Et, en effet, les yeux du vieux Parys par-dessus les carcasses qui s'amoncelaient de plus en plus devant lui ne cessaient d'examiner autour de lui, tandis que les autres se débattaient tant bien que mal avec ce qu'ils avaient dans leurs assiettes.
Les regards de Nicolas Parys s'attardaient sur Angélique, sur Piksarett qui avait pris place d'office à la droite de sa « captive », sur Cantor qui se trouvait à sa gauche. Puis les vins ayant été versés dans les hanaps d'or, les langues se délièrent et l'on commença à échanger des histoires.
Au premier abord et trompée par la semi-obscurité, Angélique s'était imaginé que tous les hommes présents lui étaient inconnus mais elle reconnut dans l'un d'eux le capitaine de La Licorne Job Simon, l'homme à la tache violette. Sa barbe touffue et sa chevelure hirsute avaient encore grisonné. Il était encore plus voûté et ses yeux globuleux sous ses sourcils hérissés regardaient fixement devant lui.
Il y avait aussi le secrétaire Armand Dacaux et elle se demanda comment elle avait pu ne pas le reconnaître aussitôt, le confondre dans « cette assemblée de malandrins », car il lui avait toujours paru un homme de manières distinguées quoique un peu obséquieuses. Mais – jeu de la pénombre ou de son imagination inquiète – voici que la ventripotence discrète de M. Armand lui ressortait comme une obésité malsaine, son menton assez plein, ses lèvres épaisses ouvertes sur un sourire qui se voulait toujours aimable, trahissant une sensualité écœurante. Derrière les verres de ses lunettes brillait l'éclat d'un regard fixe, émerillonné, la monture des lunettes tout à coup paraissait énorme, lui donnait un air de hibou cruel, un peu fou.
Il y avait aussi l'aumônier de Nicolas Parys, un Récollet suant et congestionné, à la trogne allumée par l'alcool.
Non loin d'elle se trouvait le capitaine du morutier qui était à l'ancre dans la baie, l'homme du Faouët. C'était un autre type, plutôt maigre, taillé dans du granit. Elle s'aperçut qu'il buvait comme un trou, mais ne se laissait jamais aller. Ses libations se trahissaient par l'arête de son nez mince devenant de plus en plus rouge. À part cela, il restait raide sur son banc, riait à peine, mangeait solidement.
Villedavray sauvait l'atmosphère en racontant avec esprit des gauloiseries accessibles à tous et qui mettaient de bonne humeur.
– Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé un jour, commençait-il de sa voix douce.
Il avait le don de tenir son auditoire en haleine jusqu'au moment où l'un de ceux qui l'écoutaient bouche bée grommelait :
– Gouverneur, vous nous faites marcher.
– Eh bien ! Oui, convenait-il, ce n'était qu'une plaisanterie.
– On ne sait jamais avec lui s'il ment ou s'il raconte la vérité, disait quelqu'un.
– Savez-vous ce qui m'est arrivé à mon dernier anniversaire ?
– Non ?
– Eh bien ! voilà, comme chaque année j'ai réuni tous mes amis à bord de l'Asmodée, ce ravissant bateau, un petit Versailles flottant... vous le connaissez tous... La fête battait son plein quand tout à coup...
– Quoi donc !...
– Le bateau a sauté.
– Ha ! Ha ! Ha ! s'esclaffèrent bruyamment les convives.
– Vous riez, dit Villedavay d'un ton peiné, et pourtant c'est la vérité. N'est-ce pas vrai, chère Angélique ? Et vous, Defour, n'est-ce pas vrai ? Le bateau a sauté, flambé, coulé...
– Fichtre ! dit Nicolas Parys, quand même saisi, comment vous en êtes-vous tiré ?
– Par intervention céleste, dit dévotement Villedavray en levant les yeux au ciel.
Angélique admirait Villedavray de se montrer si plein d'aisance ; il mangeait de bon cœur et ne paraissait plus songer aux recommandations qu'il avait faites à Angélique à propos de poison. Il est vrai que dans une telle pénombre il n'y avait rien d'autre à faire que d'adresser une prière au ciel à chaque bouchée et de penser à autre chose. Malgré elle, Angélique hésita lorsque le capitaine breton lui tendit une jatte remplie d'un liquide indistinct.
– Goûtez-moi cette sauce, madame. Tout est bon dans la morue quand elle est fraîche. La tête, la langue, le foie. On les délaye dans l'huile et le vinaigre avec un piment... goûtez cela.
Elle le remercia et l'entretint afin qu'il ne remarquât pas trop qu'elle ne faisait pas honneur au mets en question. Elle s'informa s'il était satisfait de la saison de pêche. Depuis combien d'années venait-il dans le coin ?
– J'y suis quasiment né. J'y venais déjà avec mon père quand j'étais moussaillon. Mais il ne faut pas se laisser prendre par l'Amérique. Si j'avais écouté le vieux Parys, je ne serais plus qu'une épave. Quatre mois l'an, cela suffit ! Les dernières semaines on est tous à moitié dingues. C'est la sécheresse, le travail de forçat... J'ai encore et encore de la morue à saler et des cales à remplir, je n'en vois pas le bout... Mon fils est malade, ça le prend chaque saison vers la fin, quand la poudre tombe des arbres... Il ne peut plus respirer. Je dois le laisser sur le navire en rade, il a plus d'air...
Malgré la faconde du marquis, Angélique, lorsque ses yeux rencontraient ceux d'Ambroisine, ne pouvait surmonter sa tension intérieure. Par instants, sans même en avoir conscience, elle se tournait vers la porte. Joffrey allait-il surgir tout à coup ? S'il avait pu se dresser sur le seuil, sa haute silhouette de condottiere dominant l'assemblée, son regard d'aigle se posant sur ces faces diverses dans la pénombre, ah ! quel soulagement ! Peut-être un sourire caustique naîtrait-il à ses lèvres en les apercevant tous et elle parmi eux. Il connaissait son monde. Mais il ne craignait personne. Même ces hommes-ci devaient changer d'allure et de ton lorsqu'ils s'adressaient à lui, elle en avait la certitude. Ah ! Pourquoi n'était-il pas là ?... Où était-il ?
Une crainte affreuse l'envahissait. Et s'ils l'avaient tué ? Là, sur cette grève perdue, dans ce bouge du bout du monde, poussée par la Démone, ils l'avaient tué !
Sous le regard de Nicolas Parys qu'elle sentait revenant à elle continuellement, elle se forçait à avaler, craignant qu'il ne la traitât de mijaurée. Heureusement, il y avait à ses côtés Piksarett déchiquetant allègrement sa viande de ses dents de belette et Cantor absorbé à se réconforter avec la conscience pure d'un jeune homme qui a fait une longue étape dans la journée.
Le vieil homme essuya ses lèvres grasses avec un pan de sa perruque.
– Eh bien ! Vous voici, madame de Peyrac, dit-il tout à coup, comme répondant à une réflexion intérieure. C'est une bonne idée d'être venue me rendre visite. Cela me confirme dans mon désir de vous voir régner sur ces lieux.
– Que voulez-vous dire, monsieur ?
– J'en ai assez de ce bled infâme. Je veux retourner au royaume de France pour m'y distraire un peu. Je voudrais vendre mes domaines à votre époux... Mais, contre quoi, voilà la question... Je lui ai demandé de me donner en échange le secret de la fabrication de l'or. Il veut bien, mais cela me paraît compliqué...
– Mais non, c'est au contraire très simple, interrompit la voix enchanteresse d'Ambroisine. Vous qui avez l'esprit si délié, cher Nicolas, je m'étonne que vous vous effrayez de si peu. M. de Peyrac m'a tout expliqué, il n'y a rien de magique, il s'agit seulement de science de chimie et non d'alchimie.
Elle se mit à décrire l'un des processus de la fabrication de l'or que Joffrey de Peyrac avait mis au point particulièrement pour les mines de la région. Angélique reconnaissait au passage les termes familiers dont se servait Joffrey pour lui expliquer ses travaux.
– Comme vous êtes savante, chère petite madame ! s'exclama Villedavray en regardant Ambroisine d'un air ravi, c'est un plaisir de vous entendre et comme, en effet, tout paraît simple. Désormais il me paraît préférable d'amasser de l'or de la façon dont vous dites, plutôt que par des procédés arriérés, comme d'aller faire rendre gorge aux corvéables ou de collectionner les boutons d'habits ou d'uniformes des naufragés de nos côtes...
Nicolas Parys renifla et plissa son nez à plusieurs reprises en le regardant fixement. Le marquis souriait d'un air innocent.
Angélique profita du silence assez lourd qui régna un instant pour poser une question.
– Vous avez donc vu mon mari récemment, interrogea-t-elle en essayant de donner à sa voix un ton ferme et naturel. Il est venu ? Ici ?
L'autre se tourna vers elle d'un air bourru et interloqué et l'observa en silence.
– Oui, répondit-il enfin. Oui, je l'ai vu... (Et il ajouta d'un ton un peu bizarre :) Ici...
Chapitre 6
– Vous n'avez donc pas remarqué les boutons de son habit ? disait Villedavray en la reconduisant à sa demeure. De l'or pur, frappé d'armes. Le noble officier qui en para son uniforme est depuis longtemps digéré par les crabes. J'avais entendu dire que Parys avait commencé ainsi. Peut-être pas en ces lieux-ci, mais les côtes ne manquent pas de par le monde où piller les naufragés. C'est une industrie qui rapporte, pour peu qu'on sache s'organiser. On raconte qu'il a un coffre plein de plus de mille boutons, rien que de l'or frappé de toutes les armes de noblesse du monde. Ce n'était qu'un bruit mais maintenant je suis certain de la chose. Vous avez vu comme il a tiqué lorsque j'ai fait allusion à certaines façons d'amasser de l'or ?
– Êtes-vous assez prudent ? Vous ne devriez pas le provoquer ainsi. Il est peut-être dangereux.
– Mais non ! Nous avons l'habitude, lui et moi, d'échanger ainsi quelques piques. Tout compte fait nous sommes bons amis...
Il avait l'air satisfait et détendu.
– En somme, tout s'est bien passé ! Nous sortons en bonne santé de ces agapes obscures !... C'est un résultat. Je suis content de ma soirée... Dormez bien, chère Angélique. Tout va s'arranger... Confiance...
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