Le démon, c'était elle. Combien habile de détourner les soupçons de sa personne en prenant les devants, en accusant la première...
Ce n'était pas Colin ou Abigaël qui trahissaient Angélique, c'était Ambroisine qui leur prêtait les propos délictueux susceptibles de blesser Angélique et de la faire douter de ses amis et Angélique l'avait crue, ou presque, tant Ambroisine savait leur donner de vraisemblance par l'intuition stupéfiante qu'elle avait des êtres et de leur comportement.
À petites touches, à petites phrases, elle s'était acharnée à la séparer de tous ceux qui pouvaient la protéger, l'éclairer ou l'avertir : Piksarett, Abigaël, Colin, le père de Vernon, son propre fils, et même et surtout Joffrey, son mari.
À propos de Piksarett : « On dit que vous couchez avec les sauvages... »
D'Abigaël : « Les protestants... Ils sont contre ce projet d'implanter des catholiques à Gouldsboro, mais ils ne veulent pas vous en parler parce qu'ils savent que vous y êtes attachée... »
De Colin... « Avez-vous vraiment confiance en cet homme ?... Il me semble redoutable... Pourquoi le défendez-vous ? »
Et Cantor... « Votre fils est inquiet... » Et le père de Vernon... « Il dit que Gouldsboro n'est pas un lieu suffisamment sain pour mes filles. »
Et Joffrey... « Il n'aurait pas dû vous abandonner ainsi... »
Joffrey ne l'avait pas abandonnée. Il n'était parti qu'après le départ de la duchesse pour Port-Royal. Se méfiait-il d'elle ? Mais alors, en ce cas, elle l'avait dupé en revenant presque aussitôt...
Lorsque Angélique analysait toutes ces ruses qui l'avaient peu à peu ligotée, elle sentait un frisson lui parcourir l'échine et lui hérisser la racine des cheveux et, dans l'effroi, une sorte d'admiration pour tant de génie malfaisant.
Quant à la circonvenir elle-même, quel choix dans ses paroles et sa comédie hypocrite. En se présentant à elle comme une victime à secourir, elle s'était attaché l'intérêt d'Angélique. En lui disant qu'elle aimait Gouldsboro, elle avait ému son cœur... Et elle se découvrait poitevine comme elle et elle lui disait : « Êtes-vous allée cueillir la mandragore par une nuit sans lune ? »
– Oh ! Cantor, dit Angélique à son jeune fils qu'elle était allée rejoindre dans sa cahute après le départ de frère Marc, elle est vraiment... monstrueuse.
Et tout à coup, elle éclata de rire.
– À ce point bernée ! Jamais... jamais je n'ai rencontré un être aussi instinctivement divinatoire des faiblesses humaines. Elle est prodigieuse...
Cantor la regarda sombrement tout en continuant à vider son panier de cerises.
– Vous riez, dit-il. Vous êtes comme mon père, les tours de Satan l'amusent et il s'ébaudit de son génie machiavélique comme d'une curiosité naturelle. Mais attention, nous n'en avons pas fini avec elle... Elle est là toujours à quelques pas de nous et nous tient en son pouvoir.
Soudainement, Angélique se souvint de la lettre du père de Vernon, des paroles transcrites qui l'avaient frappée au cœur, en lesquelles elle avait vu une accusation à son égard, ces mots du jésuite à son supérieur.
« Oui, mon père, vous aviez raison, la Démone est à Gouldsboro... »
Et s'il avait élevé son accusation, non contre elle... mais contre l'autre femme ?
« La Démone est à Gouldsboro »...
Cette fois, le frisson qui s'empara d'elle la glaça jusqu'au cœur, le père de Vernon était mort, la lettre avait disparu, l'enfant aussi qui la possédait... Un vertige la gagnait !... À trop vouloir débrouiller l'écheveau, elle allait finir par croire à des visions. Une seule chose lui apparaissait urgente, il fallait se débarrasser de cette femme, la mettre hors d'état de nuire, l'écarter, l'éloigner à jamais, mais, comment...
Au-dehors, Port-Royal s'éveillait, s'ébrouait, s'animait. La matinée s'avançait et bientôt on viendrait s'informer de la comtesse de Peyrac, il faudrait qu'elle se présentât, qu'au grand jour elle rencontrât à nouveau Ambroisine, que la vie reprît son cours apparent. Elle irait s'asseoir à la table de Mme de la Roche-Posay et devant elle prendrait place la duchesse de Maudribourg, avec son visage d'ange meurtri, son beau regard intelligent, et peut-être aux lèvres un sourire contrit, charmeur, qu'elle lui dédierait. À cette seule pensée, la nausée s'emparait d'elle et elle réalisait qu'elle n'avait que son fils, cet adolescent farouche et intransigeant, pour partager son secret et l'aider.
À part lui, elle n'avait aucun recours et tout ce qu'elle pourrait essayer d'expliquer sur la duchesse de Maudribourg à son entourage passerait pour calomnie. Ambroisine était l'image de la vertu. Angélique s'aperçut qu'elle se trouvait isolée dangereusement et se souvenant de l'insistance qu'avait montrée Colin à la faire accompagner par Cantor, elle lui dédia un souvenir reconnaissant.
Maintenant qu'à son tour elle avait vu clair, il fallait sortir Ambroisine de leur existence à tous.
Mais l'affaire ne s'annonçait pas simple.
Sur quel navire la rembarquer ? Le bassin était vide ! Hors Le Rochelais, à l'ancre. Quelques grosses barques de pêche stagnaient au loin dans la brume de chaleur qui cachait l'autre rive et les polders retenus sur l'embouchure d'une belle rivière.
Les Acadiens de Port-Royal étaient pauvres. Leur unique vaisseau d'importance était en ce moment en expédition à la rivière Saint-Jean. Ils avaient depuis longtemps renoncé à concurrencer les flottilles de Nouvelle-Angleterre ou d'Europe, qui, l'été, venaient hanter les eaux de la Baie Française, quitte à acheter, à Boston, leurs provisions de morue pour l'hiver.
Port-Royal n'était même pas, comme Gouldsboro lui-même, un port de commerce ou de pêche. Aucune allée et venue de bateaux étrangers, arrivant, ou repartant, soit vers l'Europe ou toute autre lointaine direction.
Ils étaient donc là, tous, au bout du monde, bloqués sur quelques arpents de terre défrichés entre le ciel, la mer et la forêt indienne. Les éléments pesaient sur eux comme les murs d'une prison dont ils ne pouvaient s'évader et Angélique en avait, ce matin-là, une si oppressante perception qu'elle s'étonnait de la légèreté avec laquelle ce petit peuple perdu vaquait à ses occupations et à ses plaisirs. Préparant entre autres, avec joie, la fête prévue pour le lendemain. Tandis qu'Angélique se torturait l'imagination pour découvrir un moyen de hâter le départ d'Ambroisine de Maudribourg et de sa troupe. Mais encore une fois, comment ?
L'embarquer sur Le Rochelais ? Pour quelle direction ? Sous quelle responsabilité ? Il lui répugnait de mêler à nouveau Cantor à cette affaire...
Alors ? On ne pouvait pas la tuer, comme le préconisait Cantor, la noyer, l'égarer dans la forêt indienne ! Fugitivement, Angélique envia la bonne conscience de ces « assassins en dentelles » qu'elle avait connus jadis à la Cour, et qui si facilement, sans scrupule déplacé, payaient quelques coupe-jarrets des bas-fonds de Paris pour les débarrasser de personnes indésirables.
Elle n'en était pas là.
Par instants, parce que le soleil brillait, brûlant, que les fleurs étaient éclatantes, que les gens au seuil de leurs jardinets paraissaient simples et bons, s'effaçait le souvenir des maléfices entrevus dans la nuit de Port-Royal endormi. Puis le volet se rouvrait, se retournait, comme celui d'un triptyque, livrant des images contraires, l'Enfer contre le Paradis, la nuit contre la lumière, et elle revoyait Ambroisine nue et blanche sur le satin écarlate du manteau épandu, elle entendait la voix du père Récollet lui chuchoter :
– Prenez garde. C'est une démone !...
À plusieurs reprises, la duchesse essaya d'approcher Angélique afin de lui parler, mais celle-ci se déroba à tout entretien. Malgré la bénignité des apparences, la vérité entrevue au cours de la nuit avait été trop brutale. Des écailles lui étaient tombées des yeux et elle ne voyait en tout et en tous que stupre, luxure, ignominie, hypocrisie, et essayait, en échafaudant des plans de départ pour Ambroisine, de se libérer d'une situation si confuse.
Mlle Radegonde de Ferjac, s'agitant pour mettre sur pied sa représentation théâtrale du lendemain, complétait le tableau. Indifférente, elle, aux tourments secrets des passions humaines, elle mettait tout le monde sur les dents. Houspillant, réclamant, ordonnant, elle réquisitionnait les petits sauvageons et sauvageonnes mic-macs qui traînaient dans les rues pour des danses, envoyait cueillir des fleurs, dirigeait les charpentiers qui lui construisaient un radeau destiné à servir de scène – de la plage on verrait mieux – taillait des costumes, déchirait des toiles, tressait des guirlandes. Elle n'admettait pas que quiconque se tînt en dehors de l'affaire.
Job Simon fut désigné d'office pour jouer le rôle du dieu Neptune, et Pétronille Damourt, à cause de ses grosses joues, celui d'Éole, père des vents. Elle leur remit à tous deux des feuilles calligraphiées par sa main durant les soirées d'hiver et leur enjoignit de répéter leurs rôles sans faillir. Elle courait d'un bout à l'autre de l'établissement, répétant : « Pourvu que nous n'ayons pas de brouillard demain ! »
Elle voulait qu'Angélique fût Vénus et Ambroisine Phébé la Magicienne. On était en plein délire. Cependant Mme de la Roche-Posay sereine ou habituée, faisait des pâtisseries. Il y aurait festin.
Le lendemain, jour de fête, ne laissa à personne le loisir de se pencher sur ses problèmes. Au fond, c'était peut-être mieux ainsi. Aucune voile n'était apparue encore à l'horizon. Il fallut assister en grand apparat à la messe chantée. Les Indiens étaient venus en grand nombre de la forêt et avec leurs canots d'écorce, de l'autre côté du Bassin. Ils apportaient des peaux. Mais Mlle Radegonde de Ferjac fut intransigeante. Elle arrêta la traite, dès les premières velléités d'échange, envoya tous les chefs et « principaux » Mic-Macs se « matachier1 » de la tête aux pieds et les chargea de former une « haie d'honneur » sur le bassin en rangeant leurs canots autour du radeau où se jouerait la pièce de théâtre. Ils s'exécutèrent. Radegonde de Ferjac était devenue au cours des années l'un de leurs démons familiers et ils avaient appris qu'on ne lui résistait pas.
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