Villedavray hocha la tête pensivement.

– Quatre-vingts légions ! Nous voilà bien !...

– Vous pensez comme moi que cette écriture pourrait être la sienne ?...

– Cette écriture ressemble à cette femme...

– Belialith ! murmura Angélique.

Ils restèrent silencieux un long moment. Il s'allongea de nouveau sur son hamac et bâilla.

– Pourquoi avez-vous appelé votre bateau Asmodée ? demanda Angélique.

– Une idée comme cela, qui passait. Asmodée, c'est le surintendant des maisons de jeux de l'Enfer, c'est lui qui tenta Eve au Paradis terrestre, c'est le Serpent !... Il me plaisait. J'aime beaucoup plaisanter avec les démons. Après tout, ce ne sont que de pauvres diables. Et personne ne les plaint... Les théologiens se trompent en les accusant de tous les méfaits. C'est l'esprit du Mal, plus l'homme, qui est horrible.

Angélique le regarda sans pouvoir dissimuler son étonnement.

– Vous dites des choses très profondes.

Il rougit légèrement.

– J'ai étudié la théologie et même la démonologie. J'avais un évêque d'oncle qui voulait me léguer ses bénéfices. Un temps, j'ai touché aux sciences sacrées pour lui complaire. Mais vraiment, je n'aime pas me cantonner en un seul domaine et ainsi j'ai renoncé aux substantiels revenus abbatiaux de mon cher oncle. Cependant, j'aime assez discuter de ces choses avec quelques personnes choisies. À Québec, je vous ferai connaître le frère Luc qui tire les tarots mieux que personne et Mme de Castel-Morgeat qui est plus savante qu'une abbesse et aussi la petite Mme d'Airreboust si elle daigne quitter sa retraite de Montréal. Elle est très intéressante. Je l'aime comme une sœur. Elle ne vient que pour moi à Québec. Même pas pour son mari et pourtant il mériterait mieux. C'est un excellent ami à moi. Mais au fait, j'y songe ! Vous le connaissez. Il vous a même rendu visite cet hiver dans votre fort de Wapassou...

« Encore un que vous avez retourné cul pardessus tête... Ainsi que Loménie-Chambord. Et vous allez vous décourager pour quatre-vingts légions d'esprits et un seul démon incarné !... Il est vrai qu'il est assez réussi, mais... Allons, pour vous, Angélique, c'est une vétille !... Pourquoi me regardez-vous de cet air étrange, belle amie ?

– Est-ce que nous ne sommes pas en train de devenir fous, tous les deux ?... murmura Angélique.

Chapitre 14

– Ce que je ne comprends pas, dit Angélique en regardant avec attention le rond visage qui lui parut être devenu bouffi et blafard de Pétronille Damourt assise devant elle près de l'âtre, ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi Mme de Maudribourg a pris Marie-la-Douce dans le canot et non pas vous. Certes, elle ne savait pas que La Licorne allait faire naufrage, mais si elle vous avait emmenée avec elle vous n'auriez pas eu à traverser cette horrible épreuve.

– Oui, c'est ce que je me répète sans cesse, s'exclama la gouvernante avec un élan qui faillit renverser la tasse de tisane qu'elle tenait.

Angélique avait réussi à la faire entrer chez elle. Assise sur le banc, en face d'elle, la grosse duègne avait accepté de boire une médecine qu'Angélique lui recommandait pour ses douleurs d'estomac. Elle absorbait bruyamment le liquide. Elle aussi avait changé. Conséquences de trop de baignades éprouvantes, de trop d'émotions et de fatigues pour une femme âgée et d'une nature poussive et casanière, certains signes de sénilité se faisaient jour dans son comportement. Ses mains et ses lèvres tremblaient légèrement. Ses gros yeux pâles avaient un regard fixe. Une sorte de sourire vague les hantait. Elle paraissait sans cesse savourer la satisfaction vaniteuse de partager un secret d'importance. La voyant ainsi dans le vague, Angélique comprit qu'elle ne gagnerait rien à lui poser des questions précises. Risquant le tout pour le tout, elle s'était mise à parler comme si elle était au courant des préoccupations intérieures de la gouvernante et il semblait que ses réflexions trouvaient écho dans le cerveau embrouillé de la pauvre femme.

– Vous avez bien raison de le dire, madame, l'approuvait Pétronille en hochant son bonnet fripé et un peu de travers, ce n'est pas des choses qu'on devrait connaître dans la vie que de se noyer. L'eau était si froide. Ça vous entre par les yeux, les oreilles, la bouche, et voilà que je ne sais pas quand ça va finir. On n'en sortira jamais de ces plages, de ces bateaux. Moi, mon cœur va lâcher.

Elle s'agitait. Angélique lui prit sa tasse des mains.

– Vous auriez dû descendre avec elle dans ce canot, dit-elle d'une voix apaisante, cela vous aurait évité une si dure épreuve. Je m'étonne qu'elle ne vous ait pas demandé de l'accompagner, vous qui lui êtes si chère et dont elle ne peut se passer...

Angélique avançait à pas lents, prudents, revenant sur une scène dont elle sentait que la gouvernante s'était beaucoup tourmentée.

– C'est qu'elle sait que je n'aime pas son frère, dit celle-ci.

Son frère ?... Le cœur d'Angélique battit un coup d'avertissement mais elle se retint de poser une question... Sans mot dire, elle passa à son interlocutrice un nouveau bol de tisane. Pétronille Damourt but quelques gorgées mais elle pensait à autre chose.

– J'espérais pourtant bien qu'on en serait débarrassé de cet oiseau-là, en Amérique. Pensez-vous, il l'attendait ici. C'est lui qui avait envoyé cette barque pour la prendre. Pourtant, je lui ai dit et M. Simon, le capitaine, lui disait aussi. « C'est pas prudent. Il fait sombre, la mer n'est pas si bonne. Il y a peut-être de vilains récifs par là, je ne connais pas le coin, lui disait le capitaine, et puisqu'on aperçoit la côte et les lumières, attendez qu'on soit à l'ancre ». Mais, bernique ! Allez lui faire entendre raison quand son frère l'appelle.

Elle but encore avec gourmandise.

– Ça fait du bien, soupira-t-elle.

Angélique retenait son souffle, craignant de la distraire par un mot du chapelet de ses pensées confuses.

– C'est pas qu'elle lui obéisse, reprit la grosse femme, elle n'obéit à personne, mais elle a besoin de le voir, on dirait que c'est le seul être au monde avec lequel elle puisse s'entendre, son Zalil. J'ai jamais compris. Y fait peur cet homme avec sa face de carême, ses yeux de poisson froid, et pas plaisant avec ça. Je ne sais pas ce qu'elle lui trouve. D'ailleurs, vous voyez, tout de suite, ça nous a porté malheur qu'il soit dans les parages.

On a fait naufrage et beaucoup de braves gens sont morts.

– Pourquoi son frère l'attendait-il dans la Baie Française ?

Le ton interrogatif parut éveiller Pétronille de son monologue inconscient et Angélique comprit qu'elle avait commis une erreur. Le duègne la fixa d'un air soupçonneux.

– Qu'est-ce que je suis en train de vous raconter, moi ? Vous me faites dire des sottises !

Elle voulut se lever, mais ne put ébaucher un mouvement. Une terreur soudaine paraissait la clouer sur son siège.

– Elle m'avait interdit de vous parler, balbutia-t-elle. Qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce que j'ai fait ?

– Elle vous tuera ?...

– Non, pas moi, dit la vieille Pétronille avec un sursaut d'orgueil et de ferveur.

Elle avait eu la même réaction que Marie-la-Douce.

– Vous savez donc qu'elle est capable de tuer, glissa Angélique doucement.

Pétronille Damourt se mit à trembler. Angélique la pressa de parler, cherchant à éveiller sa conscience, à lui faire comprendre qu'elle rachèterait sa semi-complicité avec les actions criminelles de sa maîtresse, qu'elle n'avait pu entièrement ignorer au cours de toutes ces années où elle l'avait servie dévotieusement, en les aidant. Ce fut en vain. Elle ne put en tirer un mot de plus, ni lui faire confirmer que le bateau qu'ils avaient aperçu à plusieurs reprises était celui du frère d'Ambroisine, l'homme pâle.

Elle ne savait rien, disait-elle. Rien ! Rien ! Et l'affirmait en claquant des dents. Elle ne savait qu'une chose, c'est que si elle faisait un pas hors de cette maison « ils » la tueraient... et paraissait décidée à rester là jusqu'à la fin des temps.

– Nous voilà bien avec ce gros tonneau accroché à nos basques, dit Cantor quand Angélique le mit ainsi que Villedavray au courant de la situation. Et pourtant on ne peut pas la jeter dehors, elle a peur d'être assassinée.

– Elle n'a peut-être pas tort, glissa Villedavray.

Dans la soirée, la duchesse de Maudribourg fit mander sa duègne. Angélique avertit que la vieille femme ayant eu une indisposition elle la gardait chez elle pour la nuit afin de lui donner des soins. Elle craignait de voir arriver Ambroisine mais celle-ci ne se manifesta pas.

La nuit fut agitée. Pétronille ne sortait de sa prostration que pour gémir et pleurer. De plus, elle souffrait de maux d'entrailles que sa terreur renouvelait. Angélique dut à plusieurs reprises l'accompagner dehors car elle n'aurait pu faire deux pas seule. Elle voyait partout des monstres, des assassins cachés. Enfin Pétronille se souvint qu'elle avait dans son réticule un remède qui lui était de bon secours, en ces malaises. Angélique le lui administra et elles purent enfin se reposer.

Au matin, elle paraissait mieux. Ils tinrent conseil autour de la table où le cuisinier de Villedavray et son aide leur servaient le premier repas. Ils essayèrent de convaincre la pauvre gouvernante de conserver une attitude naturelle et de retourner auprès des Filles du roi. C'était la meilleure façon de ne point attirer les soupçons. Bientôt M. de Peyrac serait là et tout s'arrangerait.

Elle parut reprendre courage. Villedavray la remit tout à fait d'aplomb en lui disant qu'il avait deviné rien qu'à la voir qu'elle était du Dauphiné et ils s'entretinrent de sa province natale.