– Pourquoi a-t-elle voulu sauver l'enfant de Jeanne Michaud ?

– Comédie encore, qui accréditait son personnage de grandeur morale, personnalité faite de vertus, de dévouement, d'abnégation. Elle doit composer en elle-même sa future « vie de sainte Ambroisine » selon le style de lectures dont elle s'est abreuvée dans les couvents. La scène de son arrivée de naufragée, n'était-elle pas émouvante ?

– Oh ! Combien !

Mais si habile, si rouée, si retorse fût-elle, n'avait-elle pas sacrifié parfois la prudence à sa féminité ? Elle rejoignait ses complices et enfilait ses bas rouges, quitte à éveiller la surprise, puis les doutes, les soupçons, même d'une fille naïve comme Marie-la-Douce, qui en tant que chambrière savait exactement ce que sa maîtresse avait emporté de France sur La Licorne. Une autre fois, c'était le manteau doublé d'écarlate qu'elle ramenait d'une promenade en mer et Angélique s'étonnait, et son parfum... Mais oui, son parfum ! Est-ce que l'on sort d'un naufrage avec une chevelure brillante et parfumée ?...

« Et moi, une femme, je me suis laissé prendre à cela ! » songea Angélique.

En effet, elle aurait dû avoir les cheveux trempés, poissés d'eau de mer. Or, ce qui avait frappé Angélique au premier abord, ç'avait été le parfum et la beauté de cette sombre chevelure, comme un pelage soyeux épandu. Elle les soignait avec une sorte d'idolâtrie. Elle n'aurait pu se résoudre à les négliger, à se passer de son parfum ne serait-ce que quelques jours. Étourderie féminine aussi quand elle avait dit à Angélique : « Mon parfum... Vous aimez ? Je vous en donnerai. » Et Angélique : « Mais je croyais que vous aviez perdu le flacon dans le naufrage. »

Et si Mme Carrère s'était montrée soucieuse à propos des vêtements de la duchesse, répétant à plusieurs reprises : « ces taches, ces déchirures, il y a quelque chose de suspect »..., n'était-ce pas parce qu'en ménagère attentive et expérimentée il lui avait semblé que ces taches, ces accrocs avaient été faits exprès. Maquiller des vêtements de belle qualité en hardes de noyée qui ont souffert des injures de la mer, des rochers, du sable et des goémons, n'est pas un art facile et donné à tout le monde et, de plus, Ambroisine, qui paraissait aimer particulièrement cette toilette brillante, n'avait pas dû se résoudre de bon cœur à l'endommager volontairement. Détails infimes, erreurs légères dans l'ensemble du tableau si magistralement composé, mais qui, éveillant obscurément l'étonnement des victimes, leur permettaient peu à peu d'éclairer le piège, d'en démonter les rouages.

– Et lui, le chef de la bande aux gourdins de plomb, l'homme pâle, qui est-il ? Pétronille m'a dit : « son frère ».

– Job Simon m'a dit : « son amant, son amant en titre ». Bon ! disons : son frère et son amant. L'inceste n'est pas pour l'effrayer.

« Oui, je vois cela : un fils de prêtre maudit ou alors de la grande dame sorcière qui l'engendra une nuit de sabbat avec Satan. Savez-vous, on dit que la semence satanique est glaciale. Cela doit être très désagréable ! Qu'en pensez-vous ?... Pourquoi riez-vous, chère Angélique ?

– Vous avez de curieuses questions, répondit-elle en s'esclaffant.

*****

Les heures du crépuscule étaient venues, d'une sombre pulpe orangée, l'odeur de la morue se faisait plus entêtante, l'angoisse et l'attente plus dramatiques. Mais une faille commençait à se faire jour dans le comportement d'Ambroisine.

En passant, elle avait entendu rire Angélique, et cette sorte de détachement et quiétude, affichés par celle-ci et le marquis de Villedavray, éveillait ses doutes et ses craintes. Elle ne pouvait en deviner les causes et l'on sentait que le soupçon d'avoir affaire à une espèce d'êtres inconnus et plus forts qu'elle-même l'effleurait parfois. L'esprit est prompt mais la chair est faible. Le corps de la Démone fléchissait lui aussi, atteint par la tension de ces heures interminables. Le masque soigneusement entretenu craquait, jusqu'à marquer son ravissant visage des stigmates de l'âge, comme si, sous l'accumulation de la vilenie, de mensonges et de crimes, un abcès mûr commençait d'éclater et de laisser suinter, goutte à goutte au grand jour, l'expression la plus terrifiante des folies.

Mais Angélique toussait maintenant, elle sentait la fièvre la brûler, un cerne soulignait ses yeux agrandis. Encore une nuit à passer.

– Vous n'êtes pas bien, lui dit Villedavray au moment de la quitter. Laissez-moi vous aider à vous dégrafer et à vous mettre au lit.

Angélique le récusa, le remerciant mille fois, ce n'était rien. Seulement un peu de toux qui l'avait saisie. Elle allait dormir et demain se sentirait mieux.

– Vous avez tort de ne pas accepter mon assistance, dit Villedavray, chagrin. Pour mes amis souffrants, je suis une véritable sœur de charité. Vous êtes trop indépendante, Angélique, trop sûre de vous, pour une femme... Enfin !... Au moins faites-vous chauffer un galet pour les pieds.

Lorsqu'il l'eut quittée ce soir-là, elle dut convenir à part elle qu'il avait raison. Elle était brisée et eut toutes les peines du monde à se préparer pour la nuit. Elle n'eut même pas la force de se faire chauffer une pierre dans l'âtre, comme il le lui avait recommandé. Les pieds glacés, le visage brûlant, elle essaya de trouver le sommeil. La couche était dure, la couverture pesante. Elle étouffait. Éveillée après un sommeil agité dont elle ne put estimer s'il avait été long ou bref, elle se leva pour aller débarricader la fenêtre, Piksarett veillait au-dehors et à tour de rôle les hommes du gouverneur ainsi que Barssempuy, Defour... Elle n'avait rien à craindre, mais il semblait qu'aucune garde, ni murs ne pouvaient la défendre réellement de ce qui la menaçait...

Elle voulait laisser la chandelle allumée, mais le vent l'éteignit. Elle ne retrouva pas le sommeil, et maintenant elle avait froid.

Dans l'encadrement de la fenêtre, la nuit se diluait en lueur grise, encore opaque, à peine contrastée avec le noir ténébreux d'un feuillage contre le toit, mais grisaille suffisante pour qu'elle devinât l'ombre humaine qui vivement y passa, masquant un court instant le rectangle de la fenêtre. Aussitôt, elle sut que quelqu'un venait d'entrer chez elle et se tenait contre le mur à droite.

La main sur la crosse de son pistolet, elle resta aux aguets cherchant à surprendre le bruit d'une respiration. Rien. Mais un tintement de coquillages puis une odeur familière. Piksarett ! l'Indien !...

Alors elle renonça à battre le briquet. S'il avait décidé de veiller sur elle dans sa propre demeure, c'est qu'il avait ses raisons ! Fait surprenant, elle s'endormit presque aussitôt d'un sommeil enfin détendu.

Elle fut éveillée par un bruit de lutte.

On aurait dit d'une bête sautant lourdement sur le plancher. L'aube était encore loin.

Cette fois Angélique donna de la lumière. Elle distingua Piksarett maîtrisant quelqu'un à terre.

– Il s'est introduit dans ta maison.

– Qui est-ce ?

La flamme révéla le visage hâve et effrayé d'un jeune matelot, un Breton semblait-il et qui devait appartenir à l'équipage du morutier.

– Que fais-tu chez moi ?

Les lèvres du garçon frémissaient et il n'arrivait pas à articuler un mot. Savait-il seulement autre chose que son patois gaélique ?

– Que me voulais-tu ?

Il réussit enfin à articuler.

– Vous demander secours..., madame.

– Pourquoi ?

– « Ils » me suivent, dit le jeune homme que Piksarett maintenait agenouillé devant Angélique. Depuis quatre jours, j'essaie de leur échapper dans la forêt, mais « ils » ne lâchent pas ma trace. C'est le Pâle qui est le plus mauvais, le plus habile. Je ne sais pas qui « ils » sont mais je sais qu'ils veulent me tuer.

– Pourquoi voudraient-ils te tuer ?

– Parce que j'ai vu qui a poussé la jeune fille du haut de la falaise l'autre jour. Mais lui m'a vu aussi... depuis j'essaie de leur échapper...

Elle se souvint que le capitaine breton s'était plaint que ses matelots commençaient à déserter, qu'un de ses jeunes avait disparu...

– Tu appartiens aux hommes du morutier, n'est-ce pas ?...

– Oui... Je m'occupe du séchage. Faut courir toute la journée tout au long de la « grave ». Je suis moins surveillé. Il faisait chaud. J'ai voulu aller cueillir des framboises. Je connaissais un bon coin du côté de la croix bretonne. Il y avait un navire qui était venu faire l'eau. Le travail se relâchait. J'en ai profité. Je suis monté là-haut. Et... je l'ai vu...

– Qui était-ce ?...

Le malheureux garçon regarda autour de lui avec effroi et chuchota.

– L'homme à lunettes, celui qui gratte de la plume pour la duchesse.

– Armand Dacaux ?...

Il hocha la tête affirmativement.

Il raconta. Il avait vu la jeune fille arriver et le secrétaire lui parler, lui désigner deux paniers qui se trouvaient près du calvaire. Elle s'était dirigée dans cette direction pour les prendre, alors, sur la pointe des pieds, le secrétaire s'était élancé derrière elle et comme elle n'était qu'à une faible distance du rebord il l'avait poussée avec violence.

« Moi, je n'avais pas songé à me cacher. En se retournant, il m'a vu... Alors je me suis enfoncé dans les bois... Je voulais essayer de regagner la grave, de parler à mon capitaine. Et puis j'ai pensé que cela n'arrangerait rien. Il est fou de cette duchesse. Il a perdu la tête, Marieun Aldouch. Et pourtant c'est un dur. Mais, elle... je pensais essayer de gagner une autre plage vers le nord, m'embarquer avec des Malouins qui retourneraient au pays, la saison terminée. Je connais le coin, je sais m'y diriger. J'y viens chaque année depuis que j'ai eu l'âge d'être mousse. Mais j'ai vite compris que j'avais des hommes sur mes pas. Je me suis terré, caché comme j'ai pu, mais leur échapper, impossible ! Alors j'ai pensé à venir vous demander secours, à vous, madame, parce que j'ai compris que vous ne faites pas partie de cette troupe de malandrins. Une nuit, j'étais dans un arbre et ils ne le savaient pas, je les ai entendus parler près du feu, ils parlaient de la duchesse qui est leur chef, ils l'appellent Belialith, ils parlaient aussi de vous, et de M. de Peyrac, votre époux. Ils disaient qu'il fallait qu'elle se décide à vous tuer avant qu'il revienne, parce qu'elle est très forte, mais vous, vous étiez peut-être encore plus forte. C'est cela qui m'a donné l'idée d'essayer de rentrer dans le hameau en profitant de la nuit pour venir vous demander aide et assistance.