Il s'interrompit, resta songeur un instant. Revoyait-il la scène qui s'était jouée en cette nuit tempétueuse, alors que son navire-pirate le Gouldsboro se lançait à l'ancre dans une crique cachée, aux abords de La Rochelle4.
– Vous souvenez-vous ? Tout était étrange, inattendu, mystérieux, cette nuit-là. Le destin nous poussait l'un vers l'autre sans que nous le soupçonnions.
« J'étais seul dans ma cabine, et je pensais à vous. Je faisais des plans, je me disais : « Je suis sous les murs de La Rochelle, mais comment la retrouver maintenant ? » Je n'avais pour piste que les quelques mots que m'avait lancés Rochat dans un port espagnol : « La Française... vous savez... que vous aviez achetée à Candie et qui s'est enfuie, eh bien ! Je l'ai rencontrée à La Rochelle ! » Et, tout à coup, Jason, mon second, est entré et m'a dit de cet air froid qui lui était habituel – pauvre Jason ! – « la femme française que vous avez achetée à Candie est là et vous demande ! ». J'ai cru devenir fou. Fou de joie, d'émerveillement, et aussi... d'effroi.
« L'homme est stupide ! Le bonheur lui fait plus peur que la douleur et le combat. Craint-il en la joie un piège qui aura raison de lui plus facilement que l'adversité ?... Je ne sais !
« En l'occurrence je n'ai pas échappé à la règle commune. Pour aborder cet instant inimaginable, je me suis bardé de tous mes doutes, de toutes mes rancœurs, mes craintes, mes amertumes, mes défiances...
Angélique eut un sourire.
– Il est vrai que je n'étais guère une femme séduisante à retrouver, reconnut-elle. Vous aviez gardé d'autres souvenirs. En quel état étais-je cette nuit-là ? Trempée, boueuse, échevelée, j'étais tombée en courant sur la lande.
– Vous étiez... ah ! Que dire ? murmura-t-il. Mon cœur s'est brisé... C'était comme si j'avais vu surgir devant moi l'image de ce que vous avait infligé l'injustice du sort, de ce que la cruauté des hommes – et la mienne aussi inconsciente peut-être —avait fait de vous... Je me suis senti glacé, incapable par des mots de renouer le lien qui, au delà d'une telle catastrophe, nous unissait. À Candie, cela aurait été plus facile... Mais, à La Rochelle, j'ai senti que vous n'apparteniez plus à notre passé commun, vous étiez devenue l'autre. Et, en même temps, il arrivait ce que je vous expliquais tout à l'heure. De cette autre femme, si différente, si bouleversante, qui m'expliquait sans prendre garde à son triste état, à son sang qui coulait, à l'eau glacée qui la trempait, qu'il fallait sauver ses amis, de cette femme qui ne vous ressemblait plus et qui vous ressemblait encore, j'étais en train de tomber éperdument amoureux. Un coup de foudre où tout se mêlait : l'admiration, le goût, le charme inexplicable, la pitié, la tendresse, la volonté de protection, la peur de perdre, de laisser échapper un tel trésor, l'incertitude de l'instant...
– Dois-je vous croire ? Ne m'avez-vous pas déclaré avec cynisme : « Par quel phénomène une captive payée par moi une fortune est-elle devenue une femme dont je ne donnerais pas aujourd'hui cent piastres !... »
– J'essayais de dissimuler sous l'ironie des émotions inhabituelles. Oui ! L'homme est stupide. La vérité ?... Vous m'avez brûlé, ce soir-là. Mais j'avais perdu, dans une certaine mesure, l'habitude du sentiment, la possibilité de l'exprimer. Il me fallait mettre de l'ordre dans tout cela, et l'instant, vous le reconnaissez, ce que vous exigiez de moi avec tant de ferveur, ne m'en laissait guère le temps.
« Peu à peu j'ai réfléchi, vu plus clair, je vous l'ai dit déjà : Vous étiez restée en moi un souvenir taraudant certes, mais comme une image qui se faisait imprécise, car la petite comtesse charmante qui avait été ma femme, je ne la voyais pas à mes côtés dans cette vie d'aventurier, jetée sur tous les océans, qui était devenue la mienne.
« Vous étiez aussi celle dont j'avais essayé de bannir le souvenir lorsque j'avais appris son remariage avec le marquis de Plessis-Bellière, celle que j accusais obscurément d'abandon envers mes fils, d'inconséquence dans ses folles pérégrinations en Méditerranée.
« Et, bien que je vous recherchasse, ne pouvant briser le lien qui nous unissait, votre image en moi s'était faite imprécise. Et, je vous retrouvais, une autre femme et vous pourtant, vous surpreniez mon cœur engourdi, l'arrachiez à sa léthargie. Il revivait, retrouvant avec un nouvel amour les délices des tourments et des espérances. Cela n'a pas été facile de vous conquérir à nouveau dans les hasards qui nous opposaient sur le Gouldsboro. J'ai pu enfin vous garder jalousement près de moi à Wapassou, mais parfois, même au cours de cet hiver, la crainte que l'épreuve n'outrepassât vos forces et aussi que la méconnaissance que j'avais de vous ne m'entraînât à vous blesser, me laissait dans le doute à votre égard. Car votre force de silence et d'acceptation m'effrayait, je ne savais comment dénouer cette habitude que vous aviez contractée de vous taire dans la difficulté et la souffrance, sachant que là pourrait se situer l'écueil de notre entente, que tant que vous vous protégeriez si jalousement de chercher secours près de moi, vous m'échapperiez, une partie de vous-même restant attachée à cette partie de votre vie que vous avez vécue loin de moi et que vous étiez encore susceptible d'en subir le pouvoir. Et de cela je tremblais parfois... sans trouver d'autres remèdes que la patience et le verdict du temps...
« Voilà, je crois, où nous en étions, lorsque, il y a quelques semaines, nous avons rejoint Houssnock, sur le Kennebec... et que tout à coup vous avez disparu...
Il fit une pause, ébaucha une grimace, puis il lui dédia un sourire caustique, mais qui n'effaçait as la chaude passion brillant dans ses yeux sombres.
– Certes, ce n'est pas une situation confortable que de se trouver subitement cocu à la face du monde, fit-il, mais ce n'est pas à ce titre-là que j'ai le plus cruellement souffert... Quoiqu'il fallût que l'événement ne désarçonnât pas nos gens... Mais là vous m'avez aidé... Oui, sur ce point, dans cette tempête, vous ne m'avez pas déçu... Vous avez été vraiment... ce qu'il fallait être et jusque dans ma colère, vous forciez mon admiration, ma passion... ah ! Quel sentiment terrible ! Car c'est en homme jaloux que j'ai souffert. Jaloux, est-ce le mot ? Plutôt en homme amoureux et qui n'a pas encore achevé sa conquête et qui la voit lui échapper avant qu'il ait pu atteindre ce point de rencontre incommunicable de l'Amour : la certitude. La certitude mutuelle. Tant qu'on tremble, la douleur est prête à surgir, et le doute, et la crainte que tout s'achève avant... avant qu'on se soit atteint pour cette rencontre sans nom qui vous communique joie, force, pérennité.
Par-delà la table de gros bois, Angélique n'avait cessé de le fixer ardemment. Elle oubliait tout du monde extérieur. Il n'y avait plus que lui sur la terre et leur vie à tous deux qu'évoquaient les mots prononcés et qui faisaient lever des images, des souvenirs, même du temps où ils étaient séparés.
Il se trompa sur son silence.
– Vous m'en voulez encore ! dit-il. De ce qui s'est passé ces jours derniers... Je vous ai meurtrie !... Allons, dites-moi ce qui vous a blessée le plus durement de mon inqualifiable conduite. Plaignez-vous un peu, ma chérie, que je vous connaisse mieux...
– Me plaindre, murmura-t-elle, de vous, vous à qui je dois tout ?... Non, ce n'est pas cela... Disons qu'il y a des choses que je n'ai pas comprises, parce que, moi aussi, je ne vous connais pas assez...
– Par exemple ?
Elle ne savait plus. Ses griefs soudain fondaient au soleil d'un amour si tendre et si profond.
– Eh bien... vous avez nommé Colin gouverneur.
– Auriez-vous souhaité que je le pende ?
– Non, mais...
Il lui sourit avec indulgence.
– Oui je comprends !... Cette alliance de deux hommes entre eux alors qu'ils devraient être ennemis pour la beauté d'Hélène de Troie, c'est assez exécrable !... Vous avez souffert de cela, vous ?...
– Un peu... n'est-ce pas féminin ?
– J'en conviens... et vous êtes adorable, répliqua-t-il. Quoi donc encore ?
– Vous m'avez obligée à lui donner le bras lorsque nous nous sommes rendus à la salle du festin...
– Je reconnais que c'était parfaitement odieux. Pardonnez-moi, mon cœur. Il y a des moments où, lorsqu'on lutte farouchement pour quelque chose, on administre quelques coups maladroits. Je voulais, trop peut-être, effacer à mes yeux, oublier...
– Et vous flirtiez avec cette Inès !
– Quelle Inès ? demanda-t-il.
– Mais, la maîtresse espagnole de Vanereike... pendant le festin...
– Ah ! Oui, j'y suis... Devoir d'hôte ! Ne devais-je pas consoler cette charmante jeune personne de l'attention que vous portait notre Dunkerquois. Lorsqu'on souffre soi-même du poison de la jalousie, on éprouve quelque pitié pour ceux qui partagent les mêmes tourments...
Angélique baissa la tête. Avec la mémoire, la douleur revenait.
– Il y a quelque chose de plus grave, murmura-t-elle.
– Quoi donc ?
– Ce piège dans l'île du Vieux-Navire ! Nous avoir attirés ainsi, Colin et moi, ce n'est pas de vous cela !
La physionomie du comte de Peyrac s'assombrit.
– En effet... Ce n'est pas de moi.
Il tira de son pourpoint un bout de papier froissé qu'il lui tendit. Elle déchiffra ces mots tracés par une écriture grossière.
Votre épouse est dans l'îlot du Vieux-Navire avec Barbe d'Or. Abordez par le côté nord afin qu'ils ne vous voient point survenir. Vous pourrez ainsi les surprendre dans les bras l'un de l'autre.
Un frisson secoua Angélique. La terreur inconditionnelle qui s'était parfois emparée d'elle au cours des derniers jours l'envahit à nouveau et la glaça.
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