Toute la verve de Villedavray, avec son courage tellement à la française de petit marquis en dentelles, n'arriverait plus à la défendre de l'emprise démoniaque qui se resserrait.

Un démon succube, au ravissant visage, passant et repassant dans les tourbillons du vent. Un cachemar ! Un symbole ! L'ennemi éternel rôdant à son chevet, cherchant à forcer sa porte, la porte de la forteresse de son cœur, où elle gardait son amour... Déjà une fois, les légions maudites avaient tout ravagé.

Elle grelottait de fièvre. Son esprit vacillait. Elle avait dit à Colin : « Ne crains rien, je ne deviendrai pas folle ! »

Et voici que la Démone l'amenait aux frontières du péril. Et dans un sursaut : « Non, je ne te donnerai pas cela, vile créature, esprit démoniaque, esprit impur ! » De tenir serrée entre ses doigts la feuille froissée couverte de signes cabalistiques ne la soulageait pas. Trop profonde avait été la peur ; elle rejoignait celle qui l'avait hantée de si longues années et que réveillait l'évocation curieuse de noms anciens, tellement inattendus en ce lieu, au point qu'elle croyait avoir rêvé les entendre tomber des lèvres d'Ambroisine : Desgrez le policier, l'hôtel de Beautreillis, la marquise du Plessis-Bellière... la belle marquise si mystérieusement disparue – elle – , échouée aujourd'hui dans une masure d'Amérique, jouant une fois de plus son destin, comme si la vie jamais ne finirait d'aiguiser sa plume pour y inscrire en face d'elle, en termes chaque fois plus exigeants, un éternel défi.

Tout réuni en un seul point. Cela faisait comme ces boules d'épineux que la tempête transporte sur les plages, cela se ramassait, roulait vers elle pour l'écraser. Il y avait comme une avalanche de visages qui dégringolaient alentour : le Pâle, le Borgne, le Morne, l'Invisible, quatre-vingts légions !...

Chapitre 21

– Madame de Peyrac ! Madame de Peyrac !...

On tambourinait à la porte et des voix de femmes l'appelaient. Elle émergea avec peine d'une torpeur douloureuse et alla en titubant ôter la barre qu'elle avait placée sur la porte après le départ d'Ambroisine.

Le soleil était déjà haut levé et il faisait très chaud. Il parut tout d'abord à ses yeux brouillés qu'il y avait, plantés sur son seuil, deux troncs d'arbres assez élevés, encadrant un minuscule coquelicot, puis la vision troublée se précisant lui découvrit peu à peu la grande Marcelline et sa fille Yolande tenant par la main, entre elles, le chérubin au bonnet rouge.

– C'est nous que voilà, dit joyeusement Marcelline. On se faisait du souci pour vous. Alors nous deux, Yolande, on s'est dit, on va aller faire un tour sur la côte est.

Elle entra, et après avoir refermé la porte.

– À vrai dire, j'ai reçu un mot de votre amie de Gouldsboro, Mme Berne. Elle me mandait de veiller sur vous, que des appréhensions la tourmentaient à votre sujet, qu'elle était certaine que vous étiez en danger... Si j'en juge à votre mine, madame la comtesse, il semble qu'elle ne s'est pas tellement trompée.

– Je suis malade, murmura Angélique.

– C'est ce que je vois, pauvrette. Mais ne craignez plus. Maintenant je suis là et remettez-vous au lit et je vais bien vous soigner !...

Chère Abigaël ! Angélique sentait son affection à travers la présence de Marcelline qui se mettait à éplucher des légumes pour lui faire du bouillon.

– Vous avez pris froid. C'est toujours comme ça sur la côte. C'est pourri ! Le jour on brûle, la nuit le brouillard glacé vous pénètre. Tout le monde tousse et graille...

Le marquis, averti par la rumeur publique, arriva et leva les bras au ciel en apercevant Yolande et Chérubin.

– Malheureuse, s'écria-t-il s'adressant à Marcelline, comment oses-tu amener cet enfant si sensible et cette pure jeune fille dans une pareille saturnale ! J'ose à peine le dire, mais nous sommes littéralement en but à l'assaut des démons.

– Y a pas de démons qui tiennent, riposta Marcelline en calant son Chérubin sur ses genoux, je ne pouvais le laisser derrière, il aurait fait trop de sottises. En fait de démons, il peut d'ailleurs prendre sa place dans la ronde, ce petit-là. Quant à Yolande, elle est capable d'assommer Satan lui-même d'un coup de poing. Pas vrai, Yolande ? Ne vous en faites pas pour nous, gouverneur ! Par contre, vous n'auriez pas dû abandonner ainsi, sans soins, Mme de Peyrac, malade comme elle est, ce n'est pas bien de votre part...

– Mais je lui ai proposé de la soigner, elle n'a jamais voulu..., gémit Villedavray. Les grandes dames manquent de simplicité.

Le vent tournait. Par sa seule présence, la grande Marcelline au verbe haut, et qui ne laisserait pas aisément Ambroisine venir distiller son venin, repoussait le cercle de ténèbres.

Cela se précisa plus encore lorsque au soir un navire étranger entra dans le port et qu'on vit le capitaine harponneur basque, Hernani d'Astiguarza, monter la grève suivi d'une partie de son équipage. Un baleineau s'était entortillé dans quarante toises de filet et depuis la veille les Bretons essayaient de dégager celui-ci. Les hommes étaient très excités par ce contretemps. Ils prirent d'assaut les Basques venus récupérer leur prise, les insultant, les couvrant d'horions et même leur jetant des pierres. La réaction fut vive.

Hernani n'était pas homme à se laisser faire.

– Arrière, Malouins, cria-t-il en brandissant son terrible harpon, ou bien votre grave puante va devenir la grave sanglante. Ma parole, votre saumure vous monte à la tête !

*****

– Ils sont fous, lui dit Angélique un peu plus tard lorsque après s'être fait reconnaître de lui elle l'invita à se rafraîchir chez elle.

Elle n'avait plus le tonnelet d'armagnac qu'il lui avait offert, mais ils en parlèrent, et de Monégan et de la nuit de la Saint-Jean.

Bien dorlotée par Marcelline, elle allait déjà mieux.

La venue du grand capitaine basque qui lui avait été si amical lui paraissait de bon augure.

Il l'examinait avec attention de ses yeux de braise, et notait sans doute la tension qui subsistait sur ses traits pâlis.

– Oui, le vent d'automne est satanique sur ces rivages, convint-il. Ne vous laissez pas atteindre, madame. Souvenez-vous que vous avez sauté dans le feu de la Saint-Jean. J'y avais jeté une pincée d'armoise qui chasse les mauvais esprits. Celui qui traverse le feu, le Diable ne peut rien contre lui pour l'année.

Alors elle lui conta brièvement l'impasse dans laquelle elle se trouvait. Il comprit sans peine. Il était intuitif et une affaire de diables, c'est une affaire de Basques. Ça remonte à très loin dans les traditions de ce peuple aux origines inconnues.

– Rassurez-vous, dit-il, je ne vous abandonnerai pas. J'ai gardé de vous un souvenir trop vif. Une fois encore, il faut que je vous aide à traverser le feu, je le ferai. Je vais rester dans les parages jusqu'à ce que M. de Peyrac de Morens d'Irristru revienne. L'occasion pour moi de saluer un frère de mon pays illustre et de lui prêter main-forte au besoin.

Marcelline et sa jovialité audacieuse, Hernani et ses hommes, tenant la dragée haute aux Bretons et surveillant du coin de l'œil les comparses d'Ambroisine, qui, armés de mousquets, s'étaient de plus en plus implantés dans la place, c'était déjà un renfort non seulement moral mais aussi matériel. Comme une certitude que Joffrey était proche, qu'il arrivait. Cantor avait dû le trouver, lui dire de se hâter.

Et voici que c'était le dixième jour.

Angélique se hâtait sur le chemin de la croix bretonne, afin de retenir Piksarett qu'on annonçait avançant avec sa troupe d'Indiens dans le dessein de scalper tout le monde à Tidmagouche.

Or, ce n'était pas le moment de déclencher un carnage.

Au matin, un homme était arrivé au poste criant que les Indiens arrivaient. Ils avaient déjà blessé un de ses compagnons d'une flèche. Le grand Narrangasett les menait. On fit quérir Angélique, qui grâce aux soins de Marcelline, et après une nuit paisible, était sur pied.

Les gens se rassemblaient et s'armaient. On recommandait aux femmes et aux quelques enfants de se mettre au centre du hameau. Nicolas Parys faisait pointer ses couleuvrines.

– Voici des années que les naturels du pays ne se sont pas montrés hostiles, expliqua-t-il s'adressant à Angélique qui arrivait, ils sont indolents, peu pressés de se mettre en guerre. Mais aussi, excités par l'eau-de-feu, ils peuvent suivre un grand chef de renom, comme le sagamore qui vous accompagne, madame. Que leur a-t-il conté ? C'est son affaire. Mais nous voici dans l'ennui. Il paraît qu'ils sont nombreux et très décidés à venir lever les chevelures des Blancs de Tidmagouche. Nous allons être obligés de tirer dedans et cela va faire du vilain. Il faudrait les calmer et surtout que vous raisonniez ce chef des Patsuikett. Parce qu'il est le plus grand guerrier de l'Acadie, il se croit tout permis.

– Par où arrivent-ils ?

– Par le promontoire de la croix bretonne. On les a aperçus se déployant à la lisière du bois et sans doute vont-ils essayer d'encercler à demi l'établissement avant de fondre sur nous.

– Je vais au-devant d'eux, dit-elle.

Villedavray voulut l'accompagner, mais elle le récusa ainsi qu'Hernani et Barssempuy qui se proposaient également. La vue d'un homme armé quel qu'il fût indisposerait peut-être le sauvage. Il n'aimerait pas céder au gouverneur, ni à un Basque ni à un quelconque lieutenant de pirates, toute personne qui n'avait rien à faire avec les Enfants de l'Aurore. Angélique, sa captive, trouverait peut-être mieux les arguments pour le convaincre.

– Ce n'est rien, affirma-t-elle. Tout va s'arranger promptement.

Au moment où elle allait les quitter et s'engager, Ambroisine poussa une exclamation et s'élança vers elle.