Et la réaction de l'Indien Piksarett. Il lui semblait qu'elle comprenait sa brusque volte-face. « Prends garde, un danger te menace... » Ambroisine de Maudribourg se tenait à quelques pas. Avait-il senti lui, Indien si sensible aux interventions obscures des esprits invisibles, le pouvoir démoniaque habitant cette femme...
Angélique passait une main sur son front.
« Je m'égare... Il faut revenir à des réalités plus saines. Une femme jalouse, perverse et qui cherche à détruire un bonheur qu'elle ne peut supporter de rencontrer, ceci reste dans les limites du normal... » Ce qui l'était moins, c'était peut-être jusqu'à quelles extrémités cette femme habile avait poursuivi son œuvre de destruction... Se trouvait-elle sous les fenêtres d'Abigaël la nuit où Angélique avait entendu le cri inhumain ? Était-ce elle qui avait versé une mixture empoisonnée dans la tisane d'Abigaël ? « Mais alors, se disait Angélique, c'était une femme capable de TOUT !... »
Elle n'osait pas prolonger plus avant la recherche d'une vérité qu'elle ne pouvait étayer de toutes les preuves. Cela paraissait trop fou, monstrueux. Lorsqu'elle serait près de Joffrey, elle lui montrerait la taie écarlate. Là, elle oserait poser tous les faits devant lui, essayer de comprendre aussi pourquoi, pourquoi, la duchesse de Maudribourg avait été poussée à agir ainsi envers eux. Elle n'était qu'une naufragée elle-même victime de circonstances dramatiques et criminelles. Car enfin, existaient-ils ces naufrageurs qui avaient attiré La Licorne sur les récifs !...
Angélique se remémorait les pièges qui leur avaient été tendus depuis qu'au printemps ils avaient quitté Wapassou, oubliait un peu Ambroisine, pour retourner aux prémices d'un guet-apens, là, plus évident, quoique, lui aussi, caché et venu par ruse. Mais l'heure sonnerait de déchirer le voile. Les mystérieux occupants du bateau à l'oriflamme orange montreraient leurs visages. Ils deviendraient des hommes qu'on pourrait combattre, vaincre, pendre haut et court pour vilenies et traîtrises. Ils parleraient auparavant. Par eux, on remonterait à la source, on saurait d'où venaient ces coups, qui les avaient payés pour frapper. Maintenant que Joffrey était à leurs trousses, le dénouement ne serait pas long à éclater. Elle lui faisait confiance.
Il fallait oublier Ambroisine. Elle était loin maintenant et ne pourrait plus nuire. Les Anglais ne lâchent pas facilement leur proie. Ambroisine, c'était une grimace de Satan, une farce pour ajouter au désarroi des humains.
Angélique ne se dissimulait pas que ce bref épisode, où elle avait senti passer sur elle le souffle d'une haine implacable, une volonté de la détruire comme il lui semblait n'en avoir encore jamais inspirée, même à Mme de Montespan – car Mme de Montespan voulait le roi, mais, cette fois, la chose ne se justifiait pas – de cette rencontre où elle avait été bien près d'être vaincue, elle gardait une meurtrissure. « Mais tant pis pour toi ! se disait-elle, cela t'apprendra à te laisser égarer dans ton jugement par tes propres défaillances ».
Ambroisine était survenue au moment où elle doutait d'elle-même, où elle s'était sentie vaciller sur ses assises, où elle ne parvenait pas à émerger de ce tourbillon qui avait jeté au grand vent sa personnalité comme désespérée, dédoublée : ces chocs successifs, ce vertige avec Colin, sa crainte devant Joffrey inconnu, à garder, à reconquérir, sa découverte d'elle-même, la nécessité où elle s'était trouvée de se regarder en face, de tout remettre en question, de se reconnaître et même se connaître sous un autre aspect, à s'admettre, à prendre conscience d'un certain éveil nécessaire, et aussi des blessures que la vie lui avait infligées, des infirmités morales qu'elle en gardait à son insu et qu'il fallait qu'elle ait le courage de soigner, d'effacer... Lui l'aiderait. Elle se souvenait de la tendresse de ses paroles, la rassurant, la rappelant à lui, et qui avait été comme un baume pour son être désemparé...
Mais, en un tel moment, l'autre, la femme jalouse avait eu beau jeu, pour l'étourdir et l'embrouiller. Heureusement le danger était passé. Et Angélique, regardant tourner les nuages bas au-dessus des falaises rougeâtres, soupirait de soulagement. Elle se félicitait d'avoir pu écarter à temps de deux routes la dangereuse créature. Phipps avait été envoyé par le ciel. Il ne resterait de cet épisode qu'une expérience dont il serait bon de retenir la leçon.
Ce n'était pas la première fois qu'elle constatait qu'en ces rencontres de ruse et de mensonge les seules personnes de l'entourage à voir clair aussitôt dans ce jeu de l'ennemi étaient des personnes simples, voire naïves, tel Adhémar, ou, au contraire, ceux que leur personnelle connaissance du vice et de la malhonnêteté mettait à même de les discerner plus facilement chez autrui. Ainsi en avait-il été d'Aristide et de Julienne qui ne s'étaient pas privés de dénoncer la duchesse avec vigueur. Mais qui les écoutait ? En somme, des gens dont le crédit était mince, souvent non sans raison, auprès des grands de ce monde et des « personnes de bien ».
Celles-ci désignées par leur superbe à être les victimes d'une malignité qu'ils n'étaient pas aptes à discerner à temps.
Enfin ! On était sorti de là.
Dans quelques jours Angélique retrouverait son mari. Elle se réfugierait sur son cœur. Elle s'abandonnerait à sa force. Elle n'aurait plus d'orgueil. Elle avait appris au cours d'une telle crise sa dépendance envers lui.
Son voyage pour le fond de la Baie Française s'était décidé assez brusquement.
Après le départ des Anglais et de leurs otages, Angélique à Port-Royal s'était interrogée sur la conduite à tenir. Retourner à Gouldsboro ? Et si son mari arrivait entre-temps à Port-Royal comme l'avait prédit Ambroisine ?... Finalement, elle avait renvoyé Le Rochelais à Gouldsboro, avec Cantor, afin d'y chercher des nouvelles. À peine le petit yacht avait-il franchi le goulet du Bassin qu'un autre navire y entrait. Cette fois, c'était M. de la Roche-Posay revenant en ses domaines.
Hubert d'Arpentigny et sa chaloupe pleine de Mic-Macs en bonnets pointus l'accompagnaient. Il avait été capturé par Phipps, puis relâché à cause de son aspect insolite. Le puritain aux cheveux courts n'arrivait pas à se faire une idée nette sur la véritable identité de sa prise qu'on lui disait être un seigneur français de haut lignage. Les tresses noires hérissées de plumes, son buffletin frangé, sa peau couleur d'argile rouge, ses yeux sombres le déconcertaient. Dans l'expectative il avait préféré renoncer à sa prise.
Tous deux apportaient la nouvelle qu'après avoir pacifié les abords de la rivière Saint-Jean Joffrey de Peyrac, à bord du Gouldsboro, faisait voile... à destination du golfe Saint-Laurent.
– Le golfe de Saint-Laurent, s'écria Angélique terriblement déçue, mais que va-t-il faire là-bas ?... Et sans même passer par ici...
– Il ne soupçonnait pas que vous y soyez, madame, dit le marquis, et je crois avoir compris qu'il ne ferait même pas escale à Gouldsboro. Il semblait avoir hâte de joindre au plus tôt la côte méridionale du golfe Saint-Laurent pour y rencontrer le vieux Nicolas Parys qui en est concessionnaire depuis Shédiac jusqu'à l'extrémité de Causo et même de l'île Royale et de l'île du Saint-Sacrement qui lui font face.
Quel que fût le but que poursuivait Joffrey de Peyrac, il s'éloignait.
Angélique se fit apporter des cartes. Elle ne pouvait supporter l'idée de l'attendre davantage. Si Le Rochelais avait été encore à l'ancre dans le bassin, elle se fût immédiatement lancée à la poursuite du Gouldsboro. Mais voilà – quel contretemps ! – elle venait de le renvoyer avec Cantor. Elle en avait presque les larmes aux yeux. Hubert d'Arpentigny l'observait. Avec l'intuition des très jeunes gens qui comprennent plus facilement les motivations affectives des femmes parce qu'eux-mêmes encore gouvernés par les impulsions du sentiment, il partageait sa déconvenue et son impatience.
– Et si vous arriviez avant lui là-bas ? proposa-t-il.
Elle le regarda sans comprendre. Il posa un doigt sur la carte.
– Je vous conduis jusqu'au fond de la Baie. Là, un des fils de Marcelline ou l'un des frères Defour vous fera traverser à pied les quelques lieues qui séparent le fond de la Baie Française du golfe Saint-Laurent. Et voilà ! Vous déboucherez entre Shédiac et Tatamagonge. Pour peu que le comte de Peyrac ait quelque retard en contournant la presqu'île2 avec son navire, vous arriverez avant lui chez Nicolas Parys.
Elle avait accepté. Le voyage serait court. Le soir du second jour, ils se trouvaient déjà au large de Pénobsquid. Hubert d'Arpentigny disait qu'on ferait halte chez Carter, un Anglais du Massachusetts qui avait eu les oreilles coupées pour avoir fait de la fausse monnaie. Il possédait une censive au fond d'un de ces quelconques fjords de grès rouge, dont on distinguait par instants l'ouverture étroite conduisant par les dédales d'une rivière vers les domaines de l'ours et de l'orignal.
– Ne manque pas de repérer l'entrée, recommanda Hubert d'Arpentigny à son pilote. Ce sera facile. Carter allume chaque soir un feu sur un promontoire et il fait garder l'endroit par deux familles de pêcheurs. On voit les lumières de leurs cabanes, un peu à la gauche du feu.
Ces recommandations n'étaient pas inutiles. L'obscurité devenait profonde. Angélique serra autour d'elle son manteau de loup-marin. L'humidité saturée de sel était pénétrante. Elle pensait à Joffrey. Chaque heure la rapprochait de lui, et elle éprouvait de façon aiguë la nécessité de le joindre afin qu'ils pussent mettre en commun leurs forces de défense. Défense contre qui ?
Elle renversa la tête en arrière et la nuée orageuse, basse, d'un noir mouvant et tourmenté de vapeurs infernales, parut lui donner la réponse.
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