Mais sur la plaie encore récente, dans le cœur de Peyrac, combien corrosives avaient dû être les paroles d'Ambroisine !...
Elle se sentit défaillir comme devant une catastrophe qu'on a en vain essayé de prévenir et de conjurer. Tout était perdu. Assommée elle n'avait plus qu'une idée : fuir devant elle aveuglément.
C'est alors qu'Ambroisine, éclatant en imprécations démentielles, l'avait en quelque sorte ramenée à elle. Sa réaction changea de cours, et sa colère contre Ambroisine la brûla comme un fer rouge.
– Assez, cria-t-elle en frappant du pied et en criant plus fort que la duchesse. Vous êtes odieuse, répugnante ! Taisez-vous ! Certes, les hommes ne sont pas des saints, mais ce sont des femmes comme vous qui les avilissent et les rendent stupides. Taisez-vous ! Je vous l'ordonne. Les hommes ont droit au respect !
Elles firent silence ensemble au même instant et s'affrontèrent, face à face, haletantes.
– Décidément, vous êtes stupéfiante, reprit Ambroisine en la considérant comme si elle avait eu subitement devant elle un monstre. Quoi ! Je viens de vous démontrer que votre amour, votre idole, votre dieu est faillible... Et vous trouvez encore le moyen de me faire la leçon... Et pour défendre les hommes, tous les hommes... Ma parole ! À quelle espèce appartenez-vous donc ?
– C'est sans importance... Je hais l'injustice et il y a des vérités que je ne vous laisserai pas – toute savante, et intelligente, et influente que vous êtes – ensevelir dans votre boue. Un homme, c'est quelque chose de grave et de très important, et ce n'est pas une raison parce que la genèse de leur esprit nous est parfois inaccessible, à nous autres femmes, pour que nous nous vengions de notre nullité, de notre incapacité à les suivre, en les abaissant, en les réduisant en esclavage... Abigaël me disait quelque chose de ce genre un soir...
– Abigaël !
De nouveau, la duchesse jetait un cri de haine.
– Ah !... Ne prononcez pas ce nom devant moi... Je la hais ! Cette parpaillote hypocrite ! Je l'exècre... Vous la regardiez avec une telle douceur. Vous devisiez sans fin ensemble... Je vous ai vues par la fenêtre. Vous appuyiez votre tête sur son épaule. Vous avez dormi à ses côtés... Vous teniez son enfant dans vos bras et le couvriez de baisers...
– Le cri dans la nuit, c'était vous...
– Comment aurais-je pu supporter un tel spectacle sans mourir de douleur... Vous étiez là, heureuse, près d'elle... vivante et heureuse... et pourtant elle aurait dû être morte, morte cent fois...
Angélique se rapprocha. Il lui semblait que son cœur allait arrêter de battre.
– Vous avez essayé de l'empoisonner, n'est-ce pas ?...
Elle parlait à mi-voix, les dents serrées.
– ... Et même vous aviez préparé sa mort possible pour l'accouchement... Quand vous avez deviné que son heure approchait, que ce serait sans doute pour la nuit, vous êtes venue mettre une drogue dans mon café... C'est Mme Carrère qui l'a bu... par hasard... Sinon j'aurais dormi cette nuit-là et vous saviez qu'Abigaël risquait de mourir sans mes soins... et vous avez fait porter de l'alcool à la vieille Indienne afin qu'elle soit hors d'état de l'assister... Et plus tard vous avez versé du poison dans la tisane que je lui avais préparée... Vous m'aviez entendue lui dire qu'elle devait en boire plusieurs fois par jour... Vous êtes revenue l'après-midi en vous mêlant aux visiteurs pour accomplir votre forfait... Heureusement, Laurier a posé son panier devant la cruche. Séverine n'y a plus pensé. Moi, le soir, j'ai jeté cette mixture par la fenêtre... Le porc de Bertille est mort...
Elle parlait comme en un songe, horrifiée.
– Vous auriez voulu que je tue Abigaël de ma propre main !...
– Vous l'aimiez, répéta Ambroisine, et moi vous ne m'aimiez pas... Vous ne cessiez pas de vous passionner pour toutes sortes de choses en dehors de moi : elle, les enfants, votre chat...
– Mon petit chat... C'est vous... Vous qui l'avez frappé, torturé... Ah ! Je comprends maintenant... C'est vous qu'il voyait dans la nuit quand il se hérissait d'horreur...
Angélique était proche d'Ambroisine et se penchait, les yeux étincelants :
– Vous vouliez sa mort, à lui aussi... Mais il a pu s'échapper à temps... de vos griffes...
– C'est votre faute...
Une expression de fillette sournoise passa sur les traits de la duchesse.
– Vous faisiez tout pour que ces choses arrivent... Si vous m'aviez aimée...
– Mais comment voulez-vous que l'on vous aime de quelque façon que ce soit, s'écria Angélique en l'attrapant par les cheveux et en la secouant brutalement, vous êtes un monstre !...
Elle était possédée d'une telle fureur qu'elle aurait pu, lui semblait-il, lui arracher la tête. Mais elle s'arrêta en voyant à l'expression du visage renversé d'Ambroisine que celle-ci prenait plaisir à sa violence sur elle.
Elle la lâcha brusquement et la duchesse tomba à demi sur le sol de terre battue. Comme l'autre nuit à Port-Royal, lorsqu'elle était échouée nue sur son manteau écarlate, une sorte de lumière extatique se répandait sur son visage aux yeux mi-clos.
– Oui, murmura-t-elle, tuez-moi... Tuez-moi, ma bien-aimée...
Angélique hors d'elle se mit à tourner en rond dans la pièce.
– De l'eau bénite ! Qu'on me donne de l'eau bénite ! cria-t-elle. De l'eau bénite par grâce ! Avec des êtres pareils, je comprends la nécessité des goupillons et des exorcismes...
Ambroisine éclata d'un rire strident. Elle riait tant que les larmes lui venaient aux yeux...
– Ah ! Vous êtes la femme la plus amusante que j'aie jamais rencontrée, exhala-t-elle enfin. La plus délicieuse... la plus inattendue... De l'eau bénite !... Comme vous avez dit cela !... Vous êtes irrésistible... vraiment ! Oh ! Angélique, mon amour !...
Épuisée, elle se redressa. Elle se mira dans une petite glace à pied qui se trouvait sur la table, mouilla son index du bout de la langue et lissa ses fins sourcils.
– Oui, c'est vrai, j'ai ri avec vous comme je n'ai jamais ri avec personne... Vous avez su m'égayer... Ah ! Ces jours à Gouldsboro... avec votre présence, vos sautes d'humeur pleines de fantaisie... Mon amour, nous sommes faites pour nous entendre... Si vous vouliez...
– Assez ! cria encore Angélique.
Et elle se précipita hors de la maison. Elle courait comme une folle, en se tordant les pieds sur le sol caillouteux.
– Madame, qu'avez-vous ?
Les Filles du roi venaient à sa rencontre, livides d'avoir guetté les vociférations et les cris qui s'étaient échappés de la maison où s'affrontaient les deux femmes.
– Où est Piksarett ? leur jeta Angélique, haletante.
– Votre sauvage ?
– Oui ! Où est-il ? Piksarett ! Piksarett !
– Me voici, ma captive ! dit la voix de Piksarett, surgissant devant elle. Que me veux-tu ?...
Elle le fixa d'un air égaré. Elle ne se souvenait plus pourquoi elle l'avait appelé ainsi. Il la dominait de sa haute taille. Dans son visage d'argile cuite, ses yeux noirs et vifs brillaient comme du jais.
– Viens avec moi dans la forêt, fit-il en employant la langue abénakis, viens marcher par les sentiers de la forêt... C'est le sanctuaire du Grand Esprit... les douleurs s'y apaisent...
Elle le suivit tandis qu'il s'éloignait rapidement du hameau, vers la lisière des bois. Il s'enfonça entre les troncs serrés des pins et des sapins que la poussière due à la sécheresse intense poudrait de gris. Mais la lueur d'arbrisseaux virant au rouge commençait à couver dans le sous-bois et par instants ils franchissaient de vastes espaces couverts par la pourpre des buissons des myrtilles et d'airelles épandus comme de somptueux tapis tout au long de la côte.
Puis ils se retrouvaient dans l'ombre noire des arbres. Piksarett marchait vite et Angélique le suivait sans peine, portée par la nécessité aveugle de ne point s'arrêter car, si elle faisait halte, la vague brûlante qu'elle sentait cogner contre les parois de son cœur – de terribles coups qui l'empêchaient de respirer – déferlerait et la briserait.
Parvenant à une clairière d'où l'on apercevait la mer, entre les troncs rougeâtres des pins, Piksarett fit halte.
Il s'assit sur une souche d'arbre et, levant les yeux sur Angélique, il la considéra de bas en haut d'un air moqueur.
Alors la vague brûlante en elle se brisa.
Comme sous le choc d'un coup, elle tomba à genoux près de l'Indien et, enfouissant son visage dans la fourrure d'ours noir, elle éclata en sanglots déchirants.
Chapitre 4
– Les femmes ont droit aux larmes, dit Piksarett avec une bonté surprenante. Pleure, ma captive ! Les poisons de ton cœur en seront lavés.
Il posa une main sur ses cheveux et attendit. Elle pleurait dans une débâcle de tout l'être, sans même percevoir au fond de ce gouffre chaotique les causes exactes de sa douleur. C'était une reddition totale, les digues enfin rompues, le courage rendant les armes à sa faiblesse humaine, une nécessité physique qui la sauvait de la folie et, comme il arrive en ces rares instants où l'on s'accepte tel qu'on est, dans une réconciliation intérieure de ce que l'on sait de soi et de ce que l'on en ignore, elle finit par éprouver de cet abandon une volupté bienfaisante. La souffrance qui lui déchirait le cœur se calma, fit place à quelque chose de doux, d'apaisant qui berçait et endormait son mal.
L'écho de la catastrophe décrût en elle, lentement, faisant place peu à peu à un silence de tombe mais où commença bientôt à se redresser un être endolori, fripé, affaibli... Cet être à son image la regardait au fond d'elle-même et lui disait : « Et maintenant, Angélique, que fait-on ?... »
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