La série

01 : Angélique, marquise des anges 1


02 : Angélique, marquise des anges 2


03 : Le chemin de Versailles 1


04 : Le chemin de Versailles 2


05 : Angélique et le roi 1


06 : Angélique et le roi 2


07 : Indomptable Angélique 1


08 : Indomptable Angélique 2


09 : Angélique se révolte 1


10 : Angélique se révolte 2


11 : Angélique et son amour 1


12 : Angélique et son amour 2


13 : Angélique et le Nouveau Monde 1


14 : Angélique et le Nouveau Monde 2


15 : La tentation d'Angélique 1


16 : La tentation d'Angélique 2


17 : Angélique et la démone 1


18 : Angélique et la démone 2


19 : Angélique et le complot des ombres


20 : Angélique à Québec 1


21 : Angélique à Québec 2


22 : Angélique à Québec 3


23 : La route de l'espoir 1


24 : La route de l'espoir 2


25 : La victoire d'Angélique 1


26 : La victoire d'Angélique 2

Première partie

Gouldsboro ou les prémices

Chapitre 1

Un petit chat de navire, un petit chat débarqué là on ne sait comment, un petit chat oublié, se tenait devant Angélique.

Il était maigre et sale, mais ses yeux d'or pathétiques réclamaient secours d'une façon à la fois impérieuse et confiante.

Angélique ne le voyait pas. Assise au chevet de la duchesse de Maudribourg, dans la chambre haute du fort, elle se laissait aller à des pensées mélancoliques.

Le chaton la regardait intensément. Comment avait-il pu parvenir jusque-là ? Malade, couvert de croûtes, à peine sevré, jeté sur la grève, qui sait, par la main d'un mousse impatient, il avait dû errer longtemps, minuscule bestiole sans feu, ni lieu, abandonné dans un monde indifférent à son existence chétive, menacé par la mer, le sable, les habitations humaines, le pas des hommes, trop faible pour trouver sa pitance et la disputer aux autres chiens et chats de Gouldsboro, d'étape en étape, il avait réussi à se glisser dans le fort, puis dans cette chambre silencieuse, cherchant peut-être seulement l'ombre et le calme pour y mourir.

Maintenant, il regardait cette femme assise et semblait s'interroger sur le suprême recours qu'il pouvait en attendre. Il rassembla ses dernières forces pour miauler. Le son qu'il avait réussi à émettre était enroué, presque inaudible. Mais cependant ce miaulement plaintif tira Angélique de sa rêverie. Elle releva la tête et considéra un instant le chaton. Il était si peu vivant déjà qu'elle crut à quelques fantasmes de son esprit fatigué, comme ces visions d'animaux diaboliques qu'elle avait eues durant ces derniers jours.

Une fois encore, il essaya de miauler et une sorte de désespoir traversa son regard d'or. Alors, elle se pencha vers lui.

– Mais d'où sors-tu, petit malheureux ? s'exclama-t-elle en l'enlevant entre ses mains, aussi léger qu'une plume.

Le chat s'agrippa aussitôt au velours de sa robe de ses petites griffes fragiles et il se mit à ronronner avec une force inattendue pour un corps aussi frêle.

« Ah ! Tu m'as vu, semblait-il dire. Ne me rejette pas, je t'en prie. »

« Un navire a dû l'abandonner, songea-t-elle. Celui de Vanereike ou bien des Anglais... il meurt de faim et de faiblesse. »

Elle se leva et alla jusqu'à la table. Un peu du lait de poule que l'on avait porté pour réconforter la duchesse restait au fond d'un bol. Le chat but, mais non pas avidement car il était sans force.

– Il grelotte. Il a froid.

Elle revint s'asseoir au pied du lit et le tint au creux de ses genoux pour le réchauffer. Elle songeait à sa petite fille Honorine qui aimait tant les bêtes et qui aurait soigné le petit chat avec tant de passion.

Ces réminiscences lui firent le cœur plus lourd. Elle revoyait le fort de bois de Wapassou, où elle avait laissé la jeune Honorine aux mains de dévoués serviteurs, et il lui semblait qu'elle évoquait un paradis à jamais perdu. Elle avait connu des jours de tels bonheurs là-bas, avec son époux bien-aimé, Joffrey de Peyrac.

Et aujourd'hui il lui semblait que tout était brisé, en miettes.

Il lui semblait qu'elle était en morceaux, qu'elle ne pourrait jamais se rebâtir tout entière.

Que s'était-il fomenté au cours de ces affreuses dernières semaines, qui avait fini par les dresser l'un contre l'autre, séparés par un terrible malentendu. Un doute taraudant la traversait : Joffrey ne l'aimait plus.

« Mais pourtant il y a eu l'hiver entre nous, se redit-elle avec désespoir. L'hiver de Wapassou1. Et ses dangers sans nombre qu'il fallait traverser ensemble sans faiblir, les moments de famine, les moments de triomphe du printemps. Je ne sais si nous avons vécu tout cela comme deux époux ou comme deux amants liés par une lutte commune. Mais c'était bon, chaleureux, et je le sentais si proche... quoique toujours un peu imprévisible, un peu dangereux. Toute une partie de lui-même m'échappe... »

Elle se leva avec agitation. Il y avait certaines choses pour lesquelles elle en voulait terriblement à son mari : par exemple, quand il était parti à la poursuite de Pont-Briand, la laissant plusieurs jours dans une mortelle angoisse, et puis quand, sur le Gouldsboro, il lui avait caché que ses fils, leurs fils, étaient vivants, et récemment cet espionnage inique dans l'île du Vieux-Navire. Ainsi donc il la méconnaissait, il doutait de son amour ! Il la prenait pour une femme sans cœur, préoccupée de ses seules ambitions.

« Et pourtant quel charme émane de lui, se dit-elle, au point que je ne puisse vivre et respirer sans percevoir la chaleur de son amour sur moi. Il ne ressemble à aucun autre, et c'est peut-être sa singularité qui m'a attaché à lui avec tant de force. Moi aussi, j'ai péché contre lui et je l'ai méconnu. »

Maintenant elle allait et venait dans la pièce, tenant machinalement le petit chat contre elle, qui se blottissait sur son épaule dans une étrange attitude d'amour et d'abandon, les yeux clos. On sentait que la vie revenait en lui au contact des mains d'Angélique.

– Ah ! Tu es heureux toi, lui dit-elle à mi-voix, tu n'es qu'une petite bête innocente et courageuse qui ne demande qu'à vivre. Ne crains rien, je te soignerai et je te guérirai.

Le chat ronronna de plus belle, et elle caressa d'un doigt son crâne chétif et doux. En cet instant, cette petite présence affectueuse et vivante lui apportait consolation.

Était-il possible qu'elle et Joffrey fussent devenus si étrangers l'un à l'autre2.

« Moi aussi, j'ai manqué de confiance envers lui. J'aurais dû lui parler aussitôt de Colin, quand je suis revenue l'autre jour, que redoutais-je ? Il aurait été plus simple d'expliquer comment les choses s'étaient passées, que Colin m'avait surprise dans mon sommeil. Mais ma conscience n'était peut-être pas tout à fait pure... et il y a toujours en moi cette peur de le perdre... de le perdre une seconde fois, ce refus de croire au miracle... »

Elle était parvenue à définir l'angoisse insurmontable qui l'étreignait et paralysait ses élans, et à découvrir que la source en venait de plus loin que la tension de ces derniers jours. C'était quelque chose d'ancien, une peur tapie, lovée au fond d'elle-même, et prête à se lever et à crier avec désespoir : « Voilà, c'est fini ! C'est fini ! Mon amour ! Mon amour ! jamais plus je ne te reverrai. « Ils » l'ont pris, « ils » l'ont emmené... et jamais plus je ne le reverrai. »

Et quelque chose en elle, subitement, s'indignait et renonçait à la lutte.

« Oui, c'est cela, s'avoua-t-elle. C'est cela qui ne va pas. J'étais très jeune quand la chose est arrivée. Une enfant gâtée au fond, qui avait tout reçu de la vie... et puis brusquement plus rien. »

Ce grand soleil sur ses dix-huit ans, ce soleil de l'amour, découvert, révélé, partagé dans l'éblouissement des fêtes de Toulouse, cette aurore de la vie baignant tout son être, chaque jour, chaque heure amenant comme une promesse. « Son pas inégal, sa voix, son regard sur moi... Je m'étais mise à croire à l'enchantement de la vie ; et puis tout à coup le grand froid, la solitude. Je n'ai jamais, au fond, accepté cela. J'ai gardé ma peur... et un peu de rancune envers lui. « Ils » le prendront, « ils » le vaincront, et il s'éloignera de moi sans se préoccuper de ma douleur. Nous nous sommes retrouvés, mais ma confiance n'est pas entière, ma confiance en lui, en la vie, en la joie. »

Peut-être restait-il entre eux quelque chose de cette obscurité de l'absence, des traces de blessures trop profondes. À Wapassou, la tâche presque inhumaine de survivre avec les leurs les avait aidés à renouer entre eux les liens de la vie. Une complicité d'action telle qu'ils n'en avaient pas connu jadis. Mais cette union chaleureuse leur avait caché des aspects différents de leur personnalité née de leur longue séparation, et aussi la hantise de cet inconnu de quinze années d'absence, les rendant vulnérables à de subites révélations.

Elle songea à la colère terrible de Joffrey, mais aussi à son geste, ce matin, quand il lui avait offert ce magnifique présent, ces pistolets espagnols, qui reposaient sur la table dans leur coffre ouvert. Et il l'avait serrée dans ses bras avec passion.

Mais la bienfaitrice des Filles du roi, la duchesse de Maudribourg, sauvée des eaux, avait été annoncée.

Il avait fallu se porter à sa rencontre et la soigner car elle s'était évanouie sur la grève.