Abigaël rit légèrement.
– Vous le connaissez, maître Berne. Il oublie parfois ses bonnes résolutions sous le coup de la colère... mais il se reprend vite. Je crois pouvoir dire qu'il a pour M. de Peyrac une estime sincère, plus, une grande admiration... Oui, l'inquiétude que vous nous avez inspirée nous révélait la profondeur de nos sentiments. Lorsque, à l'automne, nous avons vu le coureur de bois Maupertuis revenir avec les chevaux, que nous avons appris comment vous aviez affronté les Iroquois, sacrifié votre fort de Katarunk et une partie de vos vivres pour échapper à leur vengeance, comment vous vous étiez enfoncés encore plus avant dans les bois, nous avons frémi d'anxiété. « Jamais nous ne les reverrons », disaient les uns... Oui, je peux affirmer que nous nous sommes fait plus de soucis pour vous que pour notre sort propre...
– Pourtant, pour vous aussi l'hiver fut rude, je gage.
– Rude... certes ! Il a neigé. Le rivage était blanc, la mer noire et violente mais libre sous les yeux. Nous pouvions garder contact avec nos voisins. Nous avons eu de bons échanges avec les Français de Port-Royal, les Anglais de Salem ou de Portland. On a continué à commercer malgré les tempêtes... N'empêche ! L'homme se sent seul et faible lorsque souffle la bise sur les côtes d'Amérique. Mais voici l'été et nous recevons le fruit de nos efforts et de nos luttes... Goûter le bienfait de cette liberté que vous nous avez acquise si généreusement.
Chaque parole d'Abigaël avait été un baume sur le cœur d'Angélique. Elle ne pouvait douter de la sincérité d'une si chaleureuse amitié et elle chassa toute pensée amère pour ne garder que la douceur de l'heure présente et trouver en devisant avec Abigaël le réconfort dont elle avait besoin. Elle parla de Joffrey, l'évoqua devant les Iroquois et, plus tard, au fort Wapassou, aidant chacun à vivre.
– Un tel homme ! Comment ne pas l'aimer !
Elles s'endormirent enfin comme deux enfants.
Vers le milieu de la nuit la petite Élisabeth pleura.
Angélique se leva et la mit au sein de sa mère. Tandis que l'enfant tétait, Angélique, maîtrisant son appréhension, alla voir si le petit chat n'était pas mort. Elle ne le trouva pas. Il avait changé de place. Elle le découvrit, hissé sur le fauteuil capitonné d'un épais coussin. Sans doute avait-il estimé qu'un grand malade avait droit à quelque chose de plus confortable qu'un misérable coin de carrelage.
Il lapa avec avidité le lait qu'elle lui présenta.
– Je crois qu'il en réchappera, chuchota-t-elle tout heureuse à Abigaël.
– Quel bonheur ! Et je me réjouis de vous voir sourire à nouveau.
Avant de se recoucher, Angélique garda un peu la petite Élisabeth dans ses bras. Elle la berçait, allant et venant dans la pièce, fredonnant tout bas.
Elle s'arrêta près de la fenêtre ouverte. La lune, plus basse à l'horizon, continuait de répandre sa clarté laiteuse, irréelle, et une grande paix émanait de ce paysage en camaïeu, gris perle sur fond de cendres.
Angélique contemplait en souriant avec tendresse le petit visage de l'enfant endormie dans le creux de son bras. L'innocence de ce visage s'accordait avec la sérénité de la nuit.
Regardant vers la mer, Angélique songeait.
« J'aimerais avoir encore un enfant de lui... Quelle folie ! Mais c'est ainsi !... »
Elle posa ses lèvres à plusieurs reprises sur le front pur du bébé.
Les feuillages touffus et noirs murmuraient en contrebas. C'était une chanson douce.
Mais de cette paix nocturne jaillit soudain une sorte de sanglot lugubre qui se termina en un cri, terrible et prolongé.
Le cri ! Comme l'autre fois. C'était tout proche. Angélique s'était rejetée en arrière, serrant l'enfant contre elle. Un frisson glacé l'ébranla.
– Qu'est-ce ? interrogeait Abigaël redressée dans son lit, qui a crié ainsi ?
– Je ne sais pas.
– Je n'ai jamais entendu un cri pareil.
– Moi si, une fois... C'est peut-être une bête sauvage.
– Fermez la fenêtre, supplia Abigaël.
Angélique lui remit sa fille et revint tirer le volet, sans avoir le courage de sonder l'obscurité. Elle mit la barre de fer en travers.
– Qui peut avoir crié ainsi ? répétait Abigaël. On dirait une âme en peine qui se plaint...
Toutes les vieilles superstitions de leur enfance dont les provinces françaises ne sont pas chiches, leur revenaient en mémoire : le loup-garou, le diable aux pieds fourchus, le dragon, la chimère, les âmes damnées, inconsolables.
Angélique décida que la terre d'Amérique était neuve et qu'il fallait se dépouiller de ces frayeurs ancestrales.
Par contre, des menaces plus tangibles pouvaient peser sur eux. Mais Angélique ne voulut pas faire part à son amie des appréhensions, de certains faits inexplicables, de sa certitude qu'il y avait des inconnus qui cherchaient à leur nuire de façon mystérieuse.
Quand elles s'éveillèrent de nouveau, le soleil devait être déjà haut vers l'horizon. Il faisait très chaud dans la chambre trop close.
Il semblait à Angélique que des voix se disputaient, toutes proches, derrière le volet.
On eût dit qu'il y avait une foule de gens assemblés, dans le jardin d'Abigaël, juste derrière la fenêtre.
Elle se leva, assez titubante et mal éveillée, alla tirer le volet et se trouva nez à nez avec un homme en bonnet de coton, un autre en bonnet de fourrure, des femmes, dont la jeune Bertille, la voisine.
– Que faites-vous tous là dans le jardin de Mme Berne ? interrogea-t-elle. Vous semblez fort agités...
Chapitre 12
– Il y a de quoi, s'écria Bertille aigrement. Vous avez tué mon porc avec vos saletés... Un porc qui nous avait coûté une fortune. Et parce que c'est vous, madame de Peyrac, personne ne dira rien ! Nous n'aurons qu'à accepter notre perte...
– Ne soyez pas si agressive, Bertille, et expliquez-vous. Quel dommage vous ai-je causé ?
– Vous avez tué mon porc, répéta la jeune femme.
Tous, ils regardaient à terre quelque chose qui semblait se trouver au pied de la fenêtre. En se penchant, Angélique distingua une masse rosâtre affalée : le porc vagabond des Rambert et qui paraissait en effet figé dans l'immobilité définitive de la mort.
– Que lui est-il arrivé ?
– Aussi, votre porc rafle tout, fit remarquer à Bertille Hervé Le Gall. Il aura avalé quelques pointes.
– Non, fit Bertille, têtue et acariâtre, je sais ce que je dis. Hier soir, j'ai vu Mme de Peyrac jeter quelque chose dehors par cette fenêtre, et voici qu'on le retrouve crevé juste à cette place.
– C'était de la tisane, répéta Angélique. Il n'a pas pu la boire.
– Il a pu avaler les détritus sur lesquels elle était tombée.
– C'était une tisane tout à fait inoffensive, vous dis-je.
– Alors pourquoi l'avez-vous jetée ?
– Parce qu'elle n'était plus assez fraîche mais, en aucune façon, elle ne pouvait causer du tort à quiconque.
– Et pourquoi votre porc est-il toujours fourré dans les jardins du voisinage, fit remarquer le voisin en bonnet de coton, pas plus tard qu'hier il est encore venu farfouiller dans mes plants de maïs.
– Croyez-vous que nous pouvons le tenir en laisse ? rétorqua l'homme au bonnet de fourrure.
C'était le mari de Bertille, l'ex-époux de la pauvre Jenny Manigault : Germain Rambert. Angélique ne l'eût pas reconnu. Il avait l'allure d'un coureur de bois au visage durci et mal rasé.
Poliment, mais énergiquement, elle les pria d'aller se disputer ailleurs et de quitter le jardin des Berne, après avoir nettoyé la place. Germain Rambert demanda aux autres de l'aider à faire un brancard afin de transporter la bête qui pesait au moins deux cents livres.
– Quelle catastrophe pour eux ! soupira Abigaël quand elle sut la chose. Ils avaient acheté ce porc aux Acadiens de Port-Royal, contre un lot de fourrures et les quelques louis d'or que Germain avait emportés de La Rochelle. Cela leur faisait des provisions assurées pour l'hiver, sans être obligés de demander l'aide à la communauté. C'est un ménage qui vit à part et ne veut pas frayer avec les autres. Germain court les bois. Il préfère s'occuper de la traite avec les sauvages que de travailler pour l'établissement. Les Manigault ne le voient plus...
Vers le milieu de la matinée, Bertille se présenta de nouveau, le petit Charles-Henri sur le bras. On voyait qu'elle n'effectuait pas cette démarche de bonne grâce mais qu'elle s'y trouvait contrainte. Avec humeur, elle demanda à Angélique si celle-ci pouvait lui affirmer que la tisane jetée ne contenait pas de poison. Dans ce cas, bien que le porc fût décédé de façon suspecte, on pourrait peut-être essayer de récupérer les jambons et de les fumer, bien qu'il fût trop tard pour saigner la bête convenablement et en tirer boudins et saucisses.
Angélique achevait de prodiguer ses soins à Abigaël, au bébé et au petit chat qui semblait se remettre peu à peu de ses blessures. La maison rangée, l'âtre balayé, elle s'apprêtait à se rendre au camp Champlain.
L'idée lui était soudain venue du chagrin que devait éprouver la pauvre Miss Pidgeon, après la mort brutale du pasteur, et elle se reprochait d'avoir songé si tardivement à la pauvre demoiselle anglaise, l'une des rares rescapées du massacre de Brunschwick-Falls.
Au mot de poison, elle commença par hausser les épaule, puis elle éprouva une sorte de choc comme si ses paupières s'étaient subitement dessillées et qu'elle eût discerné l'épouvantable vérité. Et elle sentit une sueur froide lui venir au front.
– Du poison ?
– Alors, c'était bien du poison ! s'écria Bertille, alarmée devant son visage. Ah ! Quelle malchance ! Nous ne pourrons même pas récupérer un petit bout de lard... Vous nous devez des dédommagements, cria-t-elle en secouant le bébé en tous sens, dans sa colère.
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