avec eux.

Angélique entendit la duchesse se lever. Elle et le comte sortirent ensemble de la maison.

La duchesse ne remarqua pas tout de suite Angélique. Elle regardait vers la rade maintenant envahie de voiles et d'embarcations, puis vers la plage noire de monde. De loin il était difficile de distinguer entre les différents équipages, les Bretons et les Basques, les hommes de Peyrac et les prisonniers.