– Cessez de vous agiter ainsi ! lui intima Angélique, et de récriminer, alors que vous n'avez qu'à vous en prendre à votre négligence. Je vous réitère l'assurance qu'il n'y avait pas de poison dans le liquide que j'ai jeté hier soir mais, de toute façon, je ne vous conseillerai pas de la chair d'un animal qui n'a pas été saigné et qui est mort sans qu'on puisse expliquer pourquoi. Vous n'aviez qu'à le nourrir aux frais de votre potager et non à ceux de vos voisins.
Bertille s'en alla furieuse, en disant très haut qu'elle se plaindrait à M. de Peyrac quand il reviendrait. Lui, au moins, se montrerait généreux, elle en était certaine.
Angélique eût voulu chasser l'affreux soupçon et n'y parvenait pas. Elle essayait de se rappeler comment les choses s'étaient passées hier à propos de cette tisane que Bertille incriminait. Elle en avait préparé une certaine quantité, en avait fait boire une tasse à Abigaël qui ne semblait pas en avoir été incommodée. Puis le pot était resté toute la journée près de l'âtre, Séverine ayant oublié les recommandations d'Angélique. Quand celle-ci avait voulu réparer l'oubli, elle avait eu un geste maladroit et quelques gouttes étaient tombées sur la taie écarlate. Agacée, elle s'était alors avisée de la vilaine couleur qu'avait prise le remède au cours de la journée. Elle l'avait jeté par la fenêtre, lavé pot et bol. C'était de la faïence de Nevers, lisse, bien cuite, miroitante. Une fois rincée, aucune trace ne pouvait subsister sur elle du produit qu'elle avait contenu. Angélique examina cependant les deux récipients. Elle sortit de la maison et la contourna pour aller regarder sous la fenêtre. On avait enlevé l'animal et, obéissant aux injonctions d'Angélique, on avait nettoyé la place. Hors les traces de piétinements il ne restait pas de reliefs d'aliments permettant de déterminer ce qui avait provoqué la mort de l'animal.
Mais pourquoi se fixer sur cette tisane comme cause du décès ? C'est Bertille qui avance la chose.
Elle a toujours fait histoires de tout. Cette boisson même altérée par la chaleur ou l'attente ne peut causer grand dommage. Je l'ai vu utiliser maintes fois par des nourrices...
De retour à la maison elle aperçut, jetée en boule dans un coin, la taie qu'elle avait ôtée de l'oreiller d'Abigaël.
Mue par une impulsion subite, elle la ramassa et la déplia.
Aux places qui avaient reçu les éclaboussures du liquide, de vilaines taches blanchâtres s'élargissaient, tranchant sur l' écarlate lumineux de la soie. Elle se sentit pâlir. De telles altérations ne pouvaient être le fait que d'un produit vénéneux, corrodant la teinture et trouant même l'étoffe.
Angélique restait silencieuse, tenant la taie ouverte devant elle. Cette tisane préparée par elle pour Abigaël, fallait-il penser qu'une main criminelle y avait intentionnellement versé un poison mortel ? Alors, si par la suite d'un geste de Laurier posant son panier devant le pichet et, si, le masquant ainsi, Séverine n'avait pas oublié d'en présenter à Abigaël au cours de l'après-midi, la jeune mère eût connu une mort aussi épouvantable que subite. Et hier soir, si elle ne s'était pas ravisée brusquement, fallait-il comprendre qu'elle avait été sur le point d'administrer de sa propre main un breuvage empoisonné à sa meilleure amie. Non, elle devenait folle ! Qui donc pouvait vouloir la mort d'Abigaël ?
– Avez-vous reçu beaucoup de visites hier dans la journée ? interrogea-t-elle tournée vers Abigaël qui ne la quittait pas du regard mais se taisait.
– Oh ! Oui, beaucoup. Cela a été encore un vrai défilé.
– Mais qui ? Donnez-moi des noms.
– Je ne puis me souvenir de tous. Par instants, j'étais très fatiguée et je somnolais un peu. En tout cas, il y a eu M. Paturel et son lieutenant M. de Barssempuy. Et aussi le quartier-maître Vanneau. Il m'a apporté un petit objet façonné dans de l'écume de mer. Et puis, ah ! Oui, je me souviens maintenant, le mousse, vous savez le mousse naufragé de La Licorne. Lui aussi voulait m'offrir quelque chose : sa cuillère en bois sculpté. J'ai refusé. C'est tout le bien qui lui reste, pauvre garçon ! Ah ! J'oubliais, Julienne est venue, cette Fille du roi qui a épousé un des pirates. Elle est restée assez longtemps. Elle voulait me rendre quelque service et s'est offerte pour filer ma quenouille que j'ai laissée en souffrance. Elle s'en est tirée fort diligemment. Au fond, c'est une très bonne fille.
– Et qui donc encore ?
Angélique repliait la taie, l'enfermait dans un pan de toile avant de la glisser dans sa poche.
– Je ne sais plus. Cela m'échappe. Mais je vous avertirai s'il me revient le souvenir d'un nom ou d'un visage. Pourquoi tant de questions ? Et pourquoi Bertille est-elle venue criailler ainsi ? Il y a quelque chose qui vous tourmente ?
– Non. Bertille pense que son porc est mort parce qu'il aurait mangé quelque chose de mauvais dans votre jardin et vous la connaissez, il faut qu'elle fasse des embarras.
– Après tout, elle a peut-être raison. Sur les conseils du chef Etchemine, le père de Mme d'Urville, j'ai planté dans mon jardin de ces plantes dont on mange les racines et qu'on appelle pommes de terre. Mais on dit aussi que leurs fruits qui ressemblent à de petites tomates contiennent du poison. J'ai même averti les enfants de prendre garde et de ne pas en cueillir inconsidérément.
– Ah ! C'est sûrement cela, dit Angélique, soulagée. Pourtant il restait à expliquer les taches sur la taie.
Mais son esprit ne se détournait pas de l'image entrevue par son imagination surexcitée : une main criminelle, versant la mort dans le remède destiné à Abigaël. Si folle et inexplicable que fût cette expectative, la tension, les accidents, les mauvais hasards de ces derniers jours faisaient qu'Angélique la recevait comme une certitude. Donc un fou rôdait parmi eux, cherchant à semer le malheur, s'attaquant, au gré de ses fantasmes, à n'importe qui : un chat, une femme en couches, un enfant. Et ce somnifère dans le café ? Et la mort du Jésuite et du pasteur ? Mais là, qui pouvait-on accuser, hors la violence native de leurs tempéraments qui avait jeté l'un contre l'autre ces deux hommes ?
Angélique se prenait la tête à deux mains. Qu'étaient devenus l'enfant suédois et la lettre ?
Elle se pencha vers le petit chat immobile sur le coussin du fauteuil. Il ne se reposait pas encore sur le flanc, comme les animaux bien portants, continuait à se tenir dans son attitude patiente et courageuse, ses petites pattes repliées sous lui, le cou droit, mais la tête penchée, les yeux mi-clos ; il semblait à peine respirer.
– Dis-moi toi, qui as-tu vu ? lui murmura-t-elle. Toi tu sais, tu sais tout. Ah ! Si tu pouvais parler !
Si Joffrey avait été là, il eût tôt fait de déterminer quel élément chimique ou naturel avait pu être assez virulent pour effacer l'écarlate de la taie d'oreiller et même la percer par endroits.
Il lui semblait que son mari avait quitté Gouldsboro depuis une éternité. Mais, en comptant sur ses doigts, cela ne faisait que cinq jours.
Si tout se passait bien à la rivière Saint-Jean avec les Anglais, il ne fallait pas cependant l'espérer avant une semaine.
D'ici là, quelle attitude adopter ? Devait-elle parler à Colin ? Et qui pourrait lui donner un avis sur ces taches suspectes ? Un produit non toxique pouvait-il causer de tels dommages ?
Elle pensa tout à coup à l'homme aux épices, qui avait appartenu à l'équipage du corsaire dunkerquois
Vanereick et qui était resté à Gouldsboro avec son esclave caraïbe, après le départ du Sans-Peur.
Après avoir recommandé à Séverine de surveiller chaque personne qui viendrait visiter leur mère et leur petite sœur, elle alla s'enquérir du personnage. Mais, comme par hasard, il avait quitté l'endroit depuis deux ou trois jours. On ne savait pas si c'était par mer ou s'il avait pris le chemin de la forêt. Tant de gens de tout acabit débarquaient ici.
Angélique se souvint que Colin avait parlé, au Conseil, de l'institution d'un registre pour y inscrire tout individu séjournant plus de deux jours à Gouldsboro, chaque visiteur étant tenu de signaler ensuite son départ et dans quelle direction. Sage mesure !
Elle aurait souhaité parler à Colin. Mais si son intuition féminine lui affirmait la réalité d'un danger suspendu sur leurs têtes, les indices qu'elle avait en sa possession étaient minces, voire fallacieux ; elle craignait de passer pour une femme hyper-nerveuse, cherchant prétexte à affoler son entourage, qui sait, prétexte à parler en tête à tête avec Colin, le gouverneur. Elle avait l'impression, peut-être pour la première fois de sa vie, qu'elle ne savait pas exactement ce qu'elle devait faire, même ce qu'elle devait penser, décider. Sans cesse, son opinion basculait : tantôt elle était persuadée jusqu'au vertige de la menace redoutable et pressante, tantôt ses craintes se dissolvaient et la situation lui apparaissait sous un jour bénin.
Que s'était-il passé au fond de tellement anormal ?
Deux hommes s'étaient battus et étaient morts des coups qu'ils s'étaient portés, un chaton facétieux s'était fait rabrouer par un matelot brutal, un porc vorace s'était empoisonné avec les fruits vénéneux de la pomme de terre, une vieille Indienne s'enivrait avec de l'alcool de traite... incidents et accidents de la vie quotidienne.
La chaleur pesante que brassait vers le soir un vent capricieux achevait de lui mettre les nerfs à fleur de peau.
Si Joffrey avait été là... Jamais elle n'avait si clairement éprouvé qu'il était son pôle, sa certitude. De ses expériences multiples, des embûches qu'il avait déjouées, de toutes les turpitudes qu'il avait traversées, il retirait l'acquis d'une intuition sûre, un instinct presque animal de la réalité. S'il disait : « ce n'est rien », on pourrait être rassuré. S'il disait : « prenons garde », il faudrait se montrer vigilant. L'ennemi n'était pas loin. Il ne se laisserait pas abuser par les apparences anodines, embrouiller par la chaleur ou le vent.
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