« Alors qui sont ces quidams de mauvaises façons qui viennent faire leurs feux chez vous sans s'annoncer ? » ai-je demandé. Il a paru assez ennuyé. « Ils viennent, je crois, de deux navires qui mouillent au sud, de l'autre côté du cap... »
– J'ai compris. Notre duchesse fait entrer ses complices dans la place.
Il cligna de l'œil.
– Les quatre-vingts légions, chuchota-t-il. (Puis se ressaisissant.) Tant pis, nous lutterons. Notre salut réside désormais dans notre sang-froid, notre vigilance, et l'intervention rapide de M. de Peyrac. Il nous faut durer jusque-là. N'empêche, quand nous serons sortis de ce guêpier, je me plaindrai à Québec et même j'irai plus haut : j'écrirai à Paris. C'est leur manie, là-bas, de prendre les colonies pour un dépotoir, d'y expédier les indésirables, les fous et les folles trop haut placés pour qu'on les enchaîne à Bicêtre, comme le « pauvre Jacques6 ». Vous croyez, ma chère, que c'est une malchance que de s'en aller jusqu'au bout du monde pour y rencontrer, batifolant en liberté, une duchesse possédée du diable, mais vous vous trompez ! C'est une fatalité calculée et soigneusement entretenue par nos fonctionnaires royaux. Le bout du monde, c'est là qu'on les rencontre, ces femmes folles dont même les couvents ne veulent plus, ni la Cour, ni les exorciseurs, ni personne dans un état décent. Tant pis pour ceux qui en héritent aux antipodes. Ils n'avaient qu'à rester chez eux. Quand je pense à tous les ennuis que je dois à cette Messaline. Mon Asmodée au fond de l'eau, les réjouissances de mon anniversaire interrompues alors que la fête battait son plein, et vous n'avez même pas vu Marcelline ouvrir des clams. C'est navrant ! En somme c'est une saison ratée. Et par la faute de qui ? De fonctionnaires plus aveugles que des taupes, qui, là-bas, à Paris, leur plume d'oie sur l'oreille, décrètent du peuplement des colonies. Mais, ça ne se passera pas comme ça ! Je vais écrire à M. Colbert lui-même. Je le connais ; vous aussi, je crois. C'est un homme très assidu, très capable, mais il est trop occupé et puis, que voulez-vous, tous ces grands bourgeois que le roi favorise, il y a des nuances qui leur échappent. Ils besognent comme des rats, s'imaginent qu'on fait tourner le monde avec un « rôle » bien dressé sur le papier, qu'il suffit d'aligner des écus pour que l'être humain tienne en équilibre... Enfin, que voulez-vous, le monde change. Nous n'y pouvons rien !...
– Ne parlez pas si fort. Elle va nous entendre.
– Non ! Elle est en état de catalepsie, complètement inconsciente. Une façon lâche de fuir la fatigue, de vivre et de faire face aux conséquences de ses actes.
Il prit sa tabatière dans une des poches de ses basques et prisa. Ses éternuements bruyants n'ébranlèrent pas le sommeil de pierre d'Ambroisine.
– Folie, possession, incarnation diabolique !...
Il ne se prononçait pas.
– Ce soir, il semble qu'elle a joué les aveux, la défaite, la peur que vous lui inspirez pour vous attendrir, mais ne vous y laissez pas prendre. Avec ces êtres-là, rien n'est dit, jamais.
Puis, à haute voix et sur un autre ton :
– Ne restez donc pas plantée là comme un cierge, Angélique. Il fait frais ce soir. Venez vous asseoir près du feu et racontez-moi exactement ce que vous avez bien pu trafiquer avec M. Colbert dans le temps ! Après tout, nous sommes des alliés, non !
La duchesse de Maudribourg, émergeant peu à peu de l'espèce de sommeil léthargique qui l'avait terrassée, les trouva devisant paisiblement devant l'âtre des cours du cacao sur le marché mondial.
– Désirez-vous que je vous raccompagne chez vous, chère amie ? s'empressa le galant marquis, la voyant se lever.
Mais Ambroisine, lui jetant un regard noir, se dirigea vers la porte, et sortit.
Chapitre 17
Démonologie, possession, folie !...
Hantée par ces mots, elle s'éveillait de son sommeil fiévreux et pendant quelques instants tout semblait calme.
Une nuit, sur le golfe, des hommes endormis qui ronflaient, un Indien accroupi près des braises, rongeant à petits coups de ses dents de belette une poire de graisse d'orignal, la lune voguant derrière le brouillard translucide.
Ses craintes, ses soupçons, tout semblait fou. Péniblement, il lui fallait se rappeler qu'en quelques jours deux femmes étaient mortes et que pesaient sur eux des menaces latentes, nées des fantasmes homicides d'un être en folie.
Du fond de la nuit, quelque chose grinçait, rythmé et taraudant. Les tambours des Indiens et leurs flûtes stridentes. « Ils commencent à se saouler », avait dit Villedavray. Dans les forêts qui les cernaient allaient se déchaîner des peuples en délire, abîmés dans la magie de l'alcool, l'eau-de-feu, la limpide, la brûlante, la corrosive source des songes qui reliait aux dieux invisibles.
Par-derrière eux : ces bois dangereux, par-devant : la mer saumâtre à l'horizon clos de brouillards, d'où il semblait qu'aucun recours ne pourrait jamais surgir.
Pourtant elle leur avait amené, la mer, l'arche de Noé d'Aristide. Il semblait que les démons trompés, laissant passer ces grimaçants spécimens d'humanité, avaient pris pour les leurs ces êtres de nulle part, voguant à la crête des vagues sous le signe de la Quincaille et du Rhum frelaté, le Négrillon, l'Ours, la Prostituée, le Colporteur, le Vaurien...
Masques de farce antiques, ils étaient venus s'immiscer dans cette tragédie trop bien réglée, sans qu'on pût savoir de quelles coulisses ils sortaient et c'était peut-être le signe que la Démone commençait à faiblir devant la faconde des humains et leur incroyable désordre à, vivre, brouillant tout à coup, sans scrupule, les cartes du jeu si savamment distribuées. Cantor s'était échappé, Cantor trouverait son père, comme il l'avait trouvé jadis...
Les cris d'Ambroisine, au cours de sa crise feinte ou réelle, avaient trahi une inquiétude, un égarement. Certaines images perdaient leur force contondante, se dégonflaient comme baudruche sous le coup d'épingle d'une naïve réalité terrestre. Angélique se débattant dans un demi-rêve voyait un œil de saphir s'implanter dans le front d'Ambroisine, chevauchant l'animal mythique, la Licorne blanche et cruelle qui vit au fond des forêts.
Chapitre 18
La licorne à la pointe torsadée essayait de pénétrer dans la maison. Elle se heurtait au chambranle et les rayons du soleil faisaient étinceler son échine d'or pur.
Enfin, elle réussit à s'introduire dans la cabane d'Angélique et derrière elle surgit la hure puissamment laide du capitaine Job Simon.
Il déploya son long corps dégingandé et l'étoupe de sa chevelure grise toucha presque les poutres du plafond.
– Je vous la confie, madame, dit-il de sa grosse voix. Je m'en vais, mais je ne peux pas l'emmener.
– Mais je ne veux pas de cette bête-là chez moi, s'écria Angélique.
– Pourquoi ? Elle n'est pas méchante.
Il posa sa main sur l'encolure de la licorne en bois doré.
– Et elle est belle ! murmura-t-il avec amour.
Angélique remarqua qu'il avait son sac de marin passé en bandoulière sur l'épaule.
– Vous partez ?
– Oui, je pars.
Son visage était ravagé, mangé de barbe grisâtre. Il détourna les yeux.
– L'autre jour, la petite. Avant-hier, Pétronille... C'était une bonne femme. On s'entendait bien. Je peux plus voir ça, je m'en vais ! Assez ! Je m'en vais avec le mousse, c'est tout ce qu'y me reste...
– Vous ne passerez pas, dit Angélique, à mi-voix. « Ils » sont dans les bois, « ils » sont même ici maintenant...
Job Simon ne demanda pas de qui elle parlait.
– Si... moi, je passerai... Seulement, elle, ma licorne... je vous la confie, à vous, madame. Je reviendrai la chercher quand je pourrai...
– Vous ne reviendrez pas, répéta Angélique. Elle ne vous laissera pas échapper, elle jettera ses hommes à vos trousses, vous savez bien, ces mêmes hommes qui ont fait échouer votre navire et ont massacré votre équipage.
Le vieux Simon la fixa d'un air effrayé mais ne souffla mot. Lourdement il se dirigea vers la porte où l'attendait le mousse à la cuiller de bois.
– Un mot, capitaine... avant que vous emportiez votre secret dans la tombe, l'arrêta Angélique. Vous avez toujours su que vous n'étiez pas sous Québec, vous, navigateur de métier. N'est-ce pas ? Que c'était à Gouldsboro dans la Baie Française que vous deviez aller. Comment avez-vous pu ainsi laisser ternir votre réputation de pilote, et même vous taire après ce qui est arrivé ?
– Elle m'avait payé pour ça, répliqua-t-il.
– Comment vous payait-elle ?
À nouveau, il regarda Angélique avec crainte. Sa lèvre trembla et elle crut qu'il allait parler. Mais il se reprit. Et la tête basse, il s'éloigna, suivi de son mousse.
Peu après, Angélique, assise, fatiguée, en tête à tête avec la licorne, vit arriver le marquis de Villedavray. Très excité, il ferma la porte, mit le loquet, alla vérifier que la fenêtre était bien close et que personne ne pouvait surprendre ce qu'il avait à confier.
– Je sais tout, déclara-t-il d'un air ravi, mais alors, là, ce qui s'appelle tout.
Dans sa jubilation il ne pensa pas à s'asseoir et parla, marchant de long en large.
– Le vieux Job Simon est venu se confesser à moi. Il m'a dit qu'il vous aurait volontiers tout avoué, mais qu'il avait trop honte, à vous une dame, n'est-ce pas ? « Mais ce n'est pas une raison parce qu'on s'est conduit comme un c... pour continuer à l'être jusqu'au bout. » Ce sont ses propres paroles. Je transmets. En bref il m'a dit tout ce qu'il savait, lui, et en raboutant cela avec les renseignements de M. Paturel et les soupçons que nous avons conçus sur les accointances de la duchesse de Maudribourg avec ces navires de naufrageurs, l'affaire se tient et même est claire. Comme je m'en doutais, tout semble être sorti d'un de ces antres malodorants où grattent de la plume les fonctionnaires royaux parisiens. Job Simon en quête de chargement, de fret, de commanditaire pour son vaisseau, s'est trouvé « embringué » dans le complot qui déjà se montait là-bas l'an dernier pour essayer de faire échouer les tentatives de colonisations indépendantes de M. de Peyrac, votre mari, sur les côtes que nous considérons – à juste titre soit dit en passant, chère Angélique et sans acrimonie aucune – comme appartenant de droit à la France... Oui, oui, je sais, le traité de Bréda !... C'est un détail. Passons, je ne veux pas entrer dans les détails. Donc, s'agissant de décourager un intrus à s'installer sur la Baie Française, on – là aussi il faudrait déterminer qui : disons : les Pouvoirs – , a décidé de monter une action conjuguée afin de bouter hors du territoire de Gouldsboro les gêneurs qui s'annonçaient un peu trop entreprenants, un peu trop sûrs d'eux. un peu trop riches, un peu trop hors du commun, un peu trop... tout, ma foi. Dangereux, pour conclure : votre époux et sa recrue.
"Angélique et la démone Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et la démone Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et la démone Part 2" друзьям в соцсетях.