Et dans le silence haletant, elle acheva.

– Mais un archange qui défend le diable. Regardez !...

Et elle désignait aux pieds de Cantor le glouton toujours en arrêt, découvrant sa mâchoire blanche dans un rictus cruel. Sa fourrure noire hérissée de toutes parts, sa queue dressée en panache, battant l'air, ses yeux dilatés lançant des éclairs fixes et terribles ne pouvaient qu'impressionner les spectateurs.

– N'est-ce pas la face même de Satan ? répéta encore Ambroisine en mimant un frisson.

Sur ces esprits superstitieux, de telles paroles prononcées d'une voix féminine, persuasive, à propos d'une bête inconnue et bizarre, qui était comme une incarnation de ces monstres de pierre grimaçants, de ces gargouilles de cathédrales vomissant l'eau des pluies, de cette représentation velue de l'esprit du mal, que les hommes d'Europe étaient accoutumés à contempler, depuis l'enfance, aux façades de leurs églises ou dans les enluminures de leurs missels, de telles paroles concrétisant le sentiment d'effroi mystique qu'ils éprouvaient à la vue de la beauté de Cantor, dressé dans sa colère juvénile parmi des bêtes sanglantes et aussi de la beauté d'Angélique à ses côtés, avec l'Indien emplumé et tatoué derrière elle, sa lance en main prêt à la défendre, inexplicable gardien de ces deux êtres au même regard vert insolite, et ce qu'ils captaient tous, malgré eux, dans leurs cerveaux obscurs et leur intuition primitive de paysans et de pêcheurs, du drame invisible qui se jouait entre les différents antagonistes de cette scène, achevaient de les bouleverser d'un sentiment de transe qui ne pouvait trouver son soulagement que dans un acte de violence.

– Il faut tuer la bête...

– Voyez-la.

– C'est un démon...

– Même les Indiens disent qu'elle est maudite.

– Elle va nous porter malheur.

– Tuons-la !

– Abattons-la !...

Et Angélique eut un instant l'impression que cette foule d'hommes surexcités, armés de couteaux, de bâtons ou de cailloux allaient se jeter d'une poussée irrésistible sur elle et son fils afin de s'emparer du pauvre Wolverines, pour l'achever et le mettre en pièces.

L'attitude résolue de Cantor, la sienne aussi qui porta la main à son pistolet, celle des hommes qui étaient venus avec elle de la Baie Française et se tenaient derrière elle, les frères Defour armés de leurs mousquets, Barssempuy et son sabre d'abordage, le fils aîné de Marcelline sa hache et son casse-tête indien en main, et les deux hommes du Rochelais qui s'étaient emparés de solides gourdins, sans compter Piksarett et sa lance, autant d'éléments qui retinrent un instant la fureur hystérique prête à se déchaîner. Et Villedavray intervint.

– Ne nous énervons pas, dit-il en s'avançant avec mesure pour venir se placer au centre du cercle resserré autour d'Angélique et des siens, mes amis, c'est la fin de l'été et vous avez tous la tête près du bonnet, mais ce n'est pas une raison pour vous entre-tuer à propos de deux chiens et d'une belette.

« De plus, vous oubliez que je suis le gouverneur de l'Acadie et que je n'admets aucune rixe sanglante dans les domaines qui relèvent de ma juridiction, mille livres d'amende, la prison et même le gibet, voilà ce qu'encourront, selon la loi, les fauteurs de trouble, si j'en fais mon rapport à Québec.

– Faudrait-il encore que vous puissiez y faire parvenir ce rapport, gouverneur, intervint un solide Acadien, assez jeune, qui se révélait être le gendre de Nicolas Parys, vous avez déjà perdu votre bateau et pas mal du fruit de vos rapines, vous n'allez pas vous risquer à perdre la vie pour une belette comme vous dites. Un glouton, c'est la plus mauvaise bête de la forêt, elle saccage tous les pièges. Même les Indiens disent que les démons l'habitent.

– Ce n'est pas une raison parce qu'elle appartient à ce beau jeune homme et que vous voulez lui complaire... renchérit ironiquement le capitaine du morutier.

Il s'interrompit sous le regard glacé du marquis. L'œil bleu clair de celui-ci allait de l'un à l'autre et avait la dureté de la pierre.

– Prenez garde vous deux ! Je peux être méchant !

– Ça oui, il peut l'être, approuva un des frères Defour en faisant un pas en avant. Je m'en porte garant. De toute façon, vous, les Bretons, continua-t-il en dardant un doigt menaçant vers le capitaine et l'équipage du morutier, vous êtes des étrangers ici. Ça ne vous regarde pas nos histoires avec notre gouverneur ou avec les bêtes de nos forêts, à nous autres Acadiens. Foutez le camp et laissez-nous régler nos affaires entre nous, ou sinon nous vous chasserons de nos grèves à l'avenir, et alors bernique pour la morue !

« Quant à vous, les Acadiens de la côte est, si vous voulez que ça chauffe, ça chauffera et mieux qu'avec votre saloperie de charbon plein de soufre que vous avez le culot de vendre dix fois plus cher que le nôtre à Tantamare.

– Qu'est-ce que tu insinues avec ton soufre ? interrogea le gendre de Nicolas Parys en s'avançant les poings serrés.

– Pax ! jeta le marquis de Villedavray s'interposant très autoritaire dans sa redingote prune et son gilet à fleurs, entre les deux colosses. J'ai dit que je ne voulais pas de rixes et j'entends être obéi ! Que chacun retourne à ses travaux. L'incident est clos. Quant à vous, Gontran, s'adressa-t-il au gendre de Nicolas Parys qui l'avait insulté, vous pouvez vous apprêter à retourner les poches de vos basques pour la prochaine collecte de taxes impayées.

« Par Dieu, je ne vous oublierai pas... Et vous non plus, Amédée, fit-il, en frappant amicalement sur le bras de Defour. Vous avez été magnifique. Allons, je vois que bon an mal an nous avons appris à nous apprécier. C'est une heureuse surprise, mais il n'y a que l'adversité pour découvrir le fond des cœurs.

Souriant, il regarda avec satisfaction se disperser lentement la foule. Cantor se pencha sur son glouton blessé et des serviteurs vinrent en silence ramasser les cadavres des chiens.

Le marquis de Villedavray avait les paupières humides.

– Le geste d'Amédée m'a beaucoup ému, dit-il à Angélique, vous avez vu quelle fougue et quelle habileté a déployées cette brute épaisse pour me défendre ?... Ah ! L'Acadie ! Je l'adore ! Décidément, la vie est belle !

Chapitre 12

– Mon pauvre Wolverines, ils t'ont blessé, disait Cantor en soignant les plaies de son favori, ils disent que tu es un démon ; mais tu n'es qu'une bête innocente. Ce sont eux les démons, eux, les êtres humains.

Il philosophait, agenouillé devant son glouton qu'il avait installé devant le feu pour le panser. Wolverines avait perdu beaucoup de sang mais ses blessures n'étaient que superficielles et il ne tarderait pas à se remettre. Il écoutait Cantor lui parler en le regardant avec beaucoup d'attention et ses prunelles, lorsqu'il n'était pas habité par la nécessité de se défendre et de faire face à un ennemi qu'il fallait terrifier, avaient de profonds reflets mordorés, une mélancolie et comme l'expression anxieuse d'un être muet qui ne peut s'exprimer mais qui comprend.

– Oui, toi, tu comprends, lui disait Cantor en le caressant, toi, tu sais où se trouvent le mal et la folie. J'aurais mieux fait de te laisser dans la forêt plutôt que de t'amener parmi ces bêtes sauvages, les hommes.

– Dans la forêt aussi il aurait péri, fit remarquer Angélique oppressée par l'amertume qui vibrait dans les paroles de son jeune fils. Souviens-toi quand tu l'as trouvé, il était trop jeune pour survivre... Tu ne pouvais faire autrement que de l'élever. C'est une des propriétés de l'homme de pouvoir corriger les lois intransigeantes de la nature.

– Les lois de la nature sont droites et simples, rétorqua Cantor, docte.

– Mais aussi cruelles dans leurs exigences. Ton glouton le sait, il préfère être avec toi parmi les hommes que d'avoir péri misérablement dans la forêt sans sa mère. Cela se voit dans ses yeux.

Cantor considéra pensivement la grosse bête poilue qui, malgré sa lourdeur apparente, pouvait être si vive et si souple.

– Alors ton destin aura donc été de venir parmi nous partager nos vies ? l'interrogea-t-il en regardant Wolverines dans les yeux, dans quel but ? Quel sera ton rôle parmi nous ? Car un glouton ce n'est pas une bête comme les autres et c'est vrai qu'il est habité par un esprit particulier et c'est pour cela que les Indiens le craignent et le haïssent tant. Les coureurs de bois disent que c'est la bête la plus proche de l'intelligence des humains. On dirait qu'il peut les juger selon leur valeur morale et qu'il saisit d'instinct le fond de leur vraie nature. Un glouton saura reconnaître un homme méchant et lui fera mille noises. Perrot m'a raconté qu'un sale individu s'était réfugié dans la forêt. Un glouton du voisinage, dont il avait tué la femelle, l'a pris en haine. Il est allé jusqu'à lui percer ses seaux, lui démolir toutes ses marmites. Que faire sans un seau, sans une cope, l'hiver dans la forêt quand on ne peut même pas faire fondre un peu de neige sur le feu ? L'homme a dû décabaner, regagner avec mille peines les régions habitées. Le glouton ne lui laissait pas un instant de répit. L'homme était comme fou et disait qu'un démon invisible s'était acharné à ses pas.

– Comme c'est intéressant ! lança Villedavray. Il faudrait que je ramène un tel animal à Québec. Ce serait très distrayant.

– N'empêche que Piksarett nous a quittés, dit Angélique. Il a donné comme prétexte qu'il devait joindre Uniacké, mais j'ai senti que l'affaire de Wolverines le troublait. Reviendra-t-il ?

– Il reviendra s'il n'est pas sot. Ce qu'il y a entre les Indiens et le glouton, c'est une rivalité de bêtes des bois acharnées à survivre. Le glouton démolit les pièges sans se faire prendre parce qu'il sait que le piège est destiné à capturer l'animal et à le tuer. C'est une machine de mort qu'il se doit de détruire et même il rend inutilisable la proie déjà piégée afin de punir l'homme et de le décourager de venir en poser d'autres sur son territoire. Naturellement, cela met les Indiens en rage. Car souvent le glouton est le plus fort et certaines places où il règne doivent être abandonnées. On dit qu'elles sont maudites et qu'un démon les défend...