Phipps la considérait avec méfiance. Angélique frémissait à l'idée qu'elle était assise sur trois cent cinquante scalps arrachés à des crânes anglais par les sauvages Abénakis. Il lui semblait, avec horreur, que leur odeur faisandée s'infiltrait à travers les interstices du coffre. Mais son autorité eut raison des réticences de l'irascible puritain anglais.

Il s'assit et comme il était resté trempé de sa baignade, une mare d'eau commença à s'étendre autour de lui, qu'il considéra tristement.

– Écoutez, reprit Angélique persuasive, que voulez-vous au juste ?... Des otages ? Par lesquels vous pourrez faire pression sur Québec afin d'obtenir le juste respect de vos traités ou pour échanger avec les prisonniers qui ont été emmenés en captivité dans le Nord par les Abénakis et les Canadiens ?... Or ici, il s'agit d'Acadiens, vous ne l'ignorez pas. Des Français, certes, mais qui sont tellement abandonnés de leur gouvernement et de l'administration royale qu'ils commercent avec Boston et Salem pour ne pas périr... Soit, je l'admets, vous pouvez emmener Mme de la Roche-Posay et ses enfants, mais qui s'en préoccupera à Québec ?...

Phipps le savait. Il y avait déjà songé. Soucieux, il poussa un profond soupir, et dénoua son collet de linge blanc pour l'essorer avec mélancolie. Puis il vida ses bottes de peau de phoque l'une après l'autre.

– Alors, que me proposez-vous ? soupira-t-il derechef.

– Ceci. Il est arrivé récemment ici, à Port-Royal, une grande dame française très riche et très considérée, accompagnée de jeunes femmes qu'elle devait amener à Québec, en vue de les marier avec des officiers et de jeunes seigneurs canadiens. On les attend encore en Canada, car son navire a fait naufrage dans nos parages. On ne sait que faire d'elles. Je vous propose. Emmenez-les toutes ! Cette noble dame a tant d'alliances que sa capture peut émouvoir jusqu'au roi de France lui-même et de toute façon elle est si riche que, même après la perte de son navire, vous pourrez encore obtenir d'elle une importante rançon. Et je crois même (Angélique se pardonnait intérieurement de donner un petit coup de pouce à la vérité) qu'il y a parmi les dames qui l'accompagnent la fiancée d'un haut personnage de Québec...

Les yeux durs de l'Anglais se rétrécirent sous l'effort de la réflexion. Il fronça le nez, renifla.

– Mais s'il se rendait à Québec, comment ce vaisseau a-t-il pu échouer sur nos côtes ? interrogea-t-il, car en tant que marin la chose lui paraissait suspecte.

– Les Français ne savent pas piloter, dit Angélique légèrement.

Comme William Phipps partageait cet avis, il n'insista pas.

Un de ses hommes, apportant la charte qu'ils avaient trouvée dans le bureau du commis greffier de l'établissement, acheva de le rasséréner.

– C'est bon, dit-il, je m'en tiendrai là. Mais j'emmène aussi le soldat. C'est de bonne guerre. Il m'a blessé deux hommes...

*****

L'embarquement de la duchesse de Maudribourg, de son secrétaire Armand Dacaux, de la duègne Pétronille Damourt, de ses Filles du roi, du capitaine Job Simon et de son mousse survivant, tous deux portant la licorne de bois doré, emmenés en captivité à Boston, par les Anglais, s'accomplit sans incidents, et dans la semi-indifférence générale.

Les Acadiens de Port-Royal étaient heureux de s'en tirer à si bon compte. Dès qu'ils avaient compris que le vent tournait et que les choses s'arrangeaient, ils étaient revenus avec de la pelleterie, des fromages et des vivres, légumes et fruits, les proposant aux matelots dans l'espoir d'obtenir de la quincaille anglaise qui était excellente et très appréciée. Le troc marchait bon train sur la plage. Une roue de fromage contre une boîte de clous, etc.

Personne ne prenait garde au départ des otages que les Anglais, pressés par la marée, bousculaient quelque peu.

Seules, Angélique et Mme de la Roche-Posay, satisfaites, l'une et l'autre à part soi, de s'en tirer à si bon compte, s'empressèrent de remettre aux Filles du roi des paniers de victuailles afin de les aider à supporter la traversée.

Le quartier-maître Vanneau était là aussi. Mais Delphine Barbier du Rosier ne le regardait pas. Tête basse, les yeux baissés, et comme résignées à leur sort étrange et cahotique, les Filles du roi suivaient leur « bienfaitrice ».

Le malheureux Adhémar, chargé de chaînes, fut le premier à monter dans la barque.

– Madame, ne m'abandonnez pas ! criait-il, tourné vers Angélique.

Mais elle ne pouvait rien pour lui. Elle lui assura qu'elle avait obtenu de Phipps qu'il aurait la vie sauve, et lui communiqua l'espoir que les Anglais, « eux », le renverraient peut-être en France...

Au moment de monter dans la barque, Ambroisine de Maudribourg s'arrêta devant Angélique et celle-ci comprit cette fois que l'inconcevable vérité, entrevue comme dans un éclair une nuit de cauchemar, était bien le fond de la vérité vraie.

Elle avait devant elle un être qui voulait sa destruction, sa perte... sa mort même. Comme jetant le masque devant la partie perdue, la duchesse n'essayait plus de dissimuler sa jalousie, sa haine...

– Est-ce à vous que nous devons ce bel arrangement ? glissa-t-elle à mi-voix tandis qu'elle essayait d'afficher un sourire insolent.

Angélique ne répondit pas.

La haine qui flamboyait dans les prunelles d'Ambroisine effaçait tout souvenir de ce qui, entre elles, avait pu être comme une entente ou le début d'une amitié.

– Vous avez voulu vous débarrasser de moi, reprit la duchesse, mais ne croyez pas triompher si facilement... je continuerai à mettre tout en œuvre pour vous abattre... et un jour viendra où je vous ferai pleurer des larmes de sang...

Quatrième partie

Le fond de la baie française ou les attentats

Chapitre 1

Plus on s'en allait vers le fond de la Baie Française, plus toute chose paraissait s'accentuer, s'exagérer, se piquer au jeu d'étonner, de surprendre, d'effrayer, tout se voulait gigantesque, démesuré, imposant, hors du commun, la beauté des paysages, la splendeur des arbres, la hauteur des marées, la violence et la sauvagerie des habitants, l'épaisseur des brouillards, la saveur des homards et des coquillages, la profondeur des fjords, la variété et le nombre des oiseaux aquatiques, nichés dans les tourbières de... Tintamarre, l'intensité des couleurs minérales : le rouge des grès, le blanc du sel, le noir de l'anthracite, la sinuosité des rivières, innombrables, la majesté des chutes d'eau et la multiplicité des cascades, la fertilité des terres, le pullulement des bêtes à fourrure et la richesse poissonneuse des eaux.

Et comme le recel de trésors insolites engrangés là par quelque brigand fou, peut-être le dieu Gloose-cap lui-même, une variété infinie de curiosités naturelles, les eaux réversibles de l'embouchure de la Saint-Jean, le mascaret du Petit-Codiac, les grottes de glace, les arbres de pierre...

La mer rejetait sur les grèves des morceaux de charbon, des opales, des améthystes, de la cornaline, du cuivre...

Ce soir-là une grosse chaloupe de douze tonneaux dansait sur les flots, longeant la côte nord de la baie de Chignecto.

Angélique, assise à l'arrière, regardait avec appréhension défiler les hautes falaises rougeâtres dont le sommet disparaissait derrière un rideau de brume pluvieuse.

Elle avait le sentiment de pénétrer dans un pays interdit gardé par des dieux hostiles.

La barque, nantie d'une seule voile carrée, était manœuvrée parfois à la rame. On n'allait pas vite. L'équipage était composé de quelques Acadiens et sauvages Mic-Macs, leurs compagnons de course plutôt que leurs matelots. Le propriétaire de la chaloupe était Hubert d'Arpentigny, le jeune seigneur du cap Sable, le pilote, son intendant Pacôme Grenier.

Angélique prenait patience, rêvant que dans quelques jours elle joindrait le comte de Peyrac sur la côte est de l'autre côté de l'isthme. Elle essayait en ce moment de le gagner de vitesse, et c'était peut-être une folie qu'il lui reprocherait, puisque, au fond, il lui avait plus ou moins implicitement recommandé à son départ, de l'attendre bien patiemment à Gouldsboro.

Mais il n'était pas prévu alors que se noueraient en quelques jours – deux semaines au plus – tant d'événements et de drames qui avaient rendu aiguë entre eux la nécessité de se joindre. Il fallait absolument qu'Angélique le trouvât pour le mettre au courant de ce qu'elle savait, ou devinait ou pressentait, et pour apprendre ce que lui-même avait découvert. Or, voici qu'étant encore à Port-Royal elle avait appris que, ne retournant pas à Gouldsboro, il faisait voile vers le golfe de Saint-Laurent, en contournant la presqu'île de la Nouvelle-Écosse. Elle ne pouvait plus attendre.

Il leur fallait être deux, pour lutter, s'unir, rassembler leurs forces, se communiquer leurs certitudes ou leurs appréhensions.

Cette histoire d'Ambroisine de Maudribourg, Angélique ne parvenait pas à la situer par rapport à leur propre combat. C'était comme une intrusion diabolique, intervenant à l'heure où, en butte à de mystérieuses hostilités, ils avaient l'un et l'autre peine à voir clair, à discerner d'où venaient les menaces réelles, qui était clairement l'ennemi.

Pour en avoir parlé avec son fils et appris par lui certaines manœuvres mensongères que la duchesse avait menées à Gouldsboro, Angélique ne pouvait plus se leurrer sur la volonté malfaisante qui avait poussé la naufragée à semer le malheur et la discorde parmi ceux qui l'avaient recueillie. Et sans cesse lui revenaient en mémoire des faits, des mots, des réactions imperceptibles qui maintenant prenaient un sens nouveau. Elle se souvenait d'une réflexion d'Adhémar, le pauvre naïf, un jour qu'elle lui disait : « Prends garde à ne pas réveiller Mme de Maudribourg. » Et lui, répondant : « Oh ! ça ne dort pas ces êtres-là. Ça fait seulement semblant. » Une étonnante mise en garde contre l'étrange activité d'Ambroisine qui, elle le savait maintenant, était sans cesse à fouiner dans Gouldsboro, une mise en garde qui était passée par-dessus sa tête, tant l'autre avait su la persuader de son inaction : « Je suis restée à prier tout le jour. J'ai dormi plusieurs heures... »