Elle ne savait s'il se moquait, mais la chaleur de sa voix apaisa la tension qui la faisait souffrir.
Elle s'assit comme il le lui intimait. Déjà sous son regard amoureux tout s'effaçait de sa peur et de cette horrible impression de l'avoir perdu et d'être à nouveau seule au monde.
– Peut-être avons-nous été trop longtemps solitaires ? fit-il comme répondant à son impression secrète. Peut-être, jadis, lorsque l'ostracisme du roi nous a séparés, n'avions-nous pas assez mesuré la force de notre amour, et peut-être, nous retrouvant, n'avons-nous pas assez mesuré la profondeur de nos blessures ? Vous avez été longtemps accoutumée à vous défendre, seule, à vous défier de tous, à craindre la malignité du sort qui vous avait déjà une fois accablée si terriblement.
– Oh ! Oui, dit-elle dans une sorte de sanglot. J'avais dix-huit ans. Vous étiez mon ciel, ma vie, et je vous avais perdu à jamais. Comment ai-je pu survivre à cela ?...
– Oui, pauvre petite fille ! J'ai mésestimé la puissance des sentiments que vous m'aviez inspirés, et surtout la valeur de ceux que vous me portiez. Je voulais croire qu'une fois disparu vous m'oublieriez.
– Cela vous arrangeait pour rejoindre votre première maîtresse, la Science... Oh ! Je vous connaissais... Vous étiez capable d'accepter de mourir pour savoir si la Terre tournait et, séparé de moi, vous avez pu survivre, mordre à tous les plaisirs de votre vie aventureuse...
– Oui, vous avez raison... Cependant, écoutez, voici ce que j'ai découvert au cours de ces derniers jours, au cours de cette tempête qui vient de nous secouer, tous deux. Certes, vous m'avez séduit jadis, et j'étais fou de vous, cependant, comme vous venez de le dire, j'ai pu survivre. Mais aujourd'hui je ne le pourrais plus. Voilà ce que vous avez fait de moi, madame, et certes, un tel aveu ne m'est pas facile.
Il sourit, mais sur ces traits burinés, que la vie avait marqués de son sceau cruel par les grandes cicatrices qui pâlissaient son hâle, elle voyait transparaître la force du sentiment authentique qu'il lui dédiait. Son regard brûlant s'attachait à elle avec une sorte d'étonnement.
– C'est une chose étrange que l'Amour, reprit-il comme se parlant à lui-même, une plante surprenante. La jeunesse croit la cueillir dans son épanouissement et que son destin sera de s'étioler ensuite. Alors qu'il ne s'agit, en vérité, que des prémices d'un fruit plus savoureux qui n'est donné qu'à la constance, à la ferveur, à la connaissance mutuelle. Bien des fois, au cours de ces derniers jours, je vous ai revue arrivant à Toulouse, belle, fière, neuve, à la fois enfantine et sagace. Peut-être en ce temps-là ai-je voulu ignorer que votre fraîche personnalité me fascinait plus encore que votre beauté. Sait-on ce qu'on aime dans ce premier regard qui lie deux êtres l'un à autre ? Souvent sans le savoir, les richesses cachées, les forces contenues, et que seul l'avenir révélera... ce que les puissants de ce monde ne m'ont pas laissé le temps de découvrir en vous... Même en ce temps-là je restais sur la défensive. Je pensais : elle changera, elle deviendra comme les autres, elle perdra cette intransigeance exquise, cette ardeur de vivre, cette finesse intelligente... et puis non... je vous ai retrouvée, vous et, en même temps, autre... Ne me regardez pas avec ce regard-là, mon amour. Je ne sais où vous allez chercher sa séduction, mais il me bouleverse jusqu'aux moelles.
« Ce sont vos yeux, ce regard nouveau, inconnu que vous m'avez révélé à La Rochelle, lorsque vous avez surgi de la nuit et de la tempête pour venir me demander de sauver vos amis huguenots3 – c'est de là que vient tout le mal, c'est ce regard qui a fait de moi un homme que je ne reconnais plus. Ah ! je crains d'avoir trop d'attachement pour vous. Vous me rendez faible. Différent de moi-même... Oui, c'est de là que mon mal est né. Vos yeux au regard inconnu, dont je ne parviens pas encore à percer le secret. Savez-vous ce qui est arrivé, mon cœur, lorsque vous êtes venue me trouver cette nuit-là, à La Rochelle, savez-vous ce qui est arrivé ?... Eh bien, je suis tombé amoureux de vous, Amoureux fou. Amoureux éperdu, et d'autant plus que je n'ai pas voulu comprendre, sachant qui vous étiez, ce qui arrivait. C'était une confusion, et ce fut souvent une torture.
« Sentiment étrange, vraiment ! Quand je vous voyais sur le Gouldsboro, votre petite fille rousse dans les bras, parmi vos amis huguenots, j'oubliais que vous étiez cette épouse que j'avais reçue jadis en mariage. Vous n'étiez plus que cette femme presque étrangère que je venais de rencontrer par les hasards de la vie et qui me fascinait, me séduisait jusqu'à la moelle des os et qui me tourmentait par sa beauté, sa tristesse, le charme de ses rares sourires, une femme mystérieuse et qui m'échappait, et qu'il me fallait conquérir à tout prix.
« Ainsi, dans ma situation ambiguë d'époux tombé amoureux fou de sa propre femme, essayai-je de me raccrocher à ce que j'avais connu de vous dans le passé, pour vous amener jusqu'à moi, vous exiger plus proche, et si je me suis senti parfois maladroit de brandir mon titre de mari, pour vous enchaîner à moi, c'est que je voulais vous avoir à ma merci, près de moi, ma maîtresse, ma passion, vous, ma femme qui pour la seconde fois, mais par des artifices nouveaux et inattendus, m'enchaînait sous son joug. Alors je commençai à craindre la découverte amère de votre désaffection pour moi, de discerner en votre cœur l'indifférence et l'oubli pour un époux depuis trop longtemps banni, et dans l'appréhension où je me trouvais de tout cet inconnu qu'il y avait en vous – ah ! Que vous étiez insaisissable et difficile à captiver, ma petite mère abbesse ! – peut-être n'ai-je pas su mener à bien ma conquête. Je commençais à comprendre que j'avais pris trop légèrement la vie en ce qui concernait les femmes et vous en particulier, mon épouse. Et quel bien précieux j'avais négligé !
Angélique l'écoutait, retenant son souffle ; elle l'écoutait avidement et chaque mot lui rendait vie. Elle était devant lui comme l'oiseau captif devant l'oiseleur qui use de son pouvoir pour retenir près de lui par la fascination ou le sentiment un être fragile près de lui échapper. Non, elle ne voulait pas lui échapper. La caresse de sa voix sourde, de son regard brûlant, de sa présence, valait bien, pour elle, le sacrifice de toutes les libertés. Qu'était l'envol solitaire dans le danger de l'espace désert, près de la chaude certitude d'avoir atteint son havre près de lui. Cela elle l'avait toujours su, mais il lui restait à en prendre conscience, et ce monologue, cette sorte de confession qu'il osait ainsi devant elle, par amour, lui révélait, par son analyse à la fois subtile et sincère, combien elle régnait sur son cœur. Il n'avait jamais cessé de penser à elle, essayant de la comprendre afin de mieux la rejoindre.
– Votre indépendance fantaisiste me causait mille tourments, car ne sachant quelle idée pourrait vous passer par la tête, la peur de vous perdre une fois encore dominait mes soucis, et j'y voyais aussi le signe que vous n'apparteniez qu'à vous-même. La sagesse me soufflait qu'on ne guérit pas si facilement de blessures si profondes, telles que celles dont vous aviez été atteinte loin de moi, qu'il me fallait prendre patience, mais cette crainte demeurait en moi, oppressante, et c'est ce qui a éclaté lorsque tout à coup... Angélique, mon amour, dites-moi, pourquoi êtes-vous partie ainsi d'Uoussnock pour le village anglais sans m'avertir ?
– Mais... c'est vous qui m'en avez donné l'ordre ! s'écria-t-elle.
Il fronça les sourcils.
– Comment cela ?
Angélique passa la main sur son front.
– Je ne me souviens plus exactement comment les choses se sont passées, mais ce dont je suis sûre c'est que c'est sur votre ordre pertinent que je me suis mise en chemin pour reconduire Rose-Ann chez ses grands-parents. J'étais même assez contrariée de ne pouvoir faire ce voyage en votre compagnie.
Il réfléchissait. Elle le vit serrer les poings et murmurer entre les dents.
– Alors ce serait donc « eux » encore qui auraient manigancé cela ?
– Que voulez-vous dire ?...
– Rien... Ou plutôt, si, je commence à comprendre bien des choses. Vous m'avez ouvert les yeux ce matin lorsque vous m'avez dit : « Nos ennemis veulent nous séparer. Les laisserons-nous triompher ?... » Voici encore un de vos pouvoirs nouveaux qui m'attachent à vous de façon si exclusive. La façon dont vous me portez aide dans les embûches et les difficultés qui nous assaillent, avec une habileté, une diversité qui n'appartiennent qu'à vous – ce morceau de sucre que vous avez donné au petit Canadien devant Katarunk et qui nous a tous sauvés du carnage !... – mais aussi une prescience exacte qui m'émerveille. J ai pris goût à ce sentiment nouveau : une femme à mes côtés qui partage tout de ma vie.
« Alors votre absence, votre disparition, le soupçon de votre infidélité !... Comment supporter cela désormais ! Je retournerais plus volontiers au chevalet du bourreau. Pardonnez-moi, mon amour, la colère qui m'a saisi.
« Mais considérez, mon cœur, en quel état la passion que vous m'inspirez m'a jeté, jusqu'à me faire perdre ce sens d'équité que j'essaye de maintenir parmi les vicissitudes de mes charges. Vous m'avez jeté dans la colère, l'injustice, et même à votre égard dans le désir de vous atteindre et de vous faire pâtir, vous, mon seul amour, ma femme... Certes, il n'est pas facile de découvrir une vérité à laquelle le comte de Peyrac n'aurait pas adhéré facilement jadis : la douleur de l'amour. Mais vous me l'avez imposée par le pouvoir de votre charme sur tout mon être. Voyez ce que l'Angélique de jadis, si délicieuse et inconsciente séductrice qu'elle fût, n'avait pas éveillé en moi, eh bien ! celle que j'ai retrouvée à La Rochelle, avec son âme nouvelle, sa science de la vie, ses contrastes – ce mélange en vous de douceur et de violence, comment se défendre de cela ? – cette Angélique presque étrangère qui est venue à moi me demander secours pour des êtres menacés, l'a réussi.
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