Après la messe qui se termina fort tard, le soleil continuant de briller, on servit à une grande table dressée dehors des cailles et des perdrix d'un « fumet admirable » comme l'aurait dit sans doute le gouverneur Villedavray, accompagnées des beaux choux mauves et bleutés de Port-Royal qui avaient réputation dans toute la Baie, ainsi que des navets d'Acadie, uniques au monde. Des vins et des fromages, suivis de tourtes aux fruits, complétèrent cette dégustation.
Ce n'était qu'un en-cas. On voulait donner aux acteurs le temps de se préparer. Des hommes transportèrent sur la grève les bancs des deux églises. Des femmes et leurs fils aînés mettaient en place d'énormes chaudières pour y cuire la sagamité des sauvages, de maïs et de poisson bouilli, dont ils pourraient se rassasier après la fête. D'autres tables recevraient parmi les colons, les grands sagamores. Il y serait servi des plats plus raffinés par une armée de cuisiniers en toges et en tabliers blancs qui se préparaient à surgir comme par miracle des cuisines du manoir.
Radegonde de Ferjac pressait le mouvement. Assistée d'Armand Dacaux dont elle avait fait, pour l'occasion, son secrétaire personnel, et qui la suivait pas à pas, une écritoire nantie de plumes, d'encre et de papiers pendue au cou, elle mettait la dernière main aux préparatifs. La crainte première de la gouvernante n'était pas une défaillance de mémoire possible de ses acteurs, dûment dressés par elle, mais l'arrivée inopinée du brouillard qui, surtout en été, pouvait s'inviter sans vergogne.
Par chance l'horizon restait pur.
Le radeau fut amené à quelque distance du rivage. Les canots indiens prirent place alentour. Les acteurs montèrent dans une barque pour se rendre sur les lieux.
– Ne m'obligez pas à faire cela, supplia Pétronille Damourt. Depuis que nous avons fait naufrage, j'ai peur d'être sur l'eau.
– Qu'est-ce que c'est que ces jérémiades, la rabroua vertement Radegonde de Ferjac. Allez ! Montez ! On ne vient pas en Amérique quand on a peur de la mer et des naufrages.
Neptune était magnifique, méconnaissable, dans une longue robe bleu-vert, sa tête chenue et barbue couronnée de papier doré. Il brandissait le trident d'un pêcheur de crabes. Cantor était de la partie avec sa guitare, et Delphine du Rosier en nymphe. Il y avait des anges, des « amours », des démons. Pour les grimer, Radegonde avait emprunté aux Indiens leurs pâtes spéciales dont ils se servaient pour se « matachier », bleues, blanches, rouges ou noires, et l'on avait des masques terrifiants, dignes de l'ancienne comédie grecque.
Les spectateurs prirent place sur les bancs. Ensuite, on pouvait s'asseoir à terre. L'idée du radeau était bonne. Le terrain s'élevant, chacun voyait de loin et entendait à loisir.
Angélique suivait le mouvement en essayant, par politesse envers Mme de la Roche-Posay, de ne pas trop laisser paraître ses préoccupations. C'était un réflexe d'éducation fortement ancrée dans son monde que la maîtrise de soi-même, et une telle qualité n'était pas vaine. Au cours de son existence Angélique avait pu apprécier maintes fois l'importance de savoir dissimuler ses sentiments : peur, colère ou impatience, sous un sourire naturel, une urbanité exquise qui endormait les soupçons de l'ennemi quel qu'il fût.
Mais elle n'oubliait pas qu'Ambroisine était aussi de la noblesse, et c'était peut-être à qui, des deux, renchérirait de gaieté et de sécurité apparente, pour convaincre l'autre du peu de cas qu'elle faisait de l'horreur et des vérités entrevues, au cours de la nuit précédente.
Par instants, Angélique apercevait Cantor qui se débattait avec sa guitare, sous les injonctions de Radegonde de Ferjac. Le pauvre garçon avait trouvé son maître. Il dut se coiffer d'une couronne de roses et monter sur le radeau pour accompagner les acteurs.
– Il est divin ! se pâma Ambroisine de Maudribourg en se tournant vers Mme de la Roche-Posay et Angélique.
– Il a été page à Versailles, répliqua Angélique, et il a appris à se plier à tous les usages, à bien des caprices ! C'est là-bas aussi, quoi qu'on en pense, une dure école de la vie.
Job Simon avait manqué sa vocation. Il aurait mieux fait d'être acteur que de piloter des navires aux antipodes. Sa voix de stentor bien timbrée scandait les strophes en vers du bon Lescarbot dont avait déjà retenti ici même l'écho de ces rivages au temps de la première colonisation. Captivée, la foule se laissait entraîner aux vicissitudes mythologiques qui accablaient les héros de l'action et tous les yeux des habitants de Port-Royal étaient fixés en direction du radeau et de l'horizon marin qui lui servait de décor. C'est ainsi qu'on ne « le » vit pas arriver. Lui, l'ennemi intime de Mlle de Ferjac : le brouillard.
Car il vint par-derrière.
Débordant de la Baie Française par-dessus le rebord du promontoire, il dévala en direction du village à la vitesse d'une avalanche. Lorsque à son haleine froide on le sentit arriver, il était déjà là. En quelques instants, de toute cette foule assemblée, chacun se retrouva quasi seul avec lui-même, et à peine la possibilité de distinguer son voisin. La rive, puis le radeau et les canots des Indiens s'effacèrent à leur tour. Les voix s'étouffèrent.
– Chaque année c'est la même chose, gémit la pauvre gouvernante, ces maudites « brouées » nous gaspillent notre fête.
Invisible, elle réclamait hautement que chacun demeurât à sa place. Le brouillard allait peut-être s'effacer... Pour faire prendre patience, elle annonça qu'on allait passer des corbeilles de profiteroles et de beignets.
Les acteurs hélaient à travers les limbes qu'on vînt les chercher. On leur fit porter à eux aussi message de prendre patience et quelques gâteaux. Les augures croyaient voir en ce brouillard particulièrement épais, mais comme poussé par un courant vif, la possibilité qu'il s'éloignât rapidement.
Une demi-heure s'écoula. La situation paraissait s'améliorer en effet. Tout à coup quelqu'un porta l'annonce qu'il y avait un navire dans le Bassin. On avait entendu le bruit de sa chaîne d'ancre se déroulant. Le temps que chacun apportât son témoignage et, les brumes pâlissant révélèrent au large la silhouette d'un petit trois-mâts immobile. Aussitôt il y eut une grande agitation. Le radeau, et ses occupants, commençait de reparaître lui aussi, mais on ne pouvait continuer la séance avant d'avoir identifié le nouvel arrivant. Il n'était encore qu'un vague fantôme, une ombre de navire que la brume par instants effaçait complètement.
Mais déjà Angélique savait qu'il ne s'agissait pas du Gouldsboro, beaucoup plus important, et Mme de la Roche-Posay elle aussi n'avait pas reconnu l'allure de leur petit cent-tonneaux, avec lequel son mari était allé assister Joffrey de Peyrac à la rivière Saint-Jean.
– Il s'agit peut-être du navire de la compagnie qu'on nous envoie d'Honfleur. Nous sommes fin août. Il n'est que temps qu'il arrive.
– Ce serait un bien petit bâtiment.
– Oh ! Ils sont chiches !... Nous n'en attendons guère plus de nos commanditaires : on les connaît !...
On demeura dans l'expectative. Puis, comme un rideau tiré subitement, les dernières vagues des brumes s'effacèrent, révélant toute l'étendue du Bassin, et déjà à quelques encablures des chaloupes chargées d'hommes en armes, faisant force de rames vers la plage.
Il n'y eut qu'un cri.
– L'Anglais !...
Ce fut un sauve-qui-peut général.
Enjambant les bancs de bois, les gens se précipitèrent vers leur demeure pour y saisir les objets les plus précieux à mettre à l'abri des pillards ennemis. En l'absence de M. de la Roche-Posay, qui avait emmené la plupart des hommes au combat, la défense de l'établissement était nulle. Les Indiens eux-mêmes le savaient si bien qu'ils préférèrent s'écarter de la plage avec leurs canoës. Ils n'étaient pas venus pour se battre et, coutumiers de trafiquer avec les navires anglais, ils évitaient, dans cette contrée, de se mêler des querelles des Blancs.
Cependant quelques sagamores qui avaient des parents parmi les Acadiens se proposèrent et des paysans plus rageurs que les autres allèrent décrocher leurs mousquets.
– Soldat, crièrent les enfants de la Roche-Posay s'adressant à Adhémar, courons vite au canon. Voici l'heure du combat.
Dans les chaloupes les matelots anglais, pour s'exciter, poussaient des clameurs assourdissantes. L'embarcation de tête arriva à hauteur du radeau où s'agitaient les acteurs impuissants, assemblée de masques et de travestis.
– Mais c'est Phipps ! s'exclama Angélique, reconnaissant l'homme de Boston qui accompagnait l'amiral anglais lorsque celui-ci avait relâché à Gouldsboro quelques semaines auparavant.
Et tout de suite elle songea :
« A-t-il vu Joffrey ? Pourra-t-il me renseigner sur lui ? »
La situation ne lui paraissait pas, quant à elle, tragique. Gouldsboro maintenait de trop bonnes relations avec la Nouvelle-Angleterre pour que, la comtesse de Peyrac présente, il n'y eût pas moyen de trouver un terrain d'entente avec les nouveaux arrivants.
Elle avertit Mme de la Roche-Posay, qui prenait l'événement avec résignation, ne l'ayant que trop prévu.
– Ne vous inquiétez pas. Je connais le capitaine de ce vaisseau. Nous lui avons rendu quelques services. Il ne refusera pas de parlementer...
Et toutes deux se dirigèrent vers la plage, pour essayer de se présenter en premier lieu à l'assaillant.
Mais Angélique n'avait pas pris garde aux manœuvres des enfants de la Roche-Posay entraînant Adhémar vers le port.
Elle commençait à faire des signes à Phipps et à le héler en anglais, lorsque la situation se détériora irrémédiablement par la faute de la trop belliqueuse progéniture du marquis de la Roche-Posay.
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