Il tendit deux mains jointes, tremblantes.
– Si vraiment vous êtes plus forte qu'elle, noble dame, secourez-moi !...
Piksarett, malgré l'accent rugueux du Breton, semblait avoir suivi l'essentiel de son récit.
– Que peut-on faire ? demanda Angélique s'adressant à lui.
– Je vais le conduire à Uniacké, répondit le sauvage, il est retranché dans une bonne place et maintenant nous sommes en force. Des Mic-Macs, ses parents, sont montés du grand village de Truro. Il ferait beau voir que les Malécites fassent les mécontents. Aussi bien, ils sont saouls et ne savent plus ce qu'ils racontent, ni ce qu'ils veulent, un jour ils écoutent les hommes des deux navires qui sont à l'ancre derrière le cap, et qui viennent leur porter de l'eau-de-feu, un jour ils écoutent Uniacké qui est un grand chef et qui leur dit que les oies sauvages déserteront les étangs d'un peuple qui perd l'esprit juste à l'automne, quand elles se préparent à les visiter.
« Eux aussi se joindront à nous quand sera venu le jour de la vengeance, et ce jour est proche où les enfants de l'Aurore vont sortir des bois pour lever les chevelures de tes ennemis et de ceux qui ont tué nos frères.
Chapitre 19
Pour s'éloigner et gagner le refuge des bois, il fallait profiter de l'obscurité qui régnait encore. Piksarett avait son arc et ses flèches. Sous la protection de l'Indien, le jeune homme pourrait parvenir sain et sauf au campement des Mic-Macs. Les deux silhouettes se glissèrent au-dehors et se fondirent aussitôt dans l'obscurité.
Angélique grelottait de malaise. La fièvre la tenait bien. Elle toussa et, tentée de se pelotonner à nouveau sous les peu confortables couvertures, elle s'admonesta. Elle devait profiter de ce qu'elle était debout pour s'administrer quelques soins. Se préparer une boisson, poser un pansement sur son pied qui s'envenimait de nouveau, sinon elle perdrait toutes forces et l'on pourrait venir l'étrangler sur sa couche comme les reines maudites de jadis, sans qu'elle puisse seulement presser la gâchette de son arme.
Elle jeta une bourrée de genêts sur les braises encore ardentes et boitilla à travers la pièce pour aller prendre dans le cuveau de l'eau dont elle remplit une petite marmite qu'elle pendit à la crémaillère. Elle déchira un peu de charpie, prépara un baume, choisit des simples à infuser, et s'assit sur la pierre de l'âtre, attendant que l'eau commençât de bouillir.
Ses efforts l'avaient épuisée, elle était trempée de sueur. Elle se drapa dans une couverture, la resserrant autour de ses épaules à la façon indienne. Elle appuya son front à la pierre, regardant danser la flamme, se laissant aller à un état de demi-songe où voguaient ses pensées, lucides, vives, mais sans aucun pouvoir sur ses actes, indolores, aurait-elle pu dire.
Et celle qui entra, profitant de la porte entrebâillée qu'Angélique n'avait pas songé à verrouiller, ni même à clore, après le départ de Piksarett, elle la sentit moins comme une présence humaine que comme un esprit qui se glissait vers elle, un fantôme qui aurait pu aussi bien traverser les murs et perdait son pouvoir effrayant de n'être plus charnel.
Elle songea incidemment que Piksarett n'était plus là pour la défendre, qu'il lui faudrait peut-être appeler, s'armer. Mais son instinct lui confirmait que le danger ne s'adressait pas – pas encore – à sa vie. Et elle ne bougea pas. L'esprit la visitait. C'était un jeu, des coups seraient échangés. Un peu de sang coulerait, une griffure. Ce n'était rien ! L'autre se retirerait en léchant ses plaies. Il fallait tenir. Demain, après-demain, Joffrey serait là...
– J'ai vu de la lumière chez vous..., dit Ambroisine. Vous ne dormez donc pas ?... Vous ne dormez « donc » plus ?
Elle voulait prendre sa revanche. Elle s'appuyait à l'auvent de la cheminée rustique et la lueur de la flamme modelant ses traits de bas en haut leur donnait ce relief qu'on prête volontiers aux représentations de Méphisto, lorsqu'il surgit aux yeux de Faust du brasier de l'Enfer ; soulignées de noir ses prunelles allongées avaient un éclat d'or liquide, la courbe de ses sourcils paraissait démesurée, l'ossature accusée effaçait la grâce habituelle de la physionomie et la transformait en un masque fait d'ombres et de méplats d'une chair translucide comme l'albâtre.
Ce n'était ni beau ni laid. C'était étrange. Et l'on eût dit une statue, aux orbites ouvertes par lesquelles des yeux humains auraient regardé.
Angélique songea qu'assise sur la pierre de l'âtre elle bénéficiait d'un autre éclairage et avait l'avantage. Mais cette satisfaction relative resta fugitive. Elle fut saisie d'une quinte de toux, et dut chercher son mouchoir.
– Vous êtes malade, constata Ambroisine avec une intense jubilation. Voyez quel est mon pouvoir. En quelques jours vous avez perdu votre triomphante santé.
– Tout le monde peut s'enrhumer, dit Angélique, ce sont des choses qui arrivent continuellement aux humains sans qu'on ait besoin de convoquer l'arrière-ban des Enfers pour cela.
– Vous plaisantez encore, fit Ambroisine en grinçant des dents, vous êtes incorrigible ! Vous ne comprenez donc pas que vous allez mourir... Vous devriez déjà être morte cent fois... Si vous ne l'êtes pas encore, c'est parce que je n'ai pas voulu vraiment... Mais le jour où je signerai le décret...
– Non, ce n'est pas pour cela. C'est parce que moi, j'ai la « baraka ».
– La baraka ?
– C'est un sort. Les Arabes disaient que j'avais la « baraka ». Mektoub : c'est ainsi. Cela veut dire que je ne peux mourir de la mort voulue par mes ennemis.
– Sottises !
Mais l'explication d'Angélique avait éveillé en la duchesse une inquiétude. Elle se mit à marcher de long en large, drapée dans son grand manteau noir. Elle redevenait belle avec ses cheveux sur ses épaules, son visage parfait, hardi et animé, ses lèvres rouges laissant briller l'éclat des dents à demi révélées.
– Dites-moi, interrogea brusquement Angélique, profitant du trouble qu'elle devinait. Qu'est donc pour vous le père d'Orgeval ?
– Je l'ai toujours connu, répondit Ambroisine. Nous étions trois enfants qui couraient dans la campagne, là-bas, en Dauphiné. Il n'y a jamais eu d'enfants aussi forts que nous. Nous étions habités par le feu, par mille esprits ardents. Nos châteaux étaient proches, c'étaient des demeures sombres et hantées et ceux qui les habitaient étaient plus bizarres et imprévisibles que les fantômes. Il y avait son père à lui, farouche et terrifiant, qui l'emmenait massacrer les protestants ; il y avait ma mère, la Magicienne, qui connaissait l'art du poison, et mon père, le prêtre, qui convoquait le diable ; il y avait ma nourrice, la mère de Zalil, qui était sorcière et lui apprenait à clouer les chauves-souris aux barrières des champs et à déposer les crapauds morts au seuil des portes. Mais lui était plus fort que tous avec son œil bleu magique. Pourquoi nous a-t-il trahis ? Pourquoi a-t-il rejoint cette armée d'hommes noirs avec leurs croix sur le cœur. Il a voulu se mettre du côté du bien. Il est fou. Mais on ne peut effacer ce qui a été. Il me connaît, il sait ce qu'il faut obtenir de moi et parfois cela me complaît de le servir comme autrefois. À la limite de l'Enfer, nous devenons complices... Comprenez-vous ?... Le jour, par exemple, où vous serez vaincue... Alors je l'aurai rejoint... Et peut-être qu'il se souviendra de moi. Son mépris, son absence, sa supériorité, c'est comme un fer rouge. Un jour, je demanderai à Zalil de le tuer.
– Qui est Zalil ?...
Ambroisine ne répondit pas. Elle eut deux ou trois frissons convulsifs et elle ferma les yeux comme revoyant les jours passés.
Les choses se reliaient. Zalil, ce devait être l'homme pâle, le frère dont avait parlé Pétronille Damourt. « Il y avait ma nourrice, la mère de Zalil !... » une alliance infernale, mais qui s'atténuait de rejoindre des formes terrestres : une noble dame, engageant sa fortune, pour réaliser à la fois conquêtes et bonnes œuvres, au nom de Dieu et du roi, son amant, pirate, l'assistant dans cette œuvre. Un complot terrestre. Des trois enfants « traversés » par le feu, chacun avait suivi sa voie. L'un était devenu jésuite, l'autre la noble duchesse de Maudribourg à l'intelligence étincelante, le troisième l'homme-au-gourdin-de-plomb. Seules les passions fanatiques qui n'avaient cessé de les habiter les liaient encore à travers leurs destins disparates.
– Vous voyez, dit Ambroisine en rouvrant les yeux avec un sourire, je vous dis tout et vous commencez par tout savoir. C'est pourquoi il faut que vous mourriez maintenant. J'ai longtemps hésité ! Je laissais le sort décider. Cela m'amusait de voir comment vous resurgissiez des dangers. La baraka ?... Non, je n'y crois pas. C'est ma non-décision qui vous protégeait. Maintenant ma mission n'a que trop duré. Il faut en finir. Vous mourrez demain.
Elle parlait d'une voix monocorde et affectée. Ce désaccord entre le ton mondain et le contenu de ces paroles traduisait le désordre de sa pensée. Angélique répondit sur le même ton.
– Je vous remercie de m'avertir. Je m'évertuerai de prendre des dispositions nécessaires, en accord avec vos projets.
Ambroisine le regarda farouchement.
– Vous vous amusez donc toujours ?
– Oh ! Non, pas toujours, tant s'en faut...
– Vous avez vraiment mauvaise mine, reprit la duchesse de Maudribourg, que l'évident malaise d'Angélique parut rasséréner. Vous n'êtes pas si forte que vous voulez vous en donner l'air, mais j'aime que vous vous battiez bien. Vous avez la vitalité d'un goéland. Savez-vous qui m'a fait ce compliment à votre propos un jour ? Un nommé Desgrez. Un homme fort curieux et trop curieux... Un policier pour tout dire. J'avoue qu'en grande partie j'ai voulu quitter le royaume pour n'avoir pas à le rencontrer souvent. Il s'intéressait un peu trop à mon amie Mme de Brinvilliers, votre voisine à Paris. Vous ne vous souvenez pas ! Mais elle se souvenait de vous, des fêtes que vous donniez dans votre hôtel de Beautreillis. Ce François Desgrez, quel monstre !
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