Maintenant il semblait que tout se jouait à nouveau, mais à l'état pur, avec une violence inouïe. C'était en ces quelques jours qu'elle devait à la fois le perdre et le retrouver. Et toutes les douleurs allaient se trouver ranimées, résumées. Et toutes les joies aussi, peut-être plus tard.
Elle s'éveilla plus calme, plus sûre d'elle-même. C'était le premier jour.
Avant de se lever, elle continua de raisonner chaque fait, dans un demi-sommeil, comme on prépare à l'avance chaque point d'une bataille. Et d'abord, il y avait cette intuition qui ne cessait de la tourmenter, qu'un lien existait entre Ambroisine de Maudribourg et les naufrageurs qui s'étaient attachés à leurs pas pour leur nuire.
« Ils ont un chef, avait dit Clovis, dont ils prennent les ordres, qui est à terre. Ils l'appellent Belialith. »
Belialith ! Cela sentait le surnom satanique et il s'en dégageait une sorte de féminité ambiguë.
Elle battit le briquet, alluma la mèche dans la veilleuse d'huile de phoque qu'elle avait posée sur un escabeau et chercha l'enveloppe qu'elle avait glissée sous son oreiller, en retira le papier trouvé dans la poche du naufrageur.
Une fois de plus, elle relut les mots tracés, elle approcha le feuillet de ses narines, fermant les yeux, cherchant à capter le parfum qui en émanait.
– Je viendrai ce soir si tu es sage...
Ambroisine !
Une vision se dégageait... Le naufrageur à la tignasse d'ours, au gourdin sanglant. Ambroisine... Ambroisine enchaînant cette brute grossière par ses caresses perverses... Tout était possible. Et si cela était, alors tout à coup les paroles de Lopez, le matelot de Colin sur Le Cœur-de-Marie, prenaient un sens : « Quand tu verras le grand capitaine à la tache violette, tu sauras que tes ennemis ne sont pas loin. »
Job Simon, le capitaine de La Licorne, le vaisseau frété par la duchesse de Maudribourg pour amener les Filles du roi à Québec... Mais c'était un brave homme et qui le premier avait dénoncé l'attentat dont il avait été victime.
Où se situait le pont qui reliait ces trois inconnues : le navire à la flamme orange et son équipage de bandits, La Licorne portant Job Simon et la duchesse, et Le Cœur-de-Marie appartenant au corsaire Barbe d'Or, aujourd'hui Colin Paturel, car, lui aussi, bien qu'indirectement et non concerté sciemment, semblait avoir fait partie du complot destiné à abattre Peyrac et à ruiner Gouldsboro.
Angélique frémissait d'excitation. Il lui parut qu'elle était sur le point d'atteindre une vérité importante.
Mais soudain elle se décourageait. Non, cela ne tenait pas ! Un détail et non des moindres démolirait toujours l'échafaudage de ses hypothèses. C'était ces mêmes naufrageurs qu'elle accusait d'être les complices de la duchesse de Maudribourg, qui avaient attiré La Licorne sur les récifs et massacré son équipage. Donc, ils ne pouvaient avoir reçu l'ordre d'Ambroisine d'accomplir un tel forfait, puisqu'il s'agissait de son propre navire, qu'elle était à bord et n'avait été sauvée de la noyade que par miracle.
Par miracle !... à moins que !... que l'heure fût venue que se réalisât la vision entrevue par la religieuse de Québec.
La démone chevauchant une licorne... sortant des eaux, abordant au rivage de Gouldsboro...
Une femme portant un enfant dans les bras avait posé son petit pied chaussé de cuir précieux sur le sable... Sa cheville gainée de soie rouge se tendait avec élégance...
Ses vêtements étaient déchirés, salis... Mme Carrère, qui les avait nettoyés et ravaudés, disait :
– Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans ces vêtements... quelque chose de pas net. On dirait que...
Voulait-elle dire qu'on les a déchirés, salis intentionnellement !
Angélique aujourd'hui se reprochait de ne pas avoir interrogé avec plus de soin la Rochelaise, de ne pas l'avoir obligée à exprimer toute sa pensée.
Chapitre 7
Angélique avait décidé de reprendre le pourpoint de Joffrey à Ambroisine. Elle guetta le départ de son ennemie pour la messe.
Elle vit toute une compagnie, la « Bienfaitrice » en tête, se diriger vers le promontoire où la cloche de la petite chapelle appelait les fidèles.
Ici à Tidmagouche, la duchesse paraissait tenir sa cour à l'instar d'une reine. Arrivée la première, elle s'était solidement implantée. Angélique aurait du mal à la détrôner. Il lui fallait non seulement ses filles, son secrétaire, Job Simon, pour l'escorter, mais encore ses admirateurs et soupirants au grand complet. Nicolas Parys était là ainsi que quelques-uns de ses hôtes la veille, y compris le capitaine du morutier, bon nombre des pêcheurs bretons et naturellement Villedavray, très détendu, faisant des ronds de jambe, et suivant le sentier sablonneux avec autant de grâce et d'apprêt qu'une allée de Versailles.
Dès que le cortège eut disparu au tournant du bois, Angélique se précipita dans la demeure d'Ambroisine. Elle se saisit du pourpoint de Joffrey et le serra sur son cœur. Puis elle regarda autour d'elle.
L'idée lui vint de profiter de cet instant pour essayer d'en savoir plus long sur son ennemie. Elle commença d'ouvrir les coffres, les sacs, les tiroirs des meubles.
Elle retournait des étoffes, des lingeries. Il en émanait ce parfum envoûtant qui avait frappé Angélique dès l'instant où la duchesse avait mis les pieds sur la plage.
Instant étrange, hors du temps, sans dimension. Elle frissonnait en y songeant. Quelle en était la signification invisible ?
D'où tenait-elle toutes ces robes, cette naufragée ?... Les coffres étaient pleins. Présents de ses admirateurs, de Joffrey ?... Une brusque douleur la tenailla. Mais elle s'interdit de penser plus loin.
Elle continua ses investigations, mais ne retint rien qui pût l'éclairer. Tout à coup, de la poche d'une robe, un pli tomba. C'était une lettre de plusieurs feuillets. Angélique la ramassant la reconnut au premier coup d'œil : c'était la lettre du père de Vernon.
Chapitre 8
Comment cette lettre était-elle tombée entre les mains de la duchesse de Maudribourg ? Avait-elle fait poursuivre, tuer l'enfant suédois, porteur de ce message d'outre-tombe du grand jésuite ? Pourquoi avait-elle voulu s'en emparer à tout prix ? Pourquoi le conservait-elle par-devers elle ? Quel secret d'une importance extrême contenaient ces lignes qu'Angélique n'avait pu lire jusqu'au bout ?
Aux premiers mots, sous le coup de l'émotion pénible, elle n'avait pu poursuivre sa lecture, elle avait posé la missive sur la table et, à ce moment, Ambroisine était entrée dans la chambre et l'enfant messager s'était enfui. Combien de fois par la suite s'était-elle reproché sa sensibilité impulsive qui l'avait détournée de connaître aussitôt la teneur entière de cette épître, dont peut-être dépendait leur sort à tous ?
Une des raisons qui l'avaient poussée à essayer de rejoindre Peyrac au plus tôt, au lieu de l'attendre sagement à Gouldsboro, ç'avait été la hantise de cette lettre disparue, qui semblait l'accuser de façon dangereuse et irréparable, et qui risquait d'atteindre son implacable destinataire, le père d'Orgeval, avant qu'elle-même et son mari aient pu établir un plan de défense contre d'aussi affreuses calomnies.
Mais maintenant qu'elle l'avait retrouvée ici, dans l'antre de la Démone, elle s'apercevait qu'un lent travail s'était fait en elle, la guidant insensiblement à comprendre le sens caché des mots écrits par le jésuite, mots qui, au premier abord, lui avaient déchiré le cœur, comme lui révélant la trahison, à son endroit, d'un ami sûr... d'un ami cher...
Serrant contre elle son précieux butin, le pourpoint de velours vert et la lettre du père de Vernon, Angélique regagna furtivement sa propre habitation. Elle s'y barricada et, posant le vêtement de Joffrey sur la table près d'elle, elle déplia les feuillets de la lettre épaisse, qui, durcis par la sécheresse, crissèrent dans le silence de la cahute.
Ses yeux aussitôt reconnurent les mots déjà lus.
Oui, mon père, vous aviez raison... la Démone est à Gouldsboro... y faisant régner une atmosphère de désordre, de luxure et de crimes...
Mais cette fois la haute écriture élégante du jésuite ne lui parut pas hostile et accusatrice. L'ami était là, devant elle. De ces lignes tracées, émanait la vérité de sa personne, à la fois distante, froide et chaleureuse. Par cette lettre qu'elle tenait à nouveau entre ses mains, elle comprit qu'il allait lui parler à mi-voix, lui communiquer, en confidence, son terrible secret. Puisque sa lettre portant son suprême message n'avait pu parvenir à celui auquel elle était adressée, le père de Vernon la lui remettait à elle, Angélique, la comtesse de Peyrac, comme il avait essayé de la lui remettre au moment de sa mort. « La lettre... pour le père d'Orgeval... il ne faut pas qu'elle... »
Elle comprenait maintenant le sens de ses mots suprêmes. Rassemblant ses dernières forces, il voulait supplier : « Il ne faut pas qu'elle s'en empare. La Démone... Veillez-y, madame. Moi seul connais la vérité et si elle s'en empare, elle l'étouffera... Et le Mal et le Mensonge continueront d'égarer les esprits, de plonger les êtres dans le malheur et dans le péché... En ces quelques jours à Gouldsboro, frappé d'effroi sous l'intuition qui m'assaillait, j'ai mis toute ma science mystique et ma volonté de bien à découvrir cette vérité... Et l'ayant découverte, dévoilée, dénoncée par cet écrit, voici que je meurs sans avoir pu la faire éclater au grand jour... Essayez, madame, de prendre de vitesse ces démons... Cette lettre... pour le père d'Orgeval... il ne faut pas qu'elle... »
C'était comme s'il lui avait expliqué tout cela, tout bas, assis à ses côtés. Alors, rassemblant ses forces, et presque pieusement, Angélique entreprit de lire la suite des lignes qu'elle n'avait pas eu le temps de déchiffrer naguère.
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