Deviser ainsi les distrayait de soucis plus tragiques. Or, la nuit amenait une trêve. En se barricadant dans les masures, en recommandant des tours de ronde aux veilleurs, les hommes de Villedavray et ceux d'Angélique se partageant la garde, on pouvait goûter, jusqu'au jour prochain, une relative quiétude. Mais le drame récent de Marie-la-Douce, l'incident de Cantor et du glouton qui avait été sur le point de mal tourner, surexcitaient les nerfs et faisaient fuir le sommeil. On jetait dans l'âtre une bourrée de genêts et l'on préférait bavarder jusqu'à une heure tardive, avant de se séparer pour un court sommeil agité.

À l'occasion, Angélique avait montré au marquis le mouchoir brodé d'un griffon qu'elle avait trouvé dans les bagages de la duchesse et il confirma que c'était bien là les armes des Maudribourg. Il prit dans la poche de son gousset une petite loupe pour examiner la broderie.

– Ce travail a dû être exécuté par une ouvrière flamande. Elle a le même sceau sur la doublure du manteau qu'elle porte, près de l'encolure, la broderie des armes est toute d'or et d'argent. Une merveille d'une finesse arachnéenne.

– Le manteau ! s'exclama Angélique. Oui, c'est là, en effet, que j'avais remarqué sans y prendre garde le signe du lion griffu... Mais alors ? Elle serait donc revenue à Gouldsboro avec un manteau marqué des armes des Maudribourg... Elle ne peut plus prétendre qu'il lui a été donné par un capitaine inconnu... Cette fois, tout est clair. Ce sont bien des complices qu'elle va rejoindre dans les îles, auxquels elle donne des ordres.

Elle était tout enfiévrée de sa découverte. Elle avait tiré un fil et maintenant tout l'écheveau venait : le navire à la flamme orange rôdant, commençant à brouiller les pistes, puis elle, Ambroisine, survenant d'Europe sur La Licorne, quittant le navire avant le naufrage, réapparaissant à Gouldsboro en malheureuse victime, naufragée, dépouillée de tout pour mieux abuser les esprits, endormir les méfiances susceptibles de s'éveiller.

Angélique était aussi certaine qu'il y avait une parenté entre le sceau du lion griffu et la signature apposée sur le billet trouvé dans la casaque du naufrageur mort.

Elle voyait partout des correspondances, des coïncidences flagrantes, des évidences, mais par instants, ce qu'elle voulait établir lui échappait, glissait de sa compréhension comme une goutte de mercure que l'on s'épuise en vain de capter. Rien ne se reliait vraiment. Ce n'était que détails infimes, légers comme fétus de paille que le vent emportait.

Barssempuy et Cantor n'envisageaient rien moins que de mettre le feu partout et de tuer tous ces bandits et leur dangereuse femelle. Angélique et le gouverneur de l'Acadie préconisaient une attitude plus patiente et comme indifférente, qui tromperait leurs ennemis. Chaque jour gagné rapprochait le retour du comte de Peyrac.

– Mais pourquoi ne vient-il pas déjà ? répétait Cantor. Pourquoi nous abandonne-t-il ainsi ?...

– Il ne sait même pas que nous sommes ici, fit remarquer Angélique. C'est ma faute aussi. Je n'arrive jamais à demeurer à l'endroit où il me croit être. Et je comprends qu'il s'en exaspère parfois. Je m'en corrigerai désormais...

*****

Ce qu'elle vivait, dans le voisinage de cette femme qui prétendait avoir séduit Joffrey, et à découvrir, chaque heure, un aspect plus inquiétant et plus dangereux de son pouvoir et de ses ruses, lui paraissait être l'épreuve la plus insurmontable qu'elle eût jamais à affronter.

Elle en ressentait le contrecoup jusque dans son être physique et si son esprit restait ferme, repoussant le doute et cherchant à garder sa maîtrise, une angoisse incontrôlable s'emparait d'elle parfois, elle avait l'impression que tout son être intérieur fondait, se dissolvait et qu'elle allait s'évanouir dans un spasme de peur, une sorte de panique qui lui criait follement : « Tout est perdu... Tout tout !... Tu ne triompheras pas cette fois... Elle est la plus forte... »

D'un effort, elle se remettait, se calmait. Mais tel était son malaise qu'elle en demeurait glacée, couverte de sueur. À plusieurs reprises au cours de la nuit, elle dut se lever pour se rendre aux commodités.

C'était un endroit assez rustique et inconfortable, situé à quelque distance. Angélique aurait préféré avoir à traverser seule l'Atlantique ou des lieues de désert. La nuit brouillée de brumes et de lune invisible semblait chargée de maléfices grimaçants, de pièges, d'horreurs sans nom. L'odeur humide de saumure et de poissons montait de la plage, comme les relents d'une fosse ouverte, putride, l'environnant. Elle craignait d'y trébucher, de s'y engloutir. Où était l'amour dans ce cauchemar ? Où étaient la sécurité de la joie, le bonheur d'être ?... Les monstres grouillants des enfers étaient sortis des abîmes et rampaient sur le sable vers elle... La Démone tuerait Cantor... Joffrey ne reviendrait plus... Honorine resterait orpheline... nul n'assumerait son destin. Elle serait moins sur la terre qu'un petit chat perdu... Et Florimond ? Comment avait-elle pu le laisser partir au fond des forêts inexplorées, vers de tels dangers, sans comprendre qu'il ne pourrait y échapper, que jamais plus elle ne le reverrait...

Une chouette hululait, sur un mode ironique et sinistre.

Tout était perdu, tout... Et la mort venait et la défaite...

Chapitre 13

Et c'était le troisième jour de cette attente.

Un dimanche. L'occasion s'offrait de ne pas déclarer forfait, de ne pas laisser se forger une situation intenable ; Angélique et les siens, peu nombreux, face à l'hostilité générale, aux soupçons, à la dangereuse peur des foules qu'entretiendrait si habilement Ambroisine, et son charme vénéneux se devaient de ne pas s'isoler, de se garder aussi longtemps que possible.

Sous l'égide de Villedavray, dont l'entregent en une telle affaire était précieux et pouvait se déployer plus qu'à loisir, ils se rendirent tous à la messe, y compris les deux hommes du Rochelais qui étaient huguenots, mais savaient s'adapter aux circonstances. Ils en avaient vu d'autres à La Rochelle. S'il fallait, une fois de plus, se trouver dans la nécessité de circonvenir de maudits papistes, on ruserait !

Seul Cantor se récusa. Il craignait, dit-il, s'il laissait derrière lui son glouton blessé, que quelqu'un ne vînt l'achever en leur absence. Angélique lui fit promettre de se tenir coi.

L'office dura deux heures. Toute la population blanche et indienne de l'établissement y assistait pieusement et personne ne parut souffrir du sermon du Récollet qui officiait et qui n'en finissait plus de parler de la nécessité de faire intervenir la Vierge Marie et tous les saints du calendrier breton lorsqu'on est en but aux tracasseries des démons, et particulièrement ceux de l'air qui vous poussent à fuir votre travail, vos obligations terrestres pour vagabonder, sans souci des pièges qu'entraînent de telles négligences, etc.

– L'homélie était un peu longuette, dit Villedavray alors que la foule se dispersait après la dernière génuflexion. Je m'étonne toujours de voir les équipages avaler si dévotieusement les sermons interminables de leurs aumôniers. Mais pour les matelots qu'un prédicateur parle beaucoup des anges, des saints et du diable, qu'il les mêle en fricassée ou en salade, il a toujours bien rempli son office. Tous les marins et surtout les Bretons n'ont que trop tendance à tomber à genoux. Mais voyez, cela les a calmés, on dirait... C'est qu'ils sont inquiets. Il y a un mauvais vent cette saison sur la « grave ». Certains commencent à déserter, un jeune a disparu depuis deux jours. Le capitaine tempête et a chargé l'aumônier de les rappeler à l'ordre. Mais aussi cet homme, pourquoi s'est-il laissé prendre dans les filets de notre chère duchesse ?... Elle lui trouble l'esprit et la discipline se relâche. Tant pis pour lui et pour tous ceux qui se laissent prendre dans ses rets. Ne voilà-t-il pas que ce vieux dur à cuire de Parys parle de l'épouser...

– Vous qui êtes versé en toutes sortes de sciences, lui dit Angélique, connaissez-vous celle de lire le caractère de quelqu'un dans l'écriture ? Depuis longtemps je voudrais vous soumettre un document qui m'intrigue.

Villedavray reconnut qu'il avait quelques notions de graphologie et, pour tout dire, il était réputé en la matière.

Revenu chez eux et une fois le marquis installé dans son hamac, Angélique lui remit le papier qu'elle avait trouvé dans la poche du naufrageur.

Son expression s'était animée et ce fut avec une sorte d'empressement qu'il se saisit du petit morceau de papier qu'Angélique avait trouvé dans la casaque du naufrageur et qu'elle lui tendait.

Mais dès qu'il y eut jeté les yeux il changea de couleur.

– D'où tenez-vous ce grimoire ? demanda-t-il en dardant sur Angélique un regard perçant.

– Je l'ai trouvé dans la poche d'un vêtement, répondit-elle.

– Mais encore ?...

– Qu'a donc de si remarquable ce cryptogramme ?

– Mais... c'est ce qui se rapproche le plus de l'écriture de Satan !

– Mais a-t-on jamais vu l'écriture de Satan ?

– Oh ! Oui, certes, il existe quelques exemplaires. La plus remarquable, de la source la plus authentique, date du siècle dernier, au moment du procès du Docteur Faust et a été écrite sous la dictée satanique. Tous les experts s'accordent pour y retrouver les caractéristiques de l'Esprit du Mal. En général, Satan signe du nom d'un de ses sept démons principaux. Ainsi, dans le document faustien, il signait Asmodée. Et celui-ci ?...

Il examina la signature embrouillée à laquelle Angélique avait trouvé l'allure d'un animal mythique.

– Bélial ! murmura-t-il.

– Qui est Bélial ?

– L'un des sept principes noirs en question. C'est un démon qui apparaît en beauté et comme le plus actif agent de Lucifer. Il a pourtant un caractère féroce et dissimulé, mais sa belle apparence, pleine de charmes, en fait presque douter. Il développe la force génésique, érotique, mais aussi destructrice, et porte la réputation d'être le plus pervers des démons de l'enfer. Et aussi l'un des plus puissants car il commande à quatre-vingts légions de démons, soit plus d'un demi-million d'esprits mauvais.