– N...non, je ne crois pas, balbutia-t-elle.

– Alors, pourquoi êtes-vous convaincue en votre for intérieur que Marie a été assassinée ? Par qui ? Même si cela s'est fait sur les ordres de votre bienfaitrice, ce n'est pas elle qui a pu la pousser au bord de la falaise. Elle était ici, chez les morutiers, je l'ai vue.

– Je... je ne sais pas... Il est difficile, impossible, de savoir tout d'elle, on dirait parfois qu'elle a un don d'ubiquité... et aussi elle ment tellement et ses mensonges ont un tel accent de vérité qu'on ne peut s'y retrouver, dire exactement si elle était à tel endroit ou non...

– Et... les dernières paroles de Marie... pouvez-vous me les expliquer ?... Elle a murmuré : « Au moment du naufrage elle n'avait pas ses bas rouges. »

Delphine la regarda fixement.

– Oui, c'est vrai, dit-elle, comme répondant à une question qu'elle n'avait jamais osé se poser à elle-même... ces bas rouges... qu'elle portait lorsqu'elle a débarqué à Gouldsboro, je ne les lui avais jamais vus auparavant... et je crois même pouvoir affirmer qu'elle ne les avait pas dans ses bagages à bord de La Licorne car je les ai souvent faits... Et si Marie-la-Douce a dit cela... elle le savait mieux qu'une autre puisqu'elle est descendue dans la barque avec elle...

– Que voulez-vous dire ?

– Je n'ai jamais été bien certaine de ce que j'ai vu. Il faisait si noir et après tout cela ne signifiait rien ! Après le naufrage, tout s'est brouillé dans ma tête. Je n'arrivais pas à remettre les événements en ordre. On disait que notre bienfaitrice était noyée et puis ensuite qu'elle avait été sauvée et qu'elle avait sauvé l'enfant de Jeanne Michaud. Il me semblait qu'il y avait quelque chose qui ne concordait pas. Mais maintenant, je suis sûre ; c'est avant que La Licorne donne sur les récifs que j'ai vu la duchesse avec Marie, l'enfant et le secrétaire qui prenaient place dans un canot. Presque aussitôt on a entendu ces craquements horribles et on a crié : « Sauve qui peut, nous périssons. »

– Alors tout s'expliquerait. Elle a quitté le navire avant sa perte. Pendant les deux jours où on l'a crue perdue elle rejoignait des complices à leur bord, sans doute ce voilier dissimulé dans les îles et que nous avons aperçu, elle y trouvait des vêtements de rechange, comme ces bas rouges qu'elle a inconsidérément enfilés avant de débarquer comme une naufragée misérable sur notre rive.

– Mais Marie ? Elle était aussi parmi les noyés... Faudrait-il envisager que du canot ils l'aient jetée à l'eau... Non, non, ce serait trop horrible.

– Pourquoi pas ! Tout est horrible, dans cette affaire, tout est possible... tout !... de toute façon nous ne saurons jamais... Marie est morte.

– Non ! Non ! répétait Delphine avec angoisse. Non, ce n'est pas possible. C'est moi qui dois me tromper... Nous avions déjà donné sur les récifs quand j'ai vu cette scène... Je ne suis plus certaine de rien. C'était la nuit. Ah ! Je vais devenir folle...

Il y eut un remue-ménage du côté de la porte de la maisonnette.

– Elle ? murmura Delphine en pâlissant d'effroi.

Ce n'était heureusement que Pétronille Damourt qui venait rappeler ses ouailles à la décence et à la discipline.

– Vous deviez travailler au ravaudage de vos hardes en disant le chapelet. Vous avez profité de ce que je faisais un petit somme pour venir vous distraire. Madame sera très mécontente !...

– Soyez indulgente à la jeunesse, chère Pétronille, intervint Villedavray déployant toute sa galanterie enjôleuse pour calmer la duègne. La vie est si triste sur cette plage, à attendre on ne sait quoi ? Comment pourraient-elles rester insensibles à la grâce d'un beau jeune homme armé d'une guitare ?

– C'est inadmissible !

– Allons ! Allons ! vous vous faites plus sévère que vous n'êtes. Vous aussi méritez un peu de distractions. Venez vous asseoir avec nous. Aimez-vous les grains de maïs éclatés ? Avec un peu de cassonade dessus, c'est une friandise délicieuse...

– Pétronille, chuchota Delphine à l'oreille d'Angélique, c'est elle qu'il faut questionner. Essayez de la faire parler. Elle est un peu simplette. Mais elle est au service de Mme de Maudribourg depuis plusieurs années et elle se rengorge volontiers de ce que la duchesse lui accorde toute sa confiance. Elle a dit parfois qu'elle savait bien des choses qui en effraieraient beaucoup, mais qu'on ne peut vivre intimement avec une personne aussi sainte et qui a des extases et des visions sans partager de terribles secrets.

Chapitre 11

Depuis un instant Cantor avait cessé de gratter sa guitare. Il dressait l'oreille.

– Qu'est-ce ?... Ces bruits qu'on entend ?

Venant du fort, des aboiements lointains et forcenés parvenaient jusqu'à eux.

Le jeune garçon alla sur le seuil, saisi d'un pressentiment.

– Les chiens de Terre-Neuve ! À qui en veulent-ils ?...

Les aboiements furieux s'enflaient. Dans leur paroxysme, ils évoquaient l'appel d'une meute en chasse, lancée sur la piste de la proie.

– On a détaché les chiens !

Les deux molosses apparurent, dévalant la colline, sur les traces d'une sorte de boule sombre qui fuyait devant eux.

– Wolverines !

Lâchant sa guitare, Cantor s'élança au secours de son protégé. Wolverines galopait vers le refuge de leur demeure, où il savait que se trouvait son maître, mais sa vélocité de grosse belette était gagnée de vitesse par les bonds gigantesques de ces féroces poursuivants.

Les trois bêtes débouchèrent presque ensemble, dans un nuage de poussière sur la petite place du hameau. Se sentant rejoint, Wolverines brusquement fit face, découvrant ses crocs féroces, prêt à affronter l'assaillant et à lui sauter à la gorge. Un glouton de grande taille peut facilement égorger un orignal, un lynx, un lion des montagnes. Mais il avait affaire à deux adversaires. Tandis que le premier, prudent, retenait son élan, se contentant d'aboyer à pleine gorge, mais à quelque distance, le second arrivant sur sa lancée, bondit sur Wolverines par-derrière et lui planta ses crocs dans l'échine. Wolverines se retourna et lui fendit le ventre d'un coup de griffes. L'autre chien alors s'élança. Mais Cantor arrivait. Il s'interposa, le coutelas haut levé, entre l'animal et son glouton blessé. La gorge tranchée, le colosse retomba.

Tout cela se déroula en quelques secondes dans un flot de poussière, de sang, un bruit infernal d'aboiements, de grognements, de râles, dominés par les cris aigus que poussaient les Filles du roi et leur duègne.

Comme par magie, un cercle se forma aussitôt. Tous les habitants de Tidmagouche, refluant comme par enchantement vers le lieu du drame. Les pêcheurs bretons et leur capitaine, les Indiens qui traînaient, quelques-uns des Acadiens sédentaires, Nicolas Parys, sa suite de concubines et de serviteurs, de coureurs de bois et de hobereaux, les compagnons de ses beuveries. Tous contemplant les chiens qui achevaient d'expirer dans une mare de sang, le glouton lui aussi sanglant continuant à darder ses yeux flamboyants alentour et à menacer ceux qui l'approcheraient de ses dents aiguës. Cantor se tenait debout à ses côtés, son couteau au poing, les yeux aussi étincelants que ceux de l'animal.

Il y eut un silence incertain, puis le propriétaire du lieu, le vieux Parys, s'avança quelque peu en direction de Cantor.

– Vous avez tué mes bêtes, jeune homme, fit-il d'un air mauvais.

– Elles attaquaient la mienne, répliqua Cantor hardiment. Vous avez vous-même prévenu qu'elles étaient dangereuses et qu'il fallait les tenir à la chaîne. Qui les a détachées ? Vous ou elle ? ajouta-t-il en pointant son couteau sanglant dans la direction d'Ambroisine.

La duchesse se trouvait au premier rang, affichant juste ce qu'il fallait d'expression épouvantée pour une dame bien née contemplant un aussi répugnant spectacle. Malgré sa maîtrise, l'attaque de Cantor la prit de court et elle lui lança un regard de haine implacable. Promptement elle se ressaisissait, retrouvait son expression douce, sereine, un peu puérile qui donnait envie de la protéger.

– Mais que lui prend-il ? s'exclama-t-elle d'un ton effrayé. Cet enfant est fou.

– Cessez de me traiter d'enfant, répliqua Cantor en la fixant avec colère. Il n'y a pas d'enfants pour vous. Rien que des mâles pour vos plaisirs... Vous vous croyez habile !... mais je dénoncerai vos turpitudes à la face du monde...

– Oui ! Il est fou ! cria quelqu'un.

Angélique vint se placer à côté de son fils et lui posa vivement la main sur le bras.

– Calme-toi, Cantor, dit-elle à mi-voix, calme-toi, je t'en prie, ce n'est pas l'heure.

Elle avait l'impression alarmante qu'aucun des êtres présents, au moins parmi les hommes, n'était prêt à entendre de telles accusations contre la duchesse de Maudribourg. Ils en étaient encore au stade de la fascination sans condition, aveugles ou envoûtés. Et, en effet, les paroles de Cantor soulevaient une houle de protestations furieuses.

– Oui... il est fou, le gamin !

– Je vais te faire rentrer tes paroles dans la gorge, morveux, gronda le capitaine du Faouët en s'avançant d'un pas.

– Venez, je vous attends, répliqua Cantor brandissant son long couteau de coureur de bois, vous ne serez qu'une mauvaise bête de plus que j'égorgerai, tout morveux que je sois.

Les pêcheurs bretons indignés de cette réponse faite à leur capitaine grondèrent et s'interposèrent.

– N'y allez pas, capitaine. Il est dangereux, ce jeune-là...

– Et puis méfiez-vous... Il est trop beau pour être un humain... C'est peut-être...

– C'est un archange, lança la voix douce d'Ambroisine.