Il avait l'air si étonné en faisant cet aveu que Villedavray gloussa de rire dans son coin.

– Maintenant je comprends que je n'ai été qu'une de ses victimes innombrables, que Marie sans doute en est une autre, et je voudrais mettre tout en œuvre pour l'arracher à ses griffes. Le hasard a voulu que, vous escortant, je retrouve ici celle que j'aime, alors que je la croyais déjà voguant sous d'autres cieux, et ne jamais la revoir... L'occasion me semble offerte de la sauver... Mais elle me fuit. Vous, peut-être, pourrez lui parler, la convaincre de mon amour, de mon désir de l'aider.

– J'essaierai.

Depuis qu'elle avait découvert le véritable caractère d'Ambroisine de Maudribourg, Angélique s'interrogeait, non sans malaise, sur les rapports qui unissaient la « Bienfaitrice » aux jeunes femmes qui l'entouraient. Jeunes filles, sages, pieuses, recrutées dans les orphelinats de l'Hôtel-Dieu pour aller se marier en Nouvelle-France, telles que Marie-la-Douce, la raisonnable Henriette, la charmante et timide Mauresque, Antoinette, quelques autres encore, effacées, dociles, gentilles, une veuve discrète comme Jeanne Michaud et son petit Pierre, des demoiselles de petite noblesse, pauvres mais choisies pour la décence de leurs manières, leur esprit ouvert et cultivé, et même parfois une personnalité qui ne manquait pas de piquant et de caractère comme Delphine Barbier du Rosoy ou Marguerite de Bourmont. Sans parler de la vieille duègne Pétronille Damourt, brave et bonne quoique un peu simple.

Or, certaines d'entre elles connaissaient la duchesse depuis longtemps. Pétronille semblait presque l'avoir élevée. D'autres seulement depuis quelques mois, lorsqu'elle les avait retenues pour l'expédition en Nouvelle-France. Toutes sans exception l'adoraient. Elle n'avait vu que Julienne – une fille des rues qui déparait dans le lot et qui avait dû s'y glisser pour échapper à un départ pour les îles – qui la détestait et l'avait d'ailleurs crié sans ambages.

Mais le dévouement des autres était sans bornes à l'égard de la duchesse.

N'y avait-il pas, même, dans ses manifestations quelque chose d'excessif, d'anormal ? Elle se souvenait de leur émotion délirante quand on avait annoncé que la « Bienfaitrice » était sauvée des eaux, comme elles s'étaient jetées à ses pieds, l'étreignaient, embrassant ses genoux, sanglotant de joie. Et en une autre circonstance, le premier soir, lorsqu'elles craignaient que la duchesse ne trépassât, leur affolement disproportionné, leurs supplications pour qu'Angélique restât au chevet de la malade, toutes ces filles folles pendues à sa robe, leur insistance étrange... Que savaient-elles de la duchesse ?

Étaient-elles dupes, inconscientes, envoûtées, terrorisées ? La requête du lieutenant de Barssempuy lui offrait l'occasion d'en savoir plus long.

Elle aborda Marie-la-Douce, à l'abri d'une des maisons du hameau. La jeune fille était allée cueillir des fleurs sur la falaise et revenait par un sentier qui passait derrière cette cahute désaffectée. De là Angélique espérait que la duchesse ne la verrait pas parler à l'une de ses protégées.

Elle arrêta le mouvement de recul de Marie à sa vue.

– Ne fuyez pas, Marie. J'ai à vous parler sans témoins. Nous disposons de peu de temps.

Les fleurs aux doigts, la jeune fille la regardait sans pouvoir dissimuler son effroi. Elle était assez jolie avec une expression timide mais aussi primesautière qui intriguait. Son plus grand charme résidait en un cou ravissant, des yeux bleu de ciel, des cheveux blonds et légers, une grâce de fleur simple et fragile. Mais elle avait beaucoup maigri ces derniers temps, sans doute épuisée, mal remise de ses blessures par tant de voyages et de changements.

Elle était pâle. Sa peau et ses lèvres semblaient gercées par la sécheresse et le sel. Surtout elle avait une expression traquée que traduisaient ses prunelles dilatées, un peu fixes, sa bouche entrouverte comme si le souffle lui eût manqué. Angélique aussi se sentait à l'intérieur d'elle-même comme un câble tendu à se rompre.

Il n'y avait pas de temps pour les détours entre elles.

– Marie, dit-elle. Vous, vous « les » avez vus ? Vous répétiez lorsqu'on vous a amenée à moi : « Les démons, je les vois, ils me frappent dans la nuit... » Vous avez vu ces hommes qui sont sortis de la nuit avec des gourdins pour achever les naufragés... Maintenant, parlez, dites-moi tout ce que vous croyez savoir, soupçonner... Il faut que ces crimes s'arrêtent... C'est elle, c'est elle, n'est-ce pas, qui leur donne des ordres ?...

La jeune fille l'avait écoutée d'un air terrifié. Elle ne put que secouer la tête en une dénégation affolée.

– Vous vivez près d'elle, dans son intimité, depuis deux années, insista Angélique qui avait l'impression que les minutes lui étaient comptées, vous ne pouvez pas ignorer qui elle est. Maintenant vous devez parler afin de m'aider, avant que nous soyons tous morts, détruits... Parlez.

Marie-la-Douce eut un sursaut de brûlée.

– Non, jamais, dit-elle, farouchement.

Angélique l'attrapa vivement par son poignet frêle.

– Pourquoi ?

– Je ne peux oublier ce qu'elle a fait pour moi. J'étais seule au monde, sans autre avenir que les murs de ce couvent. Elle s'est intéressée à moi, m'a permis de revivre, de m'épanouir, d'être heureuse enfin...

Elle baissa les paupières.

– C'est bon d'être aimée, murmura-t-elle.

Jusqu'à quel point l'amoralité habile d'Ambroisine avait-elle abusé de la naïveté d'une jeune fille orpheline, maintenue dans un esprit d'enfance par sa nature rêveuse, la solitude et l'ignorance de la vie. Il était difficile de le déceler.

– Si ce n'était que cela, dit Angélique en pesant ses mots, je ne vous jugerais pas. Mais elle est pire que cela, vous le savez. Elle est capable de tout. Un abîme de perdition, le Mal à l'état pur. Aimée, dites-vous ? Barssempuy vous aimait. Il voulait vous épouser. Vous a-t-elle seulement mise au courant de sa démarche ? Non, je le vois à votre expression stupéfaite. Peut-être même a-t-elle médit de lui devant vous, tandis qu'elle lui faisait savoir que vous le repoussiez... et qu'elle le séduisait pour son propre compte. Et c'est cette femme-là, diabolique, effrayante, qui vous a pris votre bien-aimé, que vous voulez défendre, protéger d'un châtiment mérité ! Parlez, je vous en conjure. Parlez !

– Non ! Je ne sais rien, s'écria la jeune fille en se débattant, je vous assure que je ne sais rien...

– Si. Vous soupçonnez, vous devinez, vous vivez trop proche d'elle pour ne pas remarquer certaines choses... Elle a des complices, n'est-ce pas, ces naufrageurs qui ont voulu vous tuer sur la plage ? Voyez, elle vous a sacrifiée, immolée comme les autres...

– Non, pas moi...

– Que voulez-vous dire ? Pourquoi pas vous ?...

Mais arrachant son poignet à l'étreinte d'Angélique, Marie-la-Douce s'enfuit courant comme une folle pourchassée...

Il faudrait essayer encore, se disait Angélique. Maintenant, elle savait que l'entourage de la duchesse pourrait lui apporter des renseignements précieux. Mais on venait de comprendre que ce ne serait pas facile. Ces êtres jeunes, vulnérables ou trop simples, étaient maintenus dans le silence par la terreur, la honte, la docilité, l'habitude inhérente aux gens du peuple de ne pas juger les affaires des grands selon la mesure du commun. La sottise, l'ignorance, la naïveté, l'innocence. Comme Ambroisine avait su user habilement de tout cela pour parvenir à ses buts !

– Vous semblez triste, lui dit Villedavray qui se balançait dans son hamac en grignotant des grains de maïs que Cantor avait fait éclater sur des braises. Allons, ma chère Angélique, il ne faut pas se laisser assombrir ni prendre trop à cœur la vilenie de l'espèce humaine. La rencontrer, la supporter, cela fait partie de nos obligations terrestres. Il y a des compensations. Vous verrez, quand nous serons à Québec et que nous dégusterons un petit verre de rossoli, au coin du feu en écoutant votre charmant fils nous jouer de la guitare. Vous oublierez tout ça... Nous en rirons ensemble.

Mais, malgré ces encouragements, Angélique ne se sentait pas prête à rire de quoi que ce soit. Elle regardait sans cesse par la porte ou la fenêtre. Elle ne savait pas exactement ce qu'elle guettait ainsi. Peut-être la silhouette d'un voilier grandissant à l'horizon et pénétrant dans la rade ?

Vers la fin de l'après-midi, elle se précipita dehors car elle croyait distinguer un point infime dans l'éblouissement métallique de la lumière vers l'est. La main sur les yeux, elle resta en observation.

Elle entendit Delphine du Rosoy, non loin d'elle, héler Marie-la-Douce et lui dire :

– Mme de Maudribourg est allée cueillir des airelles avec Pétronille et la Mauresque. Elles vous attendent près de la croix bretonne pour les aider à porter les paniers...

La jeune fille s'éloigna par le chemin par lequel le matin les fidèles s'étaient rendus à la messe. Un instant, elle hésita se demandant si ce n'était pas l'occasion de renouveler sa tentative près de Marie. Celle-ci avait dû réfléchir. Même de loin Angélique avait pu discerner que la pauvre fille avait les yeux rouges et le visage ravagé. Mais en essayant de la suivre et de l'aborder sur le chemin de la falaise elle risquait de voir la duchesse de Maudribourg venir à leur rencontre. Elle rentra chez elle.

De son hamac, le marquis suivait les allées et venues du lieu tant par la porte que par la fenêtre.

– La pêche sera mauvaise aujourd'hui, émit-il, la morue sera mal salée et il y aura beaucoup de doigts coupés parmi les « trancheurs »...

– Pourquoi donc ?...

– Mme de Maudribourg est allée visiter ces messieurs. Je l'aperçois là-bas qui se mêle aux pêcheurs comme une reine à ses vassaux, escortée de notre capitaine breton qui fait des ronds de jambe. Il a beau se défendre d'être dur comme l'acier, elle le sidère...