– N'y allez pas, s'écriait-elle, ils vont vous tuer. N'y allez pas... Je ne veux pas... Je ne veux pas que vous mourriez !

Elle l'étreignait avec une force désespérée et Angélique suffoquait presque sous la violence de cette emprise. Ambroisine, ce jour-là, avait revêtu les vêtements qu'elle portait le jour de son arrivée à Gouldsboro, le corsage rouge, la jupe jaune, le manteau de robe bleu canard, et c'était comme un cauchemar renouvelé que cet enlacement qui semblait conclure dans une convulsion démente, le drame, le duel à mort qui les avait mises face à face.

– Pas vous ! criait-elle. Pas vous ! Je ne veux pas qu'ils prennent votre vie ! Oh ! Je vous en prie. N'allez pas à la mort !

– Lâchez-moi, murmurait Angélique les dents serrées, résistant à l'envie de la repousser avec violence, en la tirant par les cheveux.

Aussi bien, elle ne l'aurait pu. La force d'Ambroisine en cet instant avait quelque chose de supranormal. On eût dit la force d'une pieuvre, d'un serpent se lovant sur sa proie pour l'étouffer.

Villedavray, Barssempuy, Defour durent s'y mettre à trois pour l'écarter. Elle tomba à genoux, recroquevillée sur elle-même, pâmée, poussant des cris stridents, se tordant dans une crise violente.

– Une folle hystérique, se répétait Angélique se hâtant sur le chemin. Dieu nous en délivre avant que nous soyons tous à son image. Et maintenant c'est Piksarett qui perd la tête !

Il fallait que tout cela cessât vite ! Car il devenait de plus en plus difficile de retenir le déchaînement des instincts à bout... Puis, elle marqua un temps d'arrêt. Elle venait d'apercevoir la croix bretonne. Encore un détour et elle déboucherait sur le terre-plein. Or, quelque chose l'arrêtait au moment de se remettre en route. Elle ne savait pas exactement quoi. C'était quelque chose qui n'aurait pas dû être !...

Elle songea à la croix bretonne. Par là était venu l'assassin de Marie-la-Douce... Par là aussi venaient les hommes louches des navires. Clouée sur place, elle attendait. Elle attendait de sayoir ce qui retenait son élan et lui interdisait d'avancer plus loin.

Quelque chose qui n'aurait pas dû être !...

Puis dans le calme bucolique de ce sentier longeant d'un côté la falaise, de l'autre les bois embroussaillés, la chose devint claire, évidente...

Les oiseaux chantaient...

Et il lui revenait en mémoire certains récits des coureurs de bois parlant de leurs expériences des Indiens : « Ils peuvent s'avancer en troupe nombreuse sans qu'un craquement de brindilles, un froissement de feuilles ne les trahissent. Seul symptôme qui peut révéler leur approche : les oiseaux se taisent. Un silence soudain dans la forêt doit les mettre en alerte : les Indiens sont proches... »

Or, les oiseaux chantaient.

Donc il n'y avait pas d'Indiens. Aucune troupe ne se dissimulait dans les frondaisons proches.

Il n'y avait pas de Piksarett.

Piksarett ! Les Indiens ! Simplement un prétexte pour l'attirer seule, hors de l'établissement.

Un piège ! Et un piège dans lequel elle était en train de donner tête baissée.

Elle se jeta dans le couvert des arbres. Puis, là, à l'abri, elle essaya de réfléchir.

Point de Piksarett, point d'Indiens. Encore une fable. Mais à leur place sans doute des assassins qui l'attendaient, là-bas, près de la croix bretonne pour la tuer. Ambroisine ne lui avait-elle pas dit l'autre nuit : « Vous allez mourir ! »

En prenant garde de se dissimuler et se glissant d'un tronc à l'autre, elle avança plus loin.

Et elle « les » aperçut à l'orée du bois.

Ils étaient cinq.

Cinq bandits armés de pistolets et de coutelas, mais aussi chacun tenant en main, comme un signe de reconnaissance, l'arme meurtrière, un court bâton noir. Et parmi eux, elle reconnut le Pâle, l'homme dont avait parlé Colin, l'homme au gourdin de plomb, le Démon blanc, le frère maudit de la Démone.

Ainsi, arrivant par le sentier, elle se serait trouvée en face d'eux. Peut-être même ne les aurait-elle aperçus qu'un peu plus tard après s'être avancée tout à fait à découvert.

Alors c'en était fait d'elle.

Si les oiseaux n'avaient pas chanté !...

Certes, elle avait son arme, aurait-elle pu l'armer à temps ?

Maintenant, il lui fallait agir avec la plus grande prudence, essayer de battre en retraite vers le hameau sans attirer leur attention, le sous-bois étant très clairsemé, et, pour parer à toute éventualité, s'armer.

Elle sortit son pistolet afin de le charger. Mais ses doigts cherchèrent en vain à sa ceinture le sac de balles et la petite boîte d'amorces qu'elle y avait vérifié le matin même.

Elle comprit avec horreur qu'Ambroisine, au moment où elle s'était accrochée à elle avec des protestations désespérées, les lui avait subtilisés...

« Elle m'a eue ! pensait Angélique, effarée. Elle m'a eue... jusqu'au trognon !... »

L'expression populaire lui paraissait à peine suffire pour traduire sa stupeur.

Quoique prévenue, quoique sur ses gardes, quoique payée pour savoir qu'ils vivaient dans le voisinage d'une des plus dangereuses créatures qu'eût jamais compté l'espèce humaine et à chaque seconde en danger de perdre leur vie, elle s'était laissé une fois de plus berner complètement.

Oh ! Ambroisine ! Ambroisine la Maudite, jouant de l'impulsivité des humains, des élans de leurs cœurs, pour les envoyer s'empaler d'eux-mêmes sur ses pièges tendus.

Si les oiseaux, par leur chant, ne l'avaient pas arrêtée, elle se serait trouvée en face des bandits, entièrement désarmée.

Mais les démons ne comptent jamais avec les oiseaux.

Elle les vit de loin qui commençaient à s'agiter et à se consulter. Sans doute s'étonnaient-ils de ne pas la voir arriver. L'un d'eux s'avança avec précaution vers le chemin, un autre entra dans le bois sur sa gauche.

Elle se tapit derrière un buisson. Elle n'avait d'autres ressources pour l'instant que se tenir immobile.

À ce moment critique, un coup de canon lointain, suivi de plusieurs autres, retentit vers le sud. C'était peut-être des navires appelant des indigènes à la traite comme cela arrivait souvent.

Mais la canonnade continuant, les hommes à l'affût contre elle parurent s'inquiéter. Ils se réunirent à nouveau et elle les vit, de loin, discuter violemment. Puis, se décidant, ils quittèrent la place et s'éloignèrent rapidement dans la direction d'où venaient ces sourdes détonations.

Elle eut l'impression que le danger immédiat était passé. Par prudence, elle resta immobile encore de longues minutes.

Elle sentait qu'elle pouvait essayer de regagner Tidmagouche, mais ce vacarme lointain, qui apportait comme l'écho d'une bataille, l'intriguait.

Elle se décidait à risquer quelques pas hors de sa cachette, lorsqu'elle crut distinguer, venant du sud, la silhouette d'un Indien qui marchait rapidement, se faufilant entre les arbres et, peu après, Piksarett surgit à quelques pas d'elle. Il l'aperçut.

– Que fais-tu là ! s'exclama-t-il, mécontent. Tu manques de prudence de t'éloigner ainsi des habitations ! Je t'ai avertie que les bois étaient infestés de tes ennemis. Tu veux donc perdre la vie !...

Elle n'avait pas le temps de lui expliquer le guet-apens dans lequel elle était tombée.

– Piksarett, que se passe-t-il par là-bas ?...

Un sourire illumina la physionomie de l'Indien. Il tendit le bras dans la direction d'où venaient les bruits de canonnade et de mousqueterie.

– Il arrive !

– Qui cela ?

– Ton époux ! L'Homme-du-Tonnerre. Ne reconnais-tu pas sa voix ?

Angélique, follement, s'élança.

Piksarett bondit sur ses traces pour la précéder et lui montrer le chemin.

Ils coururent ainsi pendant quelques instants et le bruit de la bataille se rapprochait.

Tout à coup, ils se trouvèrent au bord de la falaise par-delà le cap où s'étaient abrités les deux navires des bandits. La fumée et l'odeur de la poudre montaient jusque sous les arbres et s'exhalaient de la crique, mais le vacarme paraissait se calmer, hors l'éclatement de quelques coups de feu isolés et de la rumeur des voix lançant des ordres ou d'autres « criant mercy ». Les malandrins se rendaient...

Angélique aperçut le Gouldsboro bord à bord avec un des navires – le navire à la flamme orange – qu'il avait harponné. Sur le pont, on liait les poignets des hommes d'équipage. Quatre ou cinq autres voiliers de différents tonnages occupaient la crique, fermant toutes issues, empêchant quiconque de s'échapper.

Avidement, Angélique cherchait des yeux le comte de Peyrac. Elle ne le voyait pas.

Elle l'aperçut enfin, montant en courant la plage, ses pistolets en main, suivi de quelques hommes afin de s'assurer d'un groupe de bandits retranchés derrière une chaloupe renversée.

C'était lui !... Non ce n'était pas lui... Sa haute silhouette se déplaçait si vite, trop vite, parmi les fumerolles et les nappes de fumée stagnante. C'était comme dans un rêve... Une vision... Lui... disparaissant... reparaissant... Lui, toute sa vie !... Toute sa vie en avait été ainsi. Lui ! Passant et repassant dans les brumes du souvenir... dans ses rêves... l'image de l'amour... le paradis... pour elle... Elle le voyait, le reconnaissait... C'était lui. Il remettait ses armes à sa ceinture tandis que le comte d'Urville s'assurait des prisonniers. Il se tournait dans la direction d'Angélique... C'était lui !

Elle se mit à crier, l'appelant de toutes ses forces, sans même savoir si elle prononçait son nom... Paralysée par le paroxysme de sa joie, elle ne pouvait bouger, puis retrouvant la faculté de se mouvoir, volant sans avoir la sensation d'effleurer le sol, elle dévalait la pente qui la menait vers lui, l'appelant toujours dans la crainte affreuse qu'il s'effaçât de nouveau de sa vue, qu'il ne disparût encore, la laissant seule sur la terre...