Restait la difficulté de transporter par voie de terre – et de terre souvent marécageuse – d'assez lourds bagages, car finalement le gouverneur avait récupéré pas mal de choses. Il y avait aussi le poêle de faïence hollandais et le coffre de Saint-Castine.

Alexandre sauva la situation en proposant de charger tout cela sur « son » bateau de commerce, la caraque flamande des frères Defour, de leur faire remonter à la vitesse d'un cheval au galop le fleuve du Petit-Codiac jusqu'à son point extrême de navigabilité. De là il y avait un portage bien organisé. En moins de quatre jours, le chargement serait sur la grève de Shédiac où on n'aurait qu'à l'envoyer prendre de Tormentine avec une chaloupe.

Le visage du gouverneur s'éclaira.

– Génial ! s'écria-t-il, je l'ai toujours dit, ce garçon est génial ! Viens dans mes bras, Alexandre. Je vois que je n'ai pas cherché en vain à développer ton intelligence. Soit : tu es un peu frivole, un peu léger, mais si tu sais mettre ta passion de remonter les chutes et les mascarets au service de ceux qui t'aiment, je te pardonne bien des choses... Va, mon ami, va, je te bénis...

Il régla encore quelques détails. Il aurait voulu qu'Alexandre escortât son bagage jusqu'à Tormentine. Il avait peur qu'on lui volât tout sur la grève de Shédiac. « Avec ces morutiers de toutes nations qui encombrent nos côtes l'été... »

Il donna à Alexandre une forte somme afin de trouver là-bas de bons gardiens ou de fréter lui-même une chaloupe, la lui reprit en décidant que ces jeunes gens étaient trop fous pour avoir de argent dans les poches, finalement la lui remit avec toutes sortes de recommandations que l'autre écouta de son air ennuyé habituel. Il n'attendait que le dernier mot pour sauter sur son embarcation et mettre la voile.

– Allez comprendre ces enfants, soupira Villedavray. L'été les rend fous. Je le verrai revenir à l'hiver se chauffer les pieds à mon poêle de faïence et manger des pommes au caramel... une spécialité de ma servante... Vous verrez ! Enfin nous n'en sommes pas là. Il s'agit pour l'instant de trouver un navire et de sauver ce qui peut être sauvé... Ah ! Cette Acadie ! Une épine à mon flanc ! Un vrai chaudron de sorcière !... Je n'y reviendrai plus... Et pourtant j'aime Marcelline et mon petit Chérubin !...

Angélique, pour sa part, renvoyait Le Rochelais avec le contremaître Vanneau et quelques hommes d'équipage. Il contournerait la Nouvelle-Écosse et les rejoindrait à Tormentine ou à Shédiac, après avoir fait escale à Gouldsboro pour tenir Colin Paturel au courant de leurs pérégrinations. Elle gardait le lieutenant de Barssempuy et quelques hommes comme escorte.

– Elle eût préféré que Cantor conservât ses prérogatives de capitaine à la tête du Rochelais, mais le jeune garçon refusa de la quitter. « Dans deux jours je serai près de ton père, lui dit-elle, et dans quelques autres tu nous rejoindrais... Que crains-tu pour moi ?... »

Mais il s'entêta sans donner de raisons précises. Elle devait faire effort pour lui cacher ses propres tourments et ne pas le mettre au courant de ce qu'elle avait appris à propos de la duchesse de Maudribourg. Mais sans doute en avait-il l'intuition ou avait-il perçu quelques bruits à ce sujet.

Elle n'insista pas. Sa présence, au fond, lui était bonne et réconfortante.

Naturellement, Piksarett était du voyage, toujours glorieux de lui-même. Il semblait rieur. Cependant, Angélique, qui commençait à le bien connaître, sentait qu'il demeurait en alerte comme s'il eût à s'avancer en pays ennemi.

– Ces Malécites sont des bêtes puantes, lui coupa-t-il. Ils n'ont d'autres alliés et amis sur terre que l'alcool et la marchandise des navires. Hors cela, c'est à peine s'ils distinguent un Iroquois d'un frère Abénakis...

Les naturels du pays demeuraient agités et effervescents, parlant de guerre, de vengeance, de cadeaux qu'on leur avait promis et non donnés. Beaucoup suivirent en cohorte la caravane, sans que l'on pût déterminer pourquoi. Villedavray se persuadait que c'était pour l'honorer lui, le gouverneur de l'Acadie. Mais Piksarett n'augurait rien qui vaille de cette escorte turbulente. Les Indiens de la région avaient déjà collecté à bord des navires de pêche saisonniers de fortes doses d'alcool. Le temps approchait où ils allaient se livrer, après avoir mis en commun dans chaque tribu leurs provisions d'eau-de-feu, à ces beuveries démentielles de l'automne qui se soldaient par des morts et des crimes atroces et qui déjà, chez eux, prenaient la forme traditionnelle de cérémonies magiques.

Fascinés par l'approche de ces transes que leur procurait le poison des Blancs, « le lait du roi de France », comme ils l'appelaient, sachant aussi ce que cela leur coûterait de se laisser aller à l'orgie, sans qu'ils eussent la force de ne pas y sombrer, ils devenaient nerveux et soupçonneux, mécontents d'eux-mêmes et de tous et perdaient leur habituelle bonne humeur.

Heureusement, la présence de deux des frères Defour ainsi que de quelques-uns des fils de Marcelline, qui étaient des gens du pays et avaient chacun des parents ou des frères de sang parmi ces Indiens, assurait la sécurité de la caravane.

Aussi bien ils seraient vite de l'autre côté de l'isthme de Chignecto. Lorsqu'on serait sur le golfe Saint-Laurent on quitterait un monde fermé, gardé à vue par ses marées, ses tempêtes et ses brouillards, le monde replié sur lui-même de la Baie Française, pour déboucher sur un horizon plus vaste. Des côtes de l'est on regardait vers l'Europe, on ne lui tournait pas le dos.

L'impatience d'Angélique, aussi bien d'éclaircir sa situation que d'émerger de ces terres sauvages, abandonnées de Dieu et des hommes, était telle qu'elle les jetait sur les sentiers de Chignecto à une allure que seuls les sauvages soutenaient sans peine, et le marquis se plaignait sans cesse qu'il n'arrivait pas à les suivre.

Mais Angélique était indifférente à ses plaintes, aussi bien qu'aux paysages qu'ils traversaient.

Il fallait qu'elle arrivât très vite. Et elle marchait plongée dans ses pensées, qui s'entrechoquaient dans sa tête sans qu'elle eût toujours le courage de les achever ou de les regarder en face.

Elle tremblait qu'Ambroisine n'attentât à la vie de Joffrey. Villedavray avait dit d'elle : « C'est une empoisonneuse... »

Elle avait tué plusieurs fois. Mais Joffrey n'était pas homme à se laisser tuer ainsi étourdiment, encore moins abuser par un être, même une femme séduisante, qui aurait eu envers lui des intentions homicides... Elle le connaissait. Elle évoquait sa lucidité rare, la distance qu'il gardait entre les autres et lui, son esprit de ruse et de maîtrise où entrait une certaine part de mépris et de méfiance envers l'humanité.

Ces choses qui l'avaient blessée parfois, chez lui, parce qu'elle avait l'impression qu'elle ne pourrait jamais l'atteindre tout à fait, elle se félicitait aujourd'hui qu'il les possédât car elle lui était un gage qu'il ne se laisserait pas circonvenir par une Ambroisine.

« Il avait trop d'expérience, s'affirmait-elle. Avec, les femmes surtout, il a toujours su ce qu'il faisait... Même avec moi. Certes, il a parfois méconnu la profondeur de mes sentiments pour lui... Mais je ne suis pas facile non plus... Et peut-être n'en connaissais-je pas assez moi-même, dans ma méfiance de la vie et des hommes, la force de la flamme que je lui voue... Ah ! s'il lui arrive la moindre chose, j'en mourrais !.. »

Par instants, comme le condamné à mort, elle revoyait des lambeaux de sa vie... leur vie séparée et pourtant leur vie commune, car ils étaient restés unis par le souvenir, la nostalgie, tous les aspects qu'il avait pris pour elle, son amour de jeunesse, le comte de Toulouse et, plus tard, sa passion secrète, folle, que dame Angélique à La Rochelle ne voulait s'avouer pour ce pirate qui l'avait achetée : le Rescator.

Mais oui ! Elle aussi, dans sa maturité, était tombée amoureuse de l'homme qu'il était devenu. Et cela, sans même le reconnaître...

Le Rescator qui pour elle resterait toujours un peu énigmatique, mais qui l'attendait là-bas, sur la côte est et qui, soudain, lorsqu'il sourirait ou ôterait son masque, redeviendrait son chaleureux compagnon de Wapassou, son ami des moments de douleurs ou de joies vitales, d'une délicatesse, d'une compréhension presque féminine. Quand pourrait-elle l'atteindre enfin, s'assurer de sa réalité, de sa vie parmi les vivants – ah ! Combien un homme mort disparaît vite du monde des vivants !... – de l'appréhender et de le reconnaître à tous ses gestes, ses expressions, le son de sa voix, chaque chose de lui-même, le révélant à son amour attentif et à quoi il lui semblait qu'elle n'avait pas porté assez d'attention, même ces replis soudains, ces colères ou ironies, ou froideur qui l'avaient tant effrayée parce que son être encore puéril y voyait une menace pour elle et non la manifestation d'une personnalité supérieure et cependant très humaine. Il cherchait à s'accorder au monde, à le dompter mais aussi à ne pas se laisser écraser par lui ou entraîner à sa trop facile déchéance.

Dans cet univers qu'il affrontait, elle était devenue peu à peu – comme l'astre emporté dans le mouvement d'une galaxie et qui peu à peu se rapproche de l'astre central – elle était devenue sa première préoccupation. Il le lui avait avoué. « Je suis tombé amoureux de vous, de la femme que vous êtes devenue... Incertain d'avoir assuré encore ma conquête sur votre cœur, aujourd'hui, pour la première fois, je connais la douleur de l'amour... Moi, comte de Toulouse, je dois avouer : vous perdre me détruirait... »

Même s'il exagérait un peu, de tels mots de sa bouche avaient quelque chose de presque trop fort pour son cœur craintif.

Est-ce que cela ne voulait pas dire que c'était trop beau, trop extraordinaire pour être vécu, que cela allait finir, qu'elle arriverait trop tard...