Il était en réalité fort compétent. Ils tombèrent d'accord qu'il fallait traiter le mal avec de la boucage ou du bouillon blanc.

– Je vais vous trouver cela en moins d'une journée. Je connais tout le monde ici. J'entretiens même d'excellentes relations avec le sorcier-guérisseur du village voisin. Mais il faut être raisonnable, mon enfant. Vous ne pourrez pas faire de longues marches avant plusieurs jours et vous le savez.

– Oui, je le sais ! soupira Angélique en baissant la tête.

Elle décida en son for intérieur qu'elle allait demander à Piksarett et aux Mic-Macs de partir en éclaireurs sur la côte, porteurs d'un message pour son mari.

Le marquis paraissait tout heureux.

– Nous allons donc vous avoir quelque temps ! jubila-t-il. Vous verrez ! Ici, c'est charmant. J'y viens chaque année. Marcelline y garde et y entretient quelques-uns de mes habits et vêtements. Je n'ai pas besoin de me charger de bagages. C'est un repos au cours de cette tournée d'inspection si éprouvante. Mes charges de gouverneur sont accablantes, surtout lorsqu'elles sont compliquées par la mauvaise volonté des uns et des autres. Vous avez vu cette affaire de la rivière Saint-Jean !...

– Oui, à propos de la rivière Saint-Jean, comment cela s'est-il passé ? interrogea Angélique qui avait envie d'entendre parler de son mari.

M. de Villedavray lui donna quelques détails.

– M. de Peyrac a admirablement manœuvré et Skoudoum lui a prêté son aide. L'Anglais n'y a vu que du feu d'autant plus qu'il y avait un brouillard à couper au couteau. J'ai récupéré mon navire L'Asmodée sans perte, ni effusion de sang. J'aurais voulu mieux le remercier. Il a quasiment disparu à notre barbe. Il paraissait pressé d'en finir au plus vite...

Le marquis eut un clin d'œil complice.

– Sans doute pour vous retrouver au plus tôt, belle comtesse !

– Je ne l'ai pas revu, dit Angélique. Mais comme j'ai appris qu'il avait fait voile pour le golfe Saint-Laurent, je cherche à l'y rejoindre.

– Vous le rejoindrez, gardez confiance, petite madame ! En attendant vous serez ici pour la Saint-Étienne. C'est merveilleux ! Chaque année, j'offre une fête, sur mon navire, à cette occasion. Car c'est mon jour de fête. Oui, je m'appelle Étienne. Vous viendrez, n'est-ce pas ! Angélique, souriez, la vie est belle !

– Pas si belle que ça ! dit la voix d'Amédée Defour, qui pénétrait dans sa demeure, surtout pour ceux qui vous rencontrent. Gouverneur, qu'est-ce que vous venez faire chez moi ?

– Je suis venu y saluer des amis personnels que vous accaparez outrageusement, répliqua Villedavray en se redressant de toute sa taille. Et, de plus, vous oubliez que j'ai droit d'inspection sur tous les territoires dépendant de ma juridiction, votre demeure y compris. Il est de mon devoir de me rendre compte de combien vous volez l'État et moi-même.

– Et de combien vous pouvez voler ces braves gens qui sont comme vous dites sous votre juridiction ?

– Braves gens !... Ha ! Ha ! Ha ! Est-ce à vous autres que vous songez lorsque vous faites allusion aux « braves gens » ! Vous êtes des paillards, des mécréants, qui n'assistez jamais à une messe. Le père Damien Jeanrousse vous a dénoncés comme païens.

– Nous n'avons pas d'aumôniers et le père Jeanrousse dit lui-même qu'il n'est pas là pour s'occuper des Blancs mais seulement de la conversion des sauvages.

– Et l'ermite sur la montagne ? Vous pourriez vous confesser à lui...

– Soit, nous n'allons pas à confesse, mais nous sommes d'honnêtes gens.

– Honnêtes ! Pauvres compagnons ! Croyez-vous que vous pouvez m'abuser et que je n'ai rien compris à votre trafic sur le Petit-Codiac. Vous portez en un temps record vos pelleteries et votre bois de charpente là-bas, sur le golfe, et les vendez aux navires qui font escale à Pointe-du-Chêne ou à Sainte-Anne avant de filer sur l'Europe. Encore de la marchandise qui quittera le Canada sans payer de taxes. Vous êtes des filous ! Savez-vous ce qui arrivera lorsque je raconterai cela à Québec ?

Amédée se tint coi et alla se verser une rasade d'alcool au coin de la cheminée.

– Payez-moi dix pour cent sur votre bénéfice, dit Villedavray qui le suivait d'un regard d'aigle (et il n'y avait plus ni naïveté ni jovialité dans son œil bleu) et je ne dirai rien.

– Ce n'est pas juste ! C'est toujours nous qui devons payer, protesta Amédée. Vous n'en demandez pas tant à Marcelline et pourtant Dieu sait qu'elle en fricote des trafics pas catholiques.

– Marcelline est une femme accablée d'enfants et elle a peu de moyens, déclara le gouverneur avec solennité, malgré ses exigences, la loi sait se montrer indulgente pour la veuve et l'orphelin.

– Oui-da. En fait de moyens et d'indulgence, elle a su s'arranger avec vous, la Marcelline. Mais nous autres nous n'avons pas les mêmes armes, tant s'en faut !

– Je vais t'administrer du bâton, croquant, cria Villedavray en brandissant sa canne.

– Faudrait beau voir, répliqua le colosse en se mettant en garde les poings en avant.

Le marquis se maîtrisa.

– Pas devant l'enfant. Il est tellement sensible. Vous allez le bouleverser. Ressaisissez-vous, Amédée !

Ils firent la trêve, bien que le Chérubin au bonnet rouge ne parût pas du tout ému de cet échange d'amabilités.

Le marquis le reprit par la main et adressa un signe entendu à Angélique.

– Sortons, lui glissa-t-il.

Sur le seuil, il se retourna.

– Soit, je m'en tiendrai à cinq pour cent mais à condition que vous fassiez preuve d'un peu de déférence à mon égard. Je ne suis pas exigeant. Venez avec vos frères assister au service religieux le jour de la Saint-Étienne et partager mon gâteau d'anniversaire à bord de L'Asmodée. Il faut quand même qu'on puisse dire que le gouverneur d'Acadie est reçu avec égards dans sa province„ De quoi aurais-je l'air ?

Dehors, à l'abri d'un massif de lupins, il expliqua à Angélique :

– Le fond de l'affaire avec ces gens-là c'est qu'ils sont jaloux. Vous comprenez, chacun des quatre est le père d'au moins un des enfants de Marcelline... Ce sont de très beaux enfants, je n'en disconviens pas, mais le mien est quand même le plus réussi, conclut-il en regardant avec satisfaction son poupard aux yeux bleus. C'est normal, après tout. Je suis le gouverneur... Bon, oublions cet incident. Je vais vous faire envoyer les médecines nécessaires. Dès que vous irez mieux, venez nous visiter. Marcelline désire vous connaître. Vous verrez, c'est une femme étonnante.

Chapitre 5

Ainsi qu'il arrive lorsqu'on a beaucoup entendu parler de quelqu'un, peut-être trop, Angélique ne se sentait pas tellement empressée de connaître la fameuse Marcelline. Cette personnalité féminine dont la faconde et... la fécondité, la hardiesse et l'habileté à ouvrir les coquillages paraissaient avoir attiré toutes les sympathies masculines de la Baie Française, l'agaçait un peu à l'avance.

Mais Villedavray avait tenu parole. Il lui avait fait envoyer des plantes, des baumes dont elle pouvait apprécier l'efficacité. Déjà, le surlendemain, elle allait mieux et elle se devait de rendre au gouverneur une visite de bon voisinage. Elle prit le sentier qui reliait les deux domaines. Piksarett, le chef des Patsuikett, l'accompagnait. Il avait refusé de partir en éclaireur comme elle le lui demandait.

– Tu es en danger, lui avait-il déclaré. Il ne serait pas intéressant pour moi de te perdre avant d'avoir obtenu ta rançon. Uniacké et son frère iront jusqu'à la côte chercher l'homme-du-tonnerre. Donne-leur un message pour lui. S'il le trouve, peut-être viendra-t-il au-devant de toi.

Mais à l'instant d'écrire ce message, elle n'avait su que lui dire : l'avertir ? « Je suis à Tantamare... Je vous attends... Je vous aime... »

Soudain le lien qui la reliait à lui semblait s'être non pas rompu, mais comme perdu dans une obscurité profonde. Qu'était-il arrivé ?

Elle froissa le papier, le jeta.

– Que les Mic-Macs lui racontent ce qui est arrivé : que j'ai fait naufrage, qu'on a tué Hubert d'Arpentigny, qu'on a voulu attenter à ma vie, que je suis ici...

Les deux sauvages étaient donc partis. Elle préférait ne pas se séparer des gens de Gouldsboro, ni de Cantor

Chapitre 6

La maison de Marcelline était vaste, confortable, fort bien aménagée.

Angélique trouva M. de Villedavray se prélassant dans un vaste hamac de coton, pendu à deux poutres. Son jeune fils jouait à ses pieds avec des pièces de bois.

– C'est un authentique hamac des Caraïbes, expliqua le gouverneur. Quel confort ! Il faut savoir s'étendre bien en travers, d'un coin à l'autre, et alors on se repose admirablement. Je l'ai obtenu pour quelques tresses de tabac d'un esclave caraïbe qui passait par là, avec son maître, un déserteur de bateau pirate.

– L'homme aux épices ! s'exclama Angélique. Quand donc les avez-vous vus ?

Il y avait moins d'une semaine. Ils se dirigeaient vers la côte, pour y trouver un navire et retourner aux îles. Ils semblaient dans le besoin et Villedavray n'avait pas eu de difficultés à obtenir « presque pour rien » le hamac du sauvage, et surtout son « caracoli », bijou taillé dans un métal mystérieux qu'il portait au cou, enchâssé dans une plaque de bois dur. Le marquis exhiba l'amulette.

– C'est très rare d'en posséder une. Les Caraïbes y tiennent expressément et c'est presque le seul objet qu'ils laissent en héritage. M. de Peyrac vous dirait que ce métal jaune comme l'or et inaltérable comme lui, pourtant n'est pas de l'or, ni même un alliage doré d'argent. Ils l'obtiennent des Arouag de la Guyane, leurs ennemis jurés, quand ils vont les visiter et leur porter des présents avant les combats... Je suis enchanté de mon acquisition. Elle va compléter ma collection de curiosités américaines...