– Mais qui... qui a pu écrire cela ?... balbutia-t-elle. De qui tenez-vous ce billet ?
– Un matelot de l'équipage de Vanereike, qui ne servait que d'intermédiaire, me l'a remis. Avec lui, j'essayai de retrouver l'individu qui lui avait passé ce message avec charge de me le transmettre, mais en vain. « Ils » agissent ainsi. « Ils » profitent du débarquement des équipages et du mouvement créé dans un port pour se glisser parmi nous et agir, puis « ils » s'évanouissent comme des fantômes.
– « Ils », quels « ils » ?
Peyrac restait soucieux.
– Il y a des inconnus dans la Baie, fit-il enfin, qui rôdent et qui, j'en ai acquis la certitude, se préoccupent de nous de façon excessive.
– Des Français, des Anglais ?...
– Je l'ignore. Des Français, plutôt, mais qui ne relèvent d'aucun pavillon et dont le but serait de créer le désordre parmi nous.
– L'homme au teint pâle qui est venu m'avertir que vous me demandiez dans l'île serait-il des leurs ?
– Sans doute. Et aussi l'homme qui, sur le chemin de Houssnock, m'a prévenu faussement que vous vous étiez sauvée et que vous voguiez sur Le Rochelais vers Gouldsboro...
Il lui conta comment, rassuré sur son sort par cette rencontre, il avait décidé de suivre Saint-Castine jusqu'à Pentagoët, sur le chemin de Gouldsboro, après avoir récompensé l'homme qui l'avait averti.
– Je lui ai donné des perles de lambi.
– Mais... qui peuvent-« ils » être ?... Qui les envoie ?
– Impossible de le déterminer encore. Ce qui est certain c'est qu'« ils » étaient bien informés de nos faits et gestes et qu'« ils » ne reculent devant rien, car transmettre de fausses nouvelles dans le monde des marins est une infamie plus grave que de commettre un crime. Même entre ennemis, il y a une solidarité des hommes de la mer que seuls des êtres abjects ou de francs bandits peuvent se permettre de trahir. Ceux-là sont de la pire espèce, je le pressens.
– Ainsi j'avais donc raison, murmura-t-elle, de craindre je ne sais quelle entreprise... diabolique qui s'est mise en marche contre nous...
– Alors je vous ai vue dans l'île avec Barbe d'Or. Et voici qu'il survenait un fait inconnu de nos ennemis, quelque chose qu'ils ne pouvaient pas savoir, c'est que Barbe d'Or c'était Colin. Et cela changeait tout. Colin Paturel, le roi des Esclaves de Miquenez, presque un ami pour moi aussi, pour le moins un homme que j'estimais fort car sa réputation était grande en Méditerranée. Oui, cela changeait beaucoup de choses pour moi. Colin !... un homme auquel il n'était pas déshonorant que vous ayez accordé, disons... votre amitié... Mais je devais m'assurer de la personne de Barbe d'Or. J'ai renvoyé Yann chercher du renfort avec ordre de ne revenir par le chenal qu'à l'heure où la marée se retirerait.
– Et vous êtes resté.
– Je suis resté.
– Vous vouliez savoir qui j'étais ? interrogea-t-elle en le regardant en face.
– Je l'ai su.
– Vous auriez pu avoir d'amères révélations.
– J'en ai eu de merveilleuses et qui ont fortifié mon cœur.
– Toujours vos gageures insensées !
– Il n'y a pas que cela. Il n'y a pas eu dans ma décision de rester dans l'île et de m'y tenir caché jusqu'au retour de mes gens, que le goût d'en savoir plus long sur ma belle inconnue d'épouse. Certes, l'occasion s'offrait ; il y a beaucoup à apprendre, pour un mari, sur une jolie femme qui devise avec un homme qui ne lui fut pas indifférent jadis et dont elle sait qu'il l'aime encore. Mais la seule curiosité n'aurait pas suffi à m'engager dans un si pénible défi, si je ne m'y étais trouvé contraint par la situation même. Considérez, mon cœur, qu'elle était délicate, disons epineuse à plus d'un titre. Si je m'étais présenté seul à vous, croyez-vous que Colin se serait laissé persuader facilement de mes intentions pacifiques en tant que mari. Et qu'en tant que pirate méritant d'être pendu haut et court, il se serait laissé appréhender facilement par le maître de Gouldsboro. Vous m'accusez de relever trop facilement de folles gageures, mais celle de l'affronter en combat singulier sur cette plage, sans autre témoin que vous-même et les loups-marins, avec comme conclusion certaine sa mort ou la mienne, ne m'a pas paru saine et profitable à quiconque. Votre Colin n'a jamais eu la réputation d'être un personnage facile à manier. Allez le demander à Moulay Ismaël, qui parlait de lui avec respect et presque de l'effroi, et pourtant ce n'était qu'un esclave aux mains nues devant ce roi intraitable et cruel.
– Vous avez pourtant réussi à convaincre cet intraitable de vous servir, vous avez réussi à le faire tomber en votre pouvoir fascinateur.
– Parce qu'on me l'a amené enchaîné entre quatre hommes en armes. Il n'en était pas de même sur l'île du Vieux-Navire.
« Ceci posé, qu'avais-je d'autre à faire là-bas que de demeurer le témoin invisible de votre rencontre ? Au demeurant, fortuite et involontaire comme j'ai pu le savoir plus tard. Là encore nos ennemis jouaient gagnants en nous réunissant tous trois sur cette île. Tous les éléments étaient en place pour que nous forgions nous-mêmes notre propre perte. La seule parade à de telles combinaisons diaboliques c'est d'y opposer un comportement contraire à celui envisagé. Dieu merci, nous avons reçu tous trois la force morale de résister.
– Diabolique ! répéta Angélique.
– Ne vous effrayez pas. Je saurai déjouer leurs plans et, quels qu'ils soient, les écarter. Tant que nous ne soupçonnions pas leurs présences, nous avons trébuché dans leurs pièges et il semble que vous en avez été la première victime, à Houssnock et à Brunschwick-Falls où vous avez failli perdre votre liberté et peut-être la vie. Cette attaque au village anglais par les Abénakis, et qui était destinée à vous capturer, entrait-elle aussi dans des plans occultes ?... Je ne sais. Mais déjà lorsque j'ai reçu ce billet, au soir de la bataille navale contre Barbe d'Or, une méfiance s'était éveillée en moi. Je savais qu'un jour ou l'autre « ils » prendraient contact. J'avais cru un instant qu'il s'agissait de Barbe d'Or, mais en l'occurrence je recevais la preuve du contraire. Je me suis rendu dans l'île, par le chenal, avec une barque et un seul homme, mais je restais désormais sur la défensive de l'inconnu et... de moi-même, car ce pouvait être une fausse dénonciation pour m'attirer moi aussi dans un piège, ou ce pouvait être vrai et l'« on » comptait sur ma colère pour me faire commettre d'irréparables gestes et particulièrement contre Vous. Cette volonté de vous nuire à vous, à vous surtout m'est devenue perceptible.
« Prends garde ! me disais-je, prends garde. Souviens-toi que, quoi qu'il arrive, rien ne doit l'atteindre Elle. Et surtout par toi. » Ma colère se détournait vers les misérables qui cherchaient à faire de moi l'instrument du malheur contre vous, dans leurs plans machiavéliques. « Tu ne leur accorderas pas cela ! » me disais-je. Cette fois au moins je devais vous défendre de leurs attaques, quel que fût le prix à payer.
« Ne vous ai-je pas conquise à Toulouse, en me battant en duel avec le neveu de l'archevêque ?
– Ce n'était pas la même chose, s'écria Angélique avec feu, ce ne sera plus jamais la même chose. Pour qui me prenez-vous ? Maintenant, je vous aime !... (Et, surprise de cet aveu comme d'une révélation.) Oh ! oui je vous aime... Trop ! Trop vraiment pour ce que vous méritez. Votre éloignement de tous fut-il si distant que vous ne puissiez même pas concevoir l'attachement que j'ai pour vous ? N'avons-nous pas lutté ensemble contre les Iroquois, contre les Français et leurs sauvages, contre l'hiver, la maladie, la mort ? Ai-je démérité de vous ?... Je vous en prie, si vous ne voulez pas me faire souffrir, gardez-vous, gardez-vous pour moi, mon cher amour. Cessez de faire fi de votre vie, car de vous perdre, cette fois, j'en mourrais, j'en mourrais !
Il s'était dressé, il vint à elle et lui ouvrit les bras. Elle l'étreignit, le front contre son épaule, se perdant en ce refuge merveilleux, où toute sa vie semblait s'anéantir pour y goûter, dans le contact enfin retrouvé de sa présence, de sa chaleur, de son odeur familière, un instant d'intense félicité.
– Moi aussi j'ai été coupable, murmura-t-elle, j'ai douté de votre amour pour moi et de la valeur de vos sentiments. J'aurais dû vous dire tout de suite : « Voilà j'ai retrouvé Colin »... Mais j'ai eu peur. Je ne sais quelle crainte m'a retenue. Habituée à lutter contre les embûches mesquines, contre la bassesse, la vilenie qui gouvernent les actions des hommes, je me suis accoutumée au silence plutôt qu'à la vérité. Pardonnez-moi. Entre nous, ce ne doit pas être.
Il prit le beau visage dans ses mains et le renversa pour plonger son regard dans le sien et baiser doucement ses lèvres.
– Nous ne pouvions nous retrouver sans blessure après tant d'heurs et de malheurs qui ont transformé nos cœurs et marqué nos esprits. La crainte demeurait, au seuil de cette merveilleuse et nouvelle découverte de l'amour, d'être frustrés encore. Mal guéris, nous nous interrogions : la vie nous apprendra-t-elle par les regrets et les nostalgies qui nous poignent et les élans qui nous bouleversent, combien nous étions vraiment destinés l'un à l'autre ? Jadis, à Toulouse, ce fut une fête, un éblouissement. Mais ce n'était pas l'arbre, ce n'était que les racines d'un amour qui devait demander à l'avenir sa signification complète. Eh bien, nous avons su. Loin l'un de l'autre nous avons saigné ensemble de toutes sortes de plaies, sans cependant cesser de nous savoir, dans le secret de nos cœurs, unis à jamais. Il faut maintenant nous reconnaître et nous le dire. Petite étrangère chérie, que je n'ai pas su encore entièrement apprivoiser, pardonnez-moi, pardonnez-moi...
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