– Satan !
Une peur aussitôt refoulée la saisit à la gorge. Il lui parut que la chaloupe dansait sur la houle avec plus de violence.
– Ah ! Je vois des lumières par là, s'écria-t-elle.
Et la pensée des yeux du dragon qui gardait la baie de Chignecto lui revint en mémoire.
– C'est le hameau de Carter, s'exclama Hubert d'Arpentigny joyeux. Trouve le chenal, Pacôme ! Dans moins d'une heure nous allons manger un bon morceau de lard et nous sécher les bottes.
La houle les secoua, en réponse. Ce fut d'abord une suite de balancements profonds dont l'ampleur s'accentuait à chaque fois, comme sous l'effet d'une impulsion irrésistible venue des profondeurs de la mer. Jusqu'à ce que l'énorme barque parût projetée comme un fétu, à la crête de lames de plus en plus géantes.
– Trouve le chenal, Pacôme, cria encore Hubert d'Arpentigny, cramponné au rebord.
Puis on sentit le choc, comme un coin d'acier qu'une main monstrueuse aurait projeté et enfoncé profondément dans le flanc de l'embarcation et presque aussitôt Angélique eut de l'eau glacée jusqu'à la taille.
– Sauve qui peut, crièrent des voix. Nous avons donné sur les récifs de Saragouche !
Dans les ténèbres, la lourde barque frappait maintenant d'un roc à l'autre. Ce ballet mortel s'accompagnant des cris des naufragés et de craquements sinistres.
Acadiens et Mic-Macs s'appelaient dans leur langue sauvagine. Hubert d'Arpentigny cria, en français, pour sa passagère.
– Le rivage est proche, madame. Essayez de...
Le reste se perdit dans un nouveau fracas et l'écume furieuse déferla sur eux les couvrant jusque par-dessus la tête, avant de les rejeter, ruisselants, vers un autre écueil.
Angélique comprenait qu'elle devait essayer de quitter la barque avant que celle-ci soit broyée. Elle risquait d'être atteinte de blessures trop graves ou de recevoir un choc qui l'étourdirait et l'abandonnerait inconsciente à la fureur des flots.
Le souvenir de sa noyade sur les côtes de Monégan, dont l'avait sauvée le père de Vernon, lui laissait une impression si horrible – celle surtout d'être paralysée et entraînée au fond de la mer par le poids de ses vêtements – qu'elle trouva presque inconsciemment la force de détacher sa première jupe de drap et de s'en dégager, ainsi que de rejeter ses souliers. Au même instant un nouveau heurt d'une violence inouïe les dispersait tous. Angélique, cramponnée à un morceau du rebord brisé, fut portée en avant. Elle connaissait bien cette charge de la mer vers la plage. Il faudrait surtout lâcher à temps l'épave, attraper n'importe quoi avant que le reflux ne fît d'elle, à nouveau, sa proie. Elle sentit le flot de cailloutis du rivage l'envelopper, heurta un roc, s'y cramponna.
Un peu après, elle rampait des coudes et des genoux sur le sable, se souvenant des recommandations de Jack Merwin « ... jusqu'à la lisière d'algues sèches... pas avant... ne pas s'arrêter... sinon la mer vous reprendra ».
Enfin, elle sentit la sécheresse du sable fluide et se laissa tomber sur le dos, respirant péniblement, insensible aux douleurs de son corps écorché de toutes parts.
Elle était au pied d'une très haute falaise, qui, dressée devant eux, avait épaissi l'obscurité dans laquelle ils se débattaient. Elle distinguait mieux maintenant, en regardant devant elle, vers le golfe, elle distinguait mieux la mer où les récifs parmi lesquels ils avaient sombré mettaient des taches plus noires cernées d'écume blanche, car le ciel nuageux était vaguement éclairé par les reflets de la lune qui, de temps à autre, transparaissait, projetant une lueur plus vive avant de pâlir de nouveau. Mais cela suffisait. Angélique pouvait presque voir flotter les débris de la chaloupe ballottés de-ci de-là, et elle crut même apercevoir quelques têtes d'hommes flottant parmi les remous. Assez loin, l'un d'eux abordait au rivage.
Elle aurait voulu appeler mais n'en avait pas la force. Cependant, elle reprit confiance. Ils seraient tous sauvés. Un naufrage de plus ! Ces côtes n'en étaient pas chiches. Il fallait s'habituer. Mais qu'était-il arrivé au juste ? Pourquoi ces lumières sur la colline s'ils ne se trouvaient qu'aux abords des récifs de Saragouche ?
Comme cette pensée la traversait, elle s'assit à demi, et ce fut avec une acuité particulière qu'elle regarda autour d'elle essayant de percer le mystère de cette pâleur tachée de noir d'encre qui baignait l'alentour.
Tous ses sens étaient en alerte. Il lui parut entendre des cris horribles mêlés aux fracas des vagues contre les brisants, mais tout cela était confus.
Pourquoi ces lumières sur les falaises... comme au moment du naufrage de La Licorne ?...
Tout à coup, une silhouette humaine surgit à quelques pas d'elle, se détachant de l'ombre de la falaise. C'était quelqu'un qui venait de la terre. Un homme qui s'avança, se détachant en noir sur le ciel lunaire. Il paraissait examiner avec attention les bouillonnements furieux de la crique où était venue se briser la chaloupe d'Hubert d'Arpentigny.
À un moment, il se tourna, et Angélique eut l'impression qu'il regardait dans sa direction.
Un cri s'arrêta dans sa gorge.
Car, alors qu'il se détachait en ombre chinoise sur la lividité du clair de lune, elle pouvait voir qu'il tenait en main une sorte de bâton court.
« L'homme au gourdin de plomb !... »
Et tout ce que lui avait dit Colin à propos de ce criminel des rivages lui revint en mémoire. Ainsi, c'était bien lui ! Ce n'était pas un mythe. L'homme dont avait parlé Colin. L'assassin, le naufrageur qui attirait les navires sur les récifs et achevait les rescapés à coups de matraque plombée.
Et elle sut, à la fois, qu'ils existaient ces naufrageurs fantômes et qu'ils allaient la tuer à son tour.
Chapitre 2
Lentement il se mit en marche vers elle. Il ne se hâtait pas.
Elle était à sa merci. Rejetée par la mer, après une lutte épuisante, à demi inconsciente, quelle victime pourrait se défendre des coups portés sur elle par des meurtriers aux aguets ?
Étendue, sans force, Angélique avait conscience que la tache claire de son corps demi-nu la désignait aux yeux de l'assassin. Il approchait. À un moment, happé par l'ombre de la falaise, il disparut à ses yeux. Mais elle commença d'entendre le bruit de ses bottes écrasant le gravier. Sa main tâtonnante chercha près d'elle, trouva un galet assez gros, le lança dans la direction de l'homme. La pierre retomba avec un bruit mat, ayant manqué son but. Une fois encore, elle lança un autre caillou. Elle perçut un ricanement moqueur. L'homme s'amusait de sa défense dérisoire.
Puis ce ricanement se brisa net. L'homme eut un hoquet bizarre. Quelque chose s'abattit sur le sol, non loin d'elle ; l'homme venait de s'écrouler.
Un moment, rien ne bougea. Angélique restait là, les nerfs tendus.
Puis une autre silhouette se détacha sur le clair de lune, à l'emplacement même où tout à l'heure avait surgi l'assassin au gourdin de plomb. Et cette fois, c'était celle d'un Indien. On distinguait son arc encore bandé pour la flèche qui venait de tuer. Le cœur d'Angélique ne fit qu'un saut de joie et de soulagement.
– Piksarett ! cria-t-elle de toutes ses forces, Piksarett, je suis là !
Elle avait reconnu sans défaut l'ombre emplumée et dégingandée du chef des Patsuikett.
Reprenant courage, elle se leva et alla à sa rencontre. Au bout de quelques pas, elle se heurta contre le corps étendu. Une répulsion effrayée la rejeta en arrière. Peu ne s'en fallut qu'elle ne s'évanouît. Elle grelottait, trempée, dans son jupon court et son corsage qui collait à sa chair. Au cours du naufrage, elle avait perdu son manteau de loup-marin et son bagage, heureusement léger, dans lequel elle n'avait mis que le linge nécessaire, mais aussi son peigne et sa brosse d'écaille de tortue, qu'elle aimait tant. Il y avait autre chose à faire que de pleurer sur ces objets.
Piksarett était agenouillé devant le corps. Elle le distinguait à peine, mais l'odeur fauve qui émanait de sa personne la remplit d'aise. C'était bien lui.
Il s'occupait à retirer la flèche que sa victime portait plantée entre les omoplates. Puis il retourna le corps. Dans l'obscurité, le visage du mort fit une tache blanchâtre que la bouche ouverte trouait d'ombre. On ne pouvait distinguer ses traits.
– Où courais-tu encore, ma captive ? dit la voix de Piksarett, crois-tu que tu pourras m'échapper toujours ? Tu vois, je t'ai rejointe à temps.
– Tu m'as sauvée, dit Angélique avec ferveur. Cet homme voulait me tuer.
– Je le sais. Il y a plusieurs jours que je « les » guette. « Ils » sont nombreux. Six, sept...
– Qui sont-ils ? Des Français, des Anglais ?
– Des démons, répondit la voix de Piksarett.
Le sauvage, superstitieux, dans sa simplicité native, formulait sans honte ce qu'elle savait déjà. Seulement, « ils » étaient plus proches maintenant. Ils se dévoilaient au lieu d'agir dans le mystère et on pourrait voir leurs visages. Il est vrai que de tels visages ne se découvrent qu'au moment de frapper.
– Tu as froid, remarqua Piksarett qui l'entendait claquer des dents.
Et elle tressaillit de reconnaître sa voix familière.
– Vêts-toi avec la défroque de cet homme.
Il détacha la ceinture qui portait un pistolet et dépouilla le cadavre de sa casaque, mi de cuir, mi de laine. Angélique enfila le vêtement et se sentit mieux. Elle aurait donné cher pour découvrir les traits de l'ennemi invisible. Mais Piksarett ne voulut pas tirer celui-ci à la lumière du clair de lune.
– Attendons l'aube, proposa-t-il. Je suis seul ici et s' « ils » rôdent encore « ils » peuvent nous surprendre. Quand le jour viendra, « ils » s'éloigneront.
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