Le reste de la caravane était arrivé en fin d'après-midi. Les gens étaient fourbus, dévorés par les moustiques et les sangsues des marécages.

Le marquis de Villedavray vint, à l'heure du souper, gratter à l'huis de la cahute où elle s'était installée avec son fils et ses bagages.

– Êtes-vous prête, chère amie ?

Angélique l'admira de se présenter fringant dans une redingote de soie prune ouverte sur un gilet brodé de petites roses et chaussant des souliers à boucles.

– J'emporte toujours une tenue de rechange avec moi, expliqua-t-il.

Non sans mérite, il avait encadré son visage boursouflé de piqûres de moustiques d'une perruque poudrée.

– Je connais les habitudes du vieux. Il réclame un certain protocole. À part cela, je vous avertis tout de suite, nous allons nous trouver dans la plus belle assemblée de bandits qu'on puisse rencontrer à cent lieues à la ronde. Nicolas Parys a le don de s'entourer de crapules sans gloire. Il les attire, semble-t-il, à moins que les gens ne débauchent à son contact.

Il regardait autour de lui avec appréhension.

– L'absence du comte rend notre situation encore plus difficile. Une vraie malchance ! Qu'avait-il besoin d'aller se promener à Plaisance ! Mais on affirme qu'il sera de retour dans moins de deux semaines... De toute façon, ne nous séparons pas, chuchota-t-il. J'ai demandé à être logé dans votre voisinage. Veillez aussi à votre nourriture. Ne mangez que ce que vous aurez pris dans le même plat que les invités et attendez pour porter la nourriture à votre bouche qu'ils aient commencé de manger. J'en ferai autant, et j'ai fait également cette recommandation à votre fils Cantor.

– Si les autres convives sont dans le même état d'esprit et si nous attendons tous, dit Angélique avec un rire nerveux, ça va être drôle !

– Ne plaisantez pas !

Villedavray était sombre.

– Je suis très inquiet. Nous voici dans l'antre de Messaline et du roi Pluton.

– L'avez-vous vue ? interrogea Angélique.

– Qui cela ?

– La duchesse !

– Non, pas encore, répondit le marquis d'un air qui prouvait qu'il n'avait aucune hâte de la rencontrer. Et vous ?

– Oui, je l'ai vue.

L'œil du marquis s'alluma.

– Et alors ?...

– Nous avons échangé quelques paroles, assez vives je le reconnais, mais, comme vous le voyez, nous sommes encore en vie toutes deux.

Le marquis de Villedavray l'examinait.

– Vous avez les yeux rouges, dit-il, mais vous ne semblez pas abattue. Bien ! Cramponnez-vous. J'ai comme un pressentiment que la partie va être serrée.

Pour une fois la langue acérée du marquis de Villedavray parut à Angélique s'être montrée au-dessous de la vérité et avoir fait des hôtes de Nicolas Parys et de lui-même une description, après tout, assez indulgente.

En les dénonçant comme une assemblée de bandits, il n'avait pas traduit l'impression inquiétante que l'on éprouvait, en la présence de Nicolas Parys et de ses hôtes et voisins. Ils semblaient le produit à la fois de la vie rude, de la débauche sans frein, d'une avidité de rapaces à thésauriser tout ce qui pouvait tomber sous la main ou se monnayer dans les parages de ce nid d'aigles. Une sorte d'hérédité de noblesse donnait à ces hommes exilés sur la terre d'Amérique un goût du faste, grossier et comme dégénéré mais assez impressionnant.

Pas de femmes ici, à part Ambroisine et Angélique ce soir, ou des Indiennes concubines qui erraient aux alentours de l'habitation, insolentes ou abruties d'alcool.

Nicolas Parys avait eu une fille d'une Indienne qu'il avait épousée. Il l'avait fait élever aux Ursulines et l'avait mariée au fils d'un hobereau du voisinage, lui donnant en fief la presqu'île de Canso et l'île Royale.

À la lueur fumeuse de grosses torchères de résine plantées dans des anneaux de fer au mur et dans des candélabres, la table apparut emplissant la pièce comme pour un banquet, surchargée de victuailles de toutes sortes parmi lesquelles s'alignaient tant bien que mal les écuelles de bois destinées aux hôtes du festin ainsi que quelques cuillères et couteaux disparates.

On comprenait qu'en bien des cas les doigts devaient faire office de fourchettes.

En revanche, pour le vin il y avait de véritables hanaps d'or ou de vermeil, et Villedavray guigna immédiatement dessus. Ainsi que sur des petits verres de cristal taillé destinés à l'alcool.

La boisson ici était reine. On la comprenait à cet apparat dont on l'entourait et aux nez généreusement allumés des participants. Il y avait des fûts dans les coins, des tonnelets posés sur pied, des cruches pleines, et des fiasques de rhum en verre noir, à long col.

L'ensemble, dans ce clair-obscur enfumé, rappela à Angélique l'ambiance qu'elle avait rencontrée jadis, durant son voyage en Méditerranée, dans un petit château sarde où régnait, mi-naufrageur, mi-pirate, un seigneur au même regard de loup et à la même superbe dangereuse que ses hôtes du moment.

Ils se tenaient cinq ou six ou peut-être plus – mais on voyait mal – autour de la table, et quand les dames entrèrent, toutes ces trognes rubicondes s'éclairèrent de sourires avenants, tandis que sur un signe du sieur Nicolas Parys, ils s'inclinaient dans une révérence à la française. Le mouvement galant fut d'ailleurs interrompu à peine ébauché par l'irruption de deux monstres, qui, couchés devant l'âtre, bondirent avec des grognements épouvantables et foncèrent sur le groupe entrant.

Le vieux Parys décrocha un fouet à mèche du mur et frappa un peu à l'aveuglette.

Il réussit à ramener au calme les deux monstres qui se révélèrent être d'énormes chiens d'une espèce inconnue. On les trouvait, paraît-il, en l'île de Terre-Neuve, où l'on racontait qu'ils étaient un croisement d'ours et de dogues abandonnés en cette île par une expédition coloniale. Il est vrai qu'ils tenaient de l'un et de l'autre par leur taille gigantesque et massive et leurs poils touffus comme une fourrure. Leur maître assura qu'ils nageaient comme des marsouins et pêchaient le poisson.

L'objet de leur colère subite avait été l'apparition de Wolverines le glouton, s'introduisant sans timidité excessive sur les talons de Cantor et des invités.

Il se tenait maintenant en arrêt sur le seuil, son ample queue en panache et découvrant toute sa mâchoire méchante aux dents aiguës, prêt à affronter les colosses en combat singulier.

– Ho ! Ho ! Qu'est-ce que c'est que ça ? s'écria un des hommes.

– Un glouton, constata Nicolas Parys, la plus féroce bête de la forêt. Celui-ci a dû sortir des bois, par erreur. Mais c'est curieux : il n'a pas l'air effrayé.

Cantor intervint.

– Il est apprivoisé. C'est moi qui l'ai élevé.

Angélique s'aperçut qu'Ambroisine tremblait de tous ses membres.

– Votre fils a encore amené cette horrible bête avec lui ! C'est intolérable, fit-elle d'une voix dont elle contrôlait avec peine la tonalité prête à virer à l'aigu. Regardez-le. Il est dangereux. Il faut l'abattre.

Il y avait une telle détestation dans le regard qu'elle fixait sur Cantor qu'on eût cru presque qu'elle parlait de lui et Angélique frémit de crainte pour son fils.

– Pourquoi l'abattre ? Laissez cette bête tranquille, moi elle me plaît, dit le vieux Parys.

Et, tourné vers Cantor :

– Bravo, mon garçon ! Apprivoiser un glouton, c'est rare. Tu es un vrai coureur de bois. Et beau comme un dieu avec ça. Hé ! Hé ! Gouverneur, il doit vous plaire ce garçon, pas vrai ? Mange, rassasie-toi mon fils ! Mesdames, allez-y !

Le propriétaire des plages du golfe Saint-Laurent était un peu bossu, un peu borgne, mais sa personnalité contondante qui en avait fait, à coups de rapines, d'audace, de complots habiles, le roi de la côte est lui ressortait par tous les pores. En sa présence on se plaçait instinctivement sous sa dépendance.

Un des fils de Marcelline ou un des frère Defour ne lui paraissant pas avoir fait assez de frais pour lui dans son habillement, il le pria d'aller se mettre en « tenue de cour » comme il disait. L'autre protesta qu'il sortait des marécages...

– Bon, ça va ! concéda l'hôte, va dans ma chambre prendre une perruque et colle-toi ça sur ton crâne de brute, je m'en contenterai pour ce soir.

Il avait fait placer les deux femmes présentes à chaque extrémité de la longue table et lui-même étant assis au milieu, son œil chassieux allait de l'une à l'autre avec une évidente satisfaction tandis qu'un sourire étirait sa bouche édentée. Cependant, ce qui lui restait de dents ne l'empêchait pas de faire honneur au festin qui se composait surtout de gibiers à plume accompagnés de sauces fortement épicées, et de trois ou quatre cochons de lait rôtis sur des braises dans leur peau craquante. Pendant quelques instants on n'entendit que le craquement des os et le bruit des mâchoires et des clappements de langue. Deux grandes miches d'un pain bis à la croûte presque noire permettaient aux amateurs de saucer largement leurs écuelles de bois, ce dont personne ne se privait.

À travers la pénombre embrumée, Angélique distinguait en face d'elle le pâle et ravissant visage d'Ambroisine. La vapeur exhalée des mets comme celle de la fumée du tabac que pétunaient quelques Indiens estompaient les traits de la jeune femme. Elle était là-bas comme une apparition surgissant de l'encens de quelques offrandes maléfiques et dans la nacre de sa face, ses prunelles sombres semblaient immenses. Angélique les sentait fixées sur elle, tandis que les lèvres entrouvertes souriaient sur l'étincelle de ses dents enfantines.

Un malaise régnait.

– On n'y voit goutte, chuchota Barssempuy penché vers le marquis, son voisin.

– C'est toujours comme ça chez lui, répondit de même Villedavray. Je ne sais pas s'il s'imagine que son luminaire est excellent ou s'il fait exprès, mais lui ça ne le gêne pas. Il voit dans l'obscurité comme les chats, il guette comme eux.