« Si elle parle ainsi, se disait-elle comme une enfant à bout de terreur, c'est qu'elle est sûre de sa victoire. Quels sont ses pouvoirs ? De qui les tient-elle ? »
Une telle exécration, elle l'avait entendue résonner déjà dans une voix de femme, celle de Mme de Montespan... Mais là, c'était encore pis ! La damnation de vos âmes. Une menace pareille, qui pouvait la prononcer sans être pénétrée jusqu'à la moelle d'une haine sans rémission ?
À quoi bon lutter ! Elle n'échapperait pas à une telle volonté de destruction dirigée contre elle !
Elle craignait que ses doigts sur la poignée de la brosse et du peigne ne se missent à trembler. Elle craignait surtout que dans un réflexe de défense et d'horreur elle ne se rue sur la criminelle pour la mettre hors d'état de nuire en la tuant. Elle l'aurait fait pour une bête sauvage l'attaquant. « Mais prends garde, l'adjurait une voix intérieure, de tels actes, si justifiés soient-ils, te coûteront trop cher, et à lui surtout, et à tes enfants. Que fait-on devant une bête sauvage quand on est sans armes ? On garde son sang-froid. Souviens-toi ! C'est la seule chance... S'il y en a une ! »
Lentement elle recommença à passer sa brosse dans ses cheveux. Puis elle les secoua sur ses épaules. Ambroisine se taisait et l'observait. La nuit venait.
Angélique se leva pour prendre un bougeoir d'étain sur le rebord de la cheminée, le posa près du miroir sur la table et alluma la chandelle. Le miroir lui envoya son image, une face pâle noyée à demi dans une pénombre sous-marine. Mais elle fut étonnée de trouver à ses traits tirés une expression de jeunesse inattendue. Toujours ç'avait été ainsi. L'anxiété, l'angoisse donnaient à ses traits une expression juvénile. Ambroisine reprit :
– Abigaël et ses enfants, vos préférés, ces Indiens puants que vous faisiez rire, les blessés qui vous attendaient comme leur mère, et votre chat, et l'ours. J'ai été jalouse de l'ours et j'ai même été jalouse de la vieille Miss Pidgeon lorsque vous êtes allée la consoler après la mort de ce gros imbécile de Patridge.
– Celui-là aussi vous l'avez tué ?
– Moi ? Que dites-vous ?
La duchesse ouvrait de grands yeux innocents.
– Ne vous souvenez-vous pas qu'il s'est battu en combat singulier avec Louis-Paul de Vernon ?
– Le jésuite vous avait démasquée. Il fallait qu'il meure. Mais comment y arriver sans trop attirer de soupçons ? Un jésuite ne se laisse pas tuer comme ça. Alors, vous-même ou quelqu'un des vôtres avez fait courir le bruit chez les Anglais qu'on allait les emmener captifs au Canada. Vous saviez qu'il n'en faudrait pas plus pour rendre le pasteur dangereux comme un sanglier.
Ambroisine parut enchantée.
– Habile, n'est-ce pas ?
Le besoin qu'Angélique éprouvait d'étrangler Ambroisine, au moins de la frapper, lui donnait la nausée.
Elle restait impassible, devinant que si elle se laissait aller, elle risquait de dépasser les limites de la prudence.
Ambroisine parut se lasser de ne pouvoir la jeter hors de ses gonds. Elle se leva du hamac et s'approcha d'Angélique qui surveillait ses mouvements. La jeune femme lui faisait l'impression maintenant d'une bête venimeuse et la seule perception de son parfum la comblait de malaise. Ambroisine semblait s'amuser de la voir pâlir.
Pour se donner une contenance, elle ouvrit son sac et y rangea ses accessoires. Ambroisine, machinalement, regarda à l'intérieur du sac et jeta une exclamation.
– Qu'est-ce cela ?
Elle venait d'apercevoir la matraque de plomb qu'Angélique avait prise des mains de l'homme que Piksarett avait tué sur la grève de Saragouche.
– Comment possédez-vous un tel objet ? interrogea la duchesse en dardant sur Angélique un regard cruel, exorbité.
– C'est un franc-mitou de Paris qui me l'a donné jadis.
– Ce n'est pas vrai !
– Et pourquoi ne serait-ce pas vrai ?
Les yeux d'Angélique flamboyèrent.
– Qu'avez-vous donc à faire avec cette arme de naufrageur, madame de Maudribourg ? En quoi cela peut-il vous intéresser ? Comment pouvez-vous savoir que je ne peux tenir cette arme que d'un des bandits qui achèvent les naufragés dans la Baie Française, cette saison ? C'est vous, n'est-ce pas, qui ordonnez leurs crimes ? C'est vous leur chef mystérieux ?... Belialith !...
Elle attrapa Ambroisine par les poignets.
– Je vous démasquerai, fit-elle les dents serrées. Je vous ferai arrêter, emprisonner... on vous traînera en place de Grève !... Je vous dénoncerai à l'Inquisition, je vous ferai brûler comme sorcière !
Les colères d'Angélique avaient toujours déconcerté ses adversaires. Elles naissaient à l'instant même où ils étaient dupés par sa distinction de grande dame qui ne peut se laisser aller aux débordements vulgaires du peuple, par la révélation qu'elle leur avait donnée, de la vulnérabilité de son cœur.
– Mais... vous êtes effrayante, gémit-elle. Comment pouvez-vous être aussi méchante ?... Aïe ! Aïe ! Lâchez-moi, vous me faites mal.
Angélique la lâcha si brusquement qu'elle tituba en arrière et alla s'effondrer à demi sur le hamac.
Elle resta là assise à frotter ses poignets meurtris.
– Vous m'avez enfoncé mes bracelets dans la chair, gémit-elle d'une voix pleurarde.
– Je voudrais vous enfoncer un couteau dans le cœur, riposta Angélique farouche, mais cela viendra un jour ! Vous ne perdez rien pour attendre.
À nouveau, Ambroisine la regarda avec étonnement. Puis, se renversant en arrière sur le hamac, elle se mit à se rouler en tous sens, en se tordant les bras et en poussant des cris inarticulés, des mots sans suite qui peu à peu devinrent intelligibles.
– Oh ! Satan, oh ! Mon maître, gémissait-elle, pourquoi m'as-tu obligée de m'attaquer à elle ? Elle est d'une cruauté inouïe... Je n'en puis plus. Pourquoi elle ?... Pourquoi m'a-t-il forcée à m'attaquer à elle ? Pourquoi est-il venu me relancer avec son œil bleu qui transperce comme un saphir ? Pourquoi permets-tu que de tels êtres existent sur la terre, toi facilement ému de la vilenie d'autrui ? Trompé même par la perfection de sa beauté, une telle beauté s'associant souvent dans l'esprit des gens avec l'idée de sottise et endormi à son insu par son apparent détachement qu'on prend pour un aveu de défaite, par ses passes d'armes verbales dans un style mondain, dont on ne discerne plus les pièges, ses ennemis les plus roués, les plus cruels pouvaient se croire maîtres de la situation et de la sensibilité d'une femme à laquelle ils avaient assené tous les coups !
La colère d'Angélique c'était la tempête qui surgit en quelques secondes d'un horizon pur, avant qu'on ait eu le temps d'abattre les voiles, la lame de fond imprévue et sournoise qui retourne la barque.
L'intensité des sentiments qu'elle exprimait avait une telle force qu'il semblait que le destin lui-même parlât par sa bouche.
À l'instant où, penchée sur la duchesse, elle prononçait ces paroles terribles, la flamme du bûcher de l'Inquisition parut s'élever entre elles géante, craquant, ronflant, consumant avec des convulsions cruelles, le corps de chair de la Démone, et Ambroisine elle-même ne put échapper à cette évocation.
– Qui est le maître de l'Univers... « Il » est plus fort que toi !... Quand l'abattras-tu enfin ! Il t'a échappé déjà une fois... Oh ! ma belle enfance ! Lui et son œil bleu et ses mains pleines de sang !... Lui et Zalil ruisselants de sang humain. Nous étions tous entre tes mains, Satan ! Mais il t'a fui... Et maintenant « il » me terrorise... Il m'a livrée à cette créature épouvantable... Elle ! Elle ! Angélique ! Elle s'appelle Angélique ! Prends pitié ! Prends pitié !
Elle poussa encore un gémissement désespéré, puis se détendit et resta immobile, raidie dans un état de semi-catalepsie. Angélique avait assisté à ce délire avec un effroi mêlé d'accablement. Cette femme était mauvaise, démoniaque et, par-dessus le marché, folle à lier. Comment sortir de là ?
Quand le silence retomba, elle demeura sans force debout près de la table, écoutant le souffle du vent autour de la masure. Par moments, on percevait les murmures des hommes, errant de la plage au hameau, et l'appel d'une conque, très lointaine, qui ressemblait, nostalgique, au cri des loups-marins.
Limbes sinistres pour les êtres ayant démérité de Dieu, purgatoire où les âmes abandonnées se devaient d'être en but aux esprits du mal et aux tourments afin de mieux apprécier le prix du Bien, le jour où il leur serait donné de revoir la lumière...
Villedavray grattant à l'huis et pénétrant chez elle, avec son aimable sourire, ses talons rouges, son gilet à fleurs et sa redingote prune, lui parut l'être le plus incongru qu'on pût rencontrer en ces lieux maudits.
Aussi bien le sourire du marquis s'effaça comme par enchantement lorsqu'il aperçut Ambroisine étendue dans son hamac.
– Elle a pris mon hamac !
Il avait l'air marri d'un enfant gâté dont on a accaparé le jouet préféré. Très mécontent, il alla s'asseoir sur un des bancs de rondins, près de la cheminée.
Elle lui fit part à mi-voix de son dernier entretien avec la duchesse et les menaces dont elle avait été l'objet. Il fut hors de lui.
– Cette fois, elle dépasse les bornes ! Tant pis ! J'use de mon autorité de gouverneur pour la faire arrêter et la faire garder à vue.
Puis comprenant l'utopie de cette déclaration, il hocha la tête.
– Rien à faire, hélas ! Nous sommes coincés. Elle nous a gagnés de vitesse et voilà elle se déchaîne, nous voyant, petit noyau d'indésirables de plus en plus à sa merci.
Il baissa encore la voix.
– La place est pleine d'hommes suspects, J'en ai fait la réflexion à Nicolas Parys, les Bretons feraient mieux de s'occuper de leur morue plutôt que de traîner partout armés jusqu'aux dents. Que signifie ? Il a répliqué : « Il ne s'agit pas des hommes de morutier, de Marieun Aldouch... »
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