Il était loin. Au même instant, à quels ennemis se heurtait-il ?... Quelque part là-bas vers l'est, au fond de la Baie Française ?... Où était-il ?... Comme elle avait hâte de le revoir !
Angélique se rendit au camp Champlain. Elle découvrit Miss Pidgeon, à l'écart, assise sur un tronc d'arbre, les mains jointes sur ses genoux.
Elle alla à elle, s'assit à ses côtés, lui mit un bras autour des épaules et lui dit doucement en anglais : My poor dear, Ma pauvre chère...
Miss Pidgeon se mit à pleurer.
Quelles rêveries, quelles sources de tendresse et de dévouement se cachaient derrière le fin visage fané d'une vieille enfant des rivages américains, grandie entre la forêt sauvage et la mer, dans le dur corset des disciplines puritaines. Mais tout être humain a droit à ses rêves secrets.
– Pourquoi l'a-t-on excité à ce point ? put-elle dire enfin. Il était si sensible ! Un rien le mettait hors de lui.
Angélique savait qu'elle parlait du révérend Patridge et, au fond, elle n'avait pas tout à fait tort. C'était un homme sensible à sa manière, et comme tous les gens trop instruits, souffrant de l'obscurantisme des ignorants et de la bêtise du genre humain.
– Il craignait tant pour nous, ses ouailles, pour le sort de nos âmes au contact des Français. Il nous exhortait sans cesse à la prière. Pourquoi être venu lui dire qu'on allait nous emmener à Québec, sous l'escorte du Jésuite et qu'on nous contraindrait au baptême catholique. Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ?
– Certes non ! Ne vous ai-je pas répété maintes fois, Anglais entêtés que vous êtes, qu'ici, sous la protection du comte de Peyrac, vous étiez en sécurité ? Pourquoi Patridge ne m'a-t-il pas fait confiance au lieu de s'emballer ainsi une fois de plus ?
— C'est vrai ! Mais, vous savez, depuis tous ces coups qu'il avait reçus des Indiens, sur la tête, pauvre garçon, il était d'une sensibilité extrême...
On voyait que cela faisait du bien à la vieille demoiselle de parler de l'irascible pasteur, avec une tendresse et une familiarité qu'elle ne se fût pas permises de son vivant. Ayant avec elle des souvenirs communs, par ce voyage qu'ils avaient fait de Brunschwick-Falls à Gouldsboro, après le massacre, Angélique la soutint de sa sympathie.
– Je reconnais que je n'ai jamais vu quelqu'un supporter avec autant de vaillance une blessure aussi horrible. Il était d'un courage exceptionnel.
– N'est-ce pas ?
Elles devisèrent ainsi quelque temps, et Miss Pidgeon se réconforta peu à peu. Angélique, la voyant mieux, songeait à prendre le chemin du retour, lorsqu'elle entendit le galop d'un cheval. De loin, elle reconnut Colin. Celui-ci, après avoir pénétré dans le camp, se fit désigner l'endroit où elles se trouvaient.
À cheval, il se tint devant elles, les saluant d'un signe de tête courtois, et s'adressant à Angélique :
– Il se fait tard, madame. Il n'est pas prudent que vous rentriez sans escorte à Gouldsboro. Vous avez déjà eu tort de vous rendre ici seule. Je suis venu vous chercher.
Puis, à Miss Pidgeon, en anglais :
– Demain, Miss, s'il vous plaît, voulez-vous être présente au Conseil, je voudrais vous demander de prendre chaque matin nos petits Huguenots pour leur enseigner l'anglais. On vous les amènera en carriole et vous recevrez pour vos services vivres, aide et salaire.
– Alors, c'est donc bien vrai qu'on ne va pas nous livrer aux Canadiens ? s'exclama Miss Pidgeon définitivement rassurée.
– Certes pas. D'où tenez-vous ce mauvais bruit ? Je viens d'assurer une fois encore vos compatriotes qu'il était sans fondement. Dès que l'agitation se sera calmée dans la baie de Massachusetts, vous pourrez regagner la Nouvelle-Angleterre sans encombre. En attendant, réfléchissez à ma proposition.
Chapitre 13
Angélique revenait à Gouldsboro en croupe sur le cheval de Colin.
Elle devait se tenir des deux mains à sa ceinture, mais elle se disait qu'il n'y avait rien d'autre à faire que d'accepter sa protection. S'il était venu la chercher, bravant la délicatesse de leur situation, après le drame récent qui avait failli détruire l'amour qui unissait Angélique et le comte de Peyrac, c'est qu'il savait, lui aussi, que le danger qui rôdait n'était pas un leurre et qu'il était de son devoir, coûte que coûte, de la défendre.
– Quelle imprudence ! grommela-t-il enfin, je comprends que, par instants, votre époux perde patience et se montre intraitable. Cette idée de vous aventurer seule sur cette route encore dangereuse !
Ils passaient précisément devant le nouveau fort presque terminé autour duquel les hommes de garde commençaient d'allumer des feux.
– Mais que devais-je craindre ? interrogea Angélique, surprise, la route entre Gouldsboro et le camp Champlain me semble désormais sûre. Une incursion subite des Iroquois n'est plus à redouter comme l'an dernier.
– Il n'y a pas que les Iroquois à redouter.
– Ainsi, toi aussi, tu as peur, Colin ! De quoi as-tu peur ?
Il hésita.
– Est-ce qu'on sait ? De mauvaises choses rôdent.
– Ne sois pas superstitieux ! Dis-moi... Dis-moi, parle-moi franchement.
– Je ne peux rien dire de plus que ce que je t'ai dit sur le bateau quand le Jésuite est venu te chercher. « Prends garde, on te veut du mal. »
– Pourtant le Jésuite s'est montré amical. Il aurait soutenu notre cause, j'en suis certaine. Et maintenant cet homme est mort, oh ! mon Dieu. Et on ne trouve plus l'enfant. Oui, tu as raison, de mauvaises choses rôdent.
Pêle-mêle elle lui raconta ce qui l'avait effrayée : le sommeil inexplicable de Mme Carrère et de Mme de Maudribourg au moment de l'accouchement d'Abigaël, sommeil dû sans doute au café qu'elles avaient bu toutes deux, la mort suspecte du porc de Bertille, ces faux messages aussi dont Joffrey et elle-même et lui-même, Colin, avaient été victimes.
– On ne peut rien lier et pourtant on dirait qu'il y a quelqu'un qui mène le jeu.
Ils arrivaient à Gouldsboro. Angélique se laissa glisser à terre. Colin descendit aussi et, tenant le cheval par la bride, ils revinrent ensemble jusqu'à la place centrale de l'établissement.
– Parle, Colin, insista Angélique, parle. Il me semble que tu as quelque chose derrière la tête que tu ne veux pas dire.
– Parce que cela n'a peut-être aucun lien avec ce qui arrive ici. Une idée comme ça qui m'est venue lorsqu'on m'a parlé du naufrage de La Licorne, de tous ces morts au crâne fracassé. Et Job Simon qui répétait toujours : « Les naufrageurs ! Ils m'ont frappé. » Alors je me suis souvenu... Il y avait un homme dans les ports qu'on appelait « l'homme au gourdin de plomb ». Parfois, il avait un navire, parfois il n'en avait pas, mais il n'a jamais traîné misère. Il avait toute une bande armée comme lui et quand ils rôdaient dans une ville, personne n'était tranquille, surtout les autres équipages. Il louait ses services aussi bien pour razzier un navire mal gardé que pour rafler des jeunes gens à embarquer par le service de recrutement, toutes sortes de coups de main, le long des côtes dans le domaine de la mer... Plus facile peut-être que d'être un bandit de grand chemin. Un drôle d'homme... Il eût pu faire autre chose. Mais il aimait ça... Le crime, frapper dans l'ombre. Je ne l'ai rencontré qu'une fois dans un estancot d'Honfleur.
– Comment était-il ? interrogea Angélique, haletante.
– Difficile de le décrire. Il y avait du démon en lui. C'était un homme pâle et froid...
– C'est lui ! s'écria Angélique, cette fois je suis sûre que c'est lui. C'est lui qui rôde dans nos îles. Je suis sûre que derrière le prétexte d'aller libérer les officiels de Québec c'est à sa poursuite que Joffrey s'est lancé et c'est pour cela que j'ai si peur pour lui. Phipps, l'Anglais, est moins dangereux que ces « invisibles ». Mais pourquoi, si c'est l'homme dont tu parles, serait-il venu en Amérique ? Pourquoi s'attaquer à nous ? Pourquoi aurait-il attiré La Licorne sur les récifs ? Massacré son équipage ?
– Pour le Mal peut-être. Lorsqu'un démon a trouvé son expression pour frapper, il ne s'en lasse point.
– Non ! Nous nous égarons. Quel lien avec ce que je te racontais tout à l'heure ? Une drogue dans le café, le porc empoisonné... Tu contrôles tout, les navires ou barques qui se présentent, et des inconnus n'entreraient pas dans nos maisons sans se faire remarquer. Et pourtant... Imagine, Colin, cette chose horrible si j'avais fait boire à Abigaël une drogue mortelle et qu'elle eût succombé devant moi, j'en serais devenue folle.
– C'est peut-être ce qu'on veut, dit Colin.
Angélique regarda fixement le rude visage de l'ancien Barbe d'Or. Il avait toujours eu le sens des buts cachés de ses ennemis. Le Roi, Ismaël le Rusé, l'accusait du don de double vue.
– Si c'est cela, dit-elle, ne crains rien. Quoi qu'il arrive je ne deviendrai pas folle.
Colin poussa un profond soupir.
– Je voudrais pouvoir te protéger, comme je le faisais jadis.
– Tu le fais déjà en étant là, en veillant sur Gouldsboro. Quelle sécurité de te savoir ici ! C'est inexprimable. Joffrey peut pourchasser l'ennemi et moi... me préparer à l'affronter.
Elle secoua ses cheveux avec défi.
– Ne crains rien, répéta-t-elle. S'« ils » veulent me dévorer, ils se casseront les dents, je suis coriace...
– Tu n'as pas changé, dit-il.
– Le principal, c'est que je sois prévenue. Cela m'a fait du bien de parler avec toi, vois-tu. De savoir que tu es là. Après tout s' « ils » sont forts, nous aussi nous le sommes.
Il inclina la tête et prit congé d'elle. Elle savait que toute la nuit il veillerait dans l'établissement avec vigilance, visitant tous les postes de garde, interrogeant, vérifiant les identités des matelots sur la grève, se rendant même une fois encore à bord des navires à l'ancre dans la rade, plaçant ses hommes les plus sûrs aux endroits à protéger. Elle ne doutait pas qu'elle en trouverait non loin de la maison des Berne.
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