Chapitre 16
Sept jours. Marie-la-Douce était morte, Pétronille aussi. Cantor menacé s'était enfui avec son glouton... Les jours paraissaient sans fin, à la fois lents et fiévreux. Le drame surgissait avec l'éclat bref d'un coup de tonnerre et l'on croyait avoir rêvé.
Ambroisine vint du seuil et se dirigea vers le hamac de Villedavray. Celui-ci était absent. À cette heure, il se rendait au fort pour entretenir Nicolas Parys. Il avait déjà ses habitudes auxquelles il tenait mordicus...
La duchesse s'étendit dans le confortable hamac avec un plaisir évident et, les bras sous la nuque, elle glissa vers Angélique un regard ironique.
– Vous vous êtes beaucoup agitée ces jours-ci, ce me semble, dit-elle de sa voix de sirène. Je reconnais que vous m'avez gagnée de vitesse. Le bel archange s'est envolé. Bah ! Ce n'était que du menu fretin. J'ai d'autres armes pour vous atteindre.
Angélique venait de s'asseoir devant la table où elle avait posé son miroir à pied. De savoir Cantor hors de danger l'apaisait. Il découvrirait bien son père, comme il l'avait trouvé jadis, étant pourtant tout enfant.
Aussi l'intrusion d'Ambroisine ne l'émut pas outre mesure. Elle défit sa chevelure et commença à la brosser lentement.
– Qu'espérez-vous ? continua-t-elle de sa voix doucereuse où perçait une ironie apitoyée. Le reconquérir ? Votre comte de Peyrac ? Mais, ma pauvre chère, vous le connaissez mal et que de choses vous ont échappé quand nous étions encore à Gouldsboro. J'avais presque pitié de vous. Je n'aurais pas voulu que vous soyez dupée à ce point car nous sommes toutes deux de noblesse poitevine et cela crée une entente...
– Ne vous donnez pas tant de mal, interrompit froidement Angélique. Je sais déjà que vous n'êtes pas poitevine. Et quant à votre noblesse, ses quartiers sont minces, fortement entachée de bâtardise.
Son intuition féminine lui avait soufflé les flèches seules capables d'atteindre Ambroisine et elle ne se trompait pas. La duchesse réagit avec vivacité.
– Qu'insinuez-vous là ? s'écria-t-elle en se dressant à demi, mes quartiers de noblesse valent les vôtres !
Puis, changeant d'expression subitement ainsi qu'elle le faisait souvent :
– Comment savez-vous cela ? Qui vous l'a dit ?... Ah ! Je devine. C'est cette petite putain de Villedavray. Je savais bien qu'il m'avait reconnue. Ses comédies ne m'ont pas leurrée.
– Que vient faire Villedavray là-dedans ? répliqua Angélique qui trembla pour le pauvre marquis et se reprocha d'avoir provoqué Ambroisine et éveillé sa dangereuse lucidité. Je vais tout vous avouer. Un jour, vous vous êtes trahie dans votre délire en faisant allusion à votre père, le prêtre. Avoir été engendrée par un ecclésiastique n'est jamais pour nous, catholiques, un certificat de légitimité. Quant à savoir que vous êtes née dans le Dauphiné, c'est Pétronille Damourt qui m'en a fait la confidence.
Elle se permettait ce mensonge. La pauvre gouvernante n'avait plus rien à perdre.
– La vieille punaise, siffla Ambroisine. J'ai bien fait de...
– ... la tuer, acheva Angélique, tout en continuant à passer avec sang-froid sa brosse dans ses cheveux. Certes, étant donné tout ce qu'elle était sur le point de me confier sur votre compte, vous avez agi avec prudence.
Ambroisine resta silencieuse un long moment. Elle respirait avec gêne et ses narines se pinçaient. Entre ses paupières mi-closes, son regard filtrant examinait Angélique avec acuité.
– Je l'ai su tout de suite, dit-elle enfin, dès que je vous ai aperçue, là-bas, sur la plage, près de lui, j'ai su que vous ne seriez pas une adversaire facile. Après, je me suis rassurée. Vous paraissiez tendre et bonne. Les gens tendres et bons n'ont pas de défense. Mais j'ai vite déchanté. Vous êtes coriace, imprévisible... Par quel bout s'y prendre pour vous circonvenir, vous charmer ? Je me pose encore la question. En quoi réside le secret de votre charme et de votre séduction ? Vous êtes vraiment, je le crois, un être humain sans artifice. Ève devait vous ressembler.
– On me l'a déjà dit. C'est usé !
Les petites dents de la duchesse étincelèrent comme celles d'une louve prête à mordre.
– Mais pourtant le démon a eu raison d'elle, siffla-t-elle.
Et, après une pause :
– Qu'y a-t-il entre le comte de Peyrac et vous, dites-le-moi ?
Angélique dirigea son regard vers elle.
– Ce qu'il y a entre lui et moi, les êtres de votre espèce ne peuvent le comprendre.
– Vraiment ! Et quelle est donc mon espèce ?
– Diabolique !
Ambroisine se mit à rire, d'un rire moqueur mais où éclatait une sorte d'orgueil.
– Mais, c'est vrai, je ne comprends pas, reprit-elle. Je l'avoue. Et pourtant je suis très savante en toutes sortes de sciences. Mais vous m'avez tout de suite posé un mystère... Là, sur la grève... et puis quand je me suis éveillée... malade de ce sommeil horrible... J'avais vu des monstres qui me guettaient... un démon avec des yeux sur les fesses, un autre à bec d'oie... Je connaissais leurs noms... Ils me terrifiaient... Et quand je me suis éveillée vous étiez tous deux à mon chevet... Je sentais que lui brûlait de vous emmener pour vous aimer et que vous étiez impatiente de le suivre, que rien n'existait vraiment pour vous, que les instants qui allaient suivre pour vous, vous seuls, pour vos deux êtres, pour vos deux corps, et que par je ne sais quelle grâce inconnue, vous alliez être heureux comme au paradis. Pour moi, la nuit qui venait serait terrifiante et amère, pour vous, elle serait divine... Quelle cruauté dans votre hâte à me quitter ! Je n'étais que l'épave rejetée par la mer ! Quand vous vous êtes éloignés, j'ai souffert atrocement... Il m'a semblé que mon âme s'arrachait de mon corps. J'ai crié... comme un damné qui sombre en enfer.
– Ce cri ! Je m'en souviens ! Pourtant, je suis revenue sur mes pas, j'ai interrogé Delphine et Marie-la-Douce qui étaient à la fenêtre et ne paraissaient pas savoir d'où il venait...
Ambroisine sourit de son sourire exécrable et ravissant.
– Que vous figurez-vous ? Qu'elles ne savent pas jouer la comédie ? Je les ai bien dressées, mes fidèles ! Elles mentiraient au roi même pour me complaire. Et alors elles tremblaient de m'avoir déplu. Ne leur avais-je pas donné l'ordre de vous retenir coûte que coûte toute la nuit à mon chevet ? Je ne voulais pas qu'il vous emmène ! Mais elles avaient échoué...
Elle grinça des dents.
– Ah ! Sans cesse vous déjouiez mes plans. Parfois, vous me faisiez peur, vous paraissiez sur le point de me deviner. J'avais une peine infinie à détourner votre attention. Même le sort semblait être avec vous. Ainsi quand Mme Carrère est entrée et a bu votre café à votre place, on aurait presque dit que vous l'aviez convoquée... Ah ! Gouldsboro, murmura-t-elle en secouant la tête, je ne sais pas ce qu'il y a là-bas... Je ne me sentais pas à l'aise. Ce que j'entreprenais ne marchait pas comme d'habitude... Pourquoi ? Pourquoi ?
Angélique avait suspendu ses mouvements pour l'écouter attentivement.
« C'est l'Amérique, pensa-t-elle, c'est peut-être le Nouveau Monde qui nous a sauvés de ses maléfices. Ici, on est obligé de vivre à nu. On ne daube pas la nature. Et puis par la force des choses, les gens sont dressés à se méfier de tout : des Indiens, de la mer, du vent qui tourne, des pirates qui peuvent surgir. Cela les rendait plus attentifs, moins faciles à piéger dans ce miel empoisonné. »
Ambroisine continuait songeuse, étendue, les bras sous la nuque.
– Je me souviens... Au début.
Et Angélique convint à part elle qu'il y avait dans ce timbre un peu voilé, où défaillait parfois comme une hésitation, un charme difficile à fuir, et qu'on ne pouvait s'empêcher de l'écouter avec fascination... Au début... Je vous voyais passionnée par tant de choses... c'était à la fois un étonnement et un effroi. Je ne savais comment captiver votre attention. Passionnée par cet amour... C'était votre rôle... Passionnée par vos amis... Abigaël... Et même par ce pays... Oui, vous l'aimiez, ce pays... et moi, vous ne me voyiez pas. J'ai appris à haïr la mer... Les oiseaux qui passaient...
Elle marqua un temps d'arrêt, parut réfléchir.
– Lui !... J'étais sûre que je vous l'arracherais un jour... Je ne voulais pas savoir ce qu'il y avait entre vous... Mais Abigaël, quelle douleur !...
Elle reprit, parlant les dents serrées, avec une intensité implacable qui faisait tout à coup flamboyer ses yeux agrandis.
– J'ai appris à haïr la mer parce que vous l'aimiez et aussi je haïssais les oiseaux parce que vous les trouviez beaux... et extraordinaire leur vol quand ils passaient par milliers, en nuages qui assombrissaient le ciel... Quand vous aviez le visage levé vers eux j'aurais voulu vous distraire de l'amour que vous leur portiez...
Elle se redressa encore.
– Mais aujourd'hui vous ne les voyez plus, fit-elle d'un ton d'indicible triomphe, vous ne savez même pas que les oies sauvages de l'automne couvrent le ciel en ce moment... Je suis quand même arrivée à cela. Vous ne voyez plus les oiseaux.
Elle retomba en arrière. On aurait dit qu'elle était épuisée.
– Ah ! Pourquoi aimiez-vous tant de choses, tant de gens et pas moi ?... Pas moi, seulement ?
Elle parut cracher ces derniers mots dans une convulsion de rage où s'exhalait tout son narcissisme exacerbé.
– C'est alors que je me suis juré de vous détruire, vous, lui, tous deux, par la trahison, l'avilissement, la mort enfin, et la damnation de vos âmes !...
La passion qui vibrait dans cette horrible déclaration atteignit Angélique comme un coup et longtemps le frisson qui la saisit parut descendre en elle en circonvolutions de plus en plus profondes jusqu'à atteindre une zone de peur nue, abjecte, qui demeurait la seule sensation qu'elle fût capable d'éprouver en cet instant.
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