Votre femme est dans l'îlot du Vieux-Navire avec Barbe d'Or...

– Une si machiavélique opération, montée à un détail près, pour précipiter leurs trois personnes dans une tragédie irrémédiable, révélait la présence d'un esprit minutieux, au fait de leur existence quotidienne, de leurs habitudes, et même de leurs caractères personnels, de leurs réactions communes, et décidé à en jouer dans un but destructeur. Chaque fois qu'elle y pensait, Angélique sentait un frisson la parcourir. Non, elle ne pouvait se leurrer. Tout cela n'avait pas été le fruit du hasard ou des coïncidences malheureuses comme elle voulait par instants s'en persuader.

Il y avait quelqu'un d'autre. Quelqu'un poursuivant une vengeance contre eux. Mais qui pouvait les haïr à ce point ? Quelqu'un qui en voulait à mort à Peyrac, jusqu'au point de vouloir lui enlever sa femme... le pousser à la tuer, ou bien vengeance contre elle ? Mais qui avait-elle offensé jusqu'à le pousser à de telles vilenies ? Elle pensa à Clovis qui – précisément – avait disparu.

Elle savait pourquoi Joffrey avait voulu que Cantor le ramenât. Parce qu'il voulait l'interroger afin de remonter à l'origine du faux ordre qui avait envoyé Angélique au village anglais, pour la précipiter dans le piège des Canadiens. On savait que Cantor l'avait reçu des Maupertuis. Mais ceux-ci étaient aujourd'hui au Canada et pour savoir qui le leur avait transmis, le comte avait dû interroger, mais en vain, tous ses hommes présents, ce jour-là, à Houssnock. Seul manquait le témoignage de Clovis. Or, celui-ci avait disparu.

Pendant quelques instants, Angélique eut l'impression qu'elle tenait un bout de piste très important mais, à la réflexion, cela ne lui parut pas plausible.

Elle ne voyait pas le pauvre bougnat se livrant à tant de fignolages et de subtilités psychologiques, encore qu'on ne sût jamais avec ces êtres primitifs et renfermés, lorsqu'ils s'attachaient à la façon des dogues, à un but unique. Mais, de toute façon, Clovis n'eût pu rôder aux alentours sans être immédiatement reconnu et amené au comte de Peyrac.

Il restait à éclaircir l'affaire du café drogué, car sans aucun doute le somnifère qui avait plongé Mme de Maudribourg et Mme Carrère dans une torpeur si prolongée n'avait pu se trouver que dans ce café qu'elles avaient été seules à boire toutes deux.

Angélique examina avec attention la poudre de café torréfié qui lui restait. Il paraissait tout à fait normal et son arôme était délicieux. Si Joffrey avait été là il aurait pu en faire l'analyse et déceler ce qui y avait été mêlé.

Elle pensa à demander son avis à l'homme aux épices. Peut-être avec son nez subtil et l'habitude qu'il avait de toutes sortes de produits coloniaux saurait-il reconnaître ce qu'il y avait dans celui-là. Elle renonça à mêler ce pirate, qui n'était même pas un homme de Gouldsboro, à ces histoires, et pour éviter que quelque accident n'arrive, ne serait-ce qu'avec le chat qui flairait sans cesse le café et pourrait bien s'empoisonner à son tour, elle décida non sans regrets de s'en débarrasser.

Elle alla elle-même jeter le contenu de la boîte dans la mer, et revint chez elle, toujours suivie de son chat qui ne la quittait pas d'une semelle.

Heureusement qu'il était là, ce petit ! C'était peu de chose mais sa présence vivante calmait son angoisse. Elle le prit contre son épaule et le caressa, tout en regardant par la fenêtre la nuit de Gouldsboro toute hantée d'éclairs lointains.

Chapitre 9

Le lendemain fut un jour particulièrement chaud, le vent était tombé, la mer était languissante, la forêt et la terre suaient une brume blanchâtre à travers laquelle le soleil paraissait rayonner comme derrière une translucide porcelaine.

De bon matin, profitant de ce qu'Ambroisine de Maudribourg dormait encore, Angélique remonta jusqu'à la maison des Berne porter la tisane promise. Elle en fit boire une première tasse à son amie et posa le cruchon au bord de l'âtre, près des braises. Il faudrait en absorber deux ou trois tasses au cours de la journée. Du reste, elle reviendrait dans l'après-midi. La petite Élisabeth était un délicieux poupon qui, déjà, semblait sourire. Du moins Séverine en était persuadée.

Angélique rejoignit la duchesse, qui, debout sur le seuil de sa maison, regardait la mer.

– Venez vous promener avec moi. Je veux chercher des améthystes et des agates, afin de les ramener à Honorine, ma petite fille. On dit qu'on en trouve ici de fort belles sur les plages...

Elle tenait en main un panier dans lequel elle avait mis une bouteille de limonade et des galettes de maïs.

Elles trouvèrent quelques pierres et beaucoup de coquillages. Angélique parlait d'Honorine qui ne manquerait pas d'être ravie de toutes ces trouvailles. Lorsqu'elles s'assirent un peu plus tard, elles éprouvaient une soif ardente.

– Je fabrique cette limonade avec du sumac rouge, expliqua-t-elle. Le sumac blanc est vénéneux. Il tue même le chêne et l'if qui poussent en ses parages. Mais, par contre, les baies du sumac rouge mélangées avec du sucre d'érable fermenté donnent une boisson délicieuse.

Elle mit la bouteille à rafraîchir dans un creux de roche et elles attendirent avec patience pour s'en délecter qu'elle fût bien froide. Ambroisine poussa un soupir de satisfaction enfantine. Elle s'étendit sur le sable et posa sa tête sur les genoux d'Angélique.

– Et si c'était du sumac blanc ?... Peut-être allons-nous mourir ?

– Non, ne craignez rien.

– Le poison, dit la duchesse d'un ton rêveur et comme lointain, le poison... c'est un mot qui a hanté ma pensée pendant des années. L'empoisonner... lui, le monstre... vous comprenez, l'empoisonner !... J'aurais voulu avoir la force de le faire. Je ne songeais qu'à cela, ma seule consolation, mon seul soulagement c'était d'imaginer sa mort de ma main... Mais jamais je ne parvenais à mettre mes projets à exécution. J'avais peur de l'enfer... Finalement il est mort... de vieillesse, de débauche... Et moi, je reçois ma punition de ces pensées coupables, en traînant ma misère, en ne trouvant nulle part le repos, même dans la prière, même dans l'acte de contrition...

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas remariée ? Les demandes n'ont pas dû vous manquer et des plus flatteuses, j'en suis certaine.

Ambroisine se redressa d'un bond.

– Me remarier !... Comment pouvez-vous poser de telles questions ? Ah ! Vous êtes cruelle dans votre sérénité de femme heureuse !... Me remarier ? Être à nouveau la proie d'un homme ? Non, je ne pourrais jamais... Cette seule pensée me rend malade : supporter qu'un homme me touche !...

Elle inclina la tête, et sa chevelure coula, voilant à demi son fin profil de Tanagra que la chaleur et l'émotion empourpraient. Sur son bras nu le soleil mettait une teinte dorée. Elle y passa un doigt lentement en une caresse mélancolique.

– Et pourtant je suis belle... n'est-ce pas ? Qui pourra me guérir d'une infirmité si profonde : l'horreur de l'amour...

Le masque mondain craquait, l'attitude savamment édifiée à l'usage des relations de cour et de science s'écroulait. Le mal serait difficile à guérir. Comment aider à rassembler les morceaux de cette personnalité soudain éparse, et sans but, rassurer cette féminité mutilée ? Il aurait fallu le savoir d'un prêtre, mais, devant ce prêtre, Ambroisine, sans doute par habitude acquise, aurait encore joué la comédie et ne se serait pas montrée sincère.

Il semblait qu'elle n'eût dévoilé qu'à Angélique ces blessures profondes.

Angélique se contenta de lui parler longuement, cherchant à lui rendre goût et confiance en l'existence, à réveiller son intérêt pour les buts élevés qu'elle s'était choisis, à lui rappeler à bout d'arguments la miséricorde de Dieu et son amour pour toutes ses créatures. Ambroisine demeurait muette et paraissait insensible, mais Angélique eut enfin l'impression de l'avoir un peu réconfortée.

– Vous êtes bonne, murmura la duchesse en l'entourant de ses bras en un geste puéril et instinctif, jamais je n'ai rencontré personne d'aussi humain que vous.

Elle ferma les yeux et parut s'endormir dans une détente subite et bienfaisante. Angélique la laissa se reposer. Les confidences reçues l'attristaient. Elle regardait vers l'horizon, rêvant d'y découvrir la voile du bateau qui ramènerait Joffrey. Et elle songeait à lui avec passion : « Toi, mon amour. Toi, tu ne m'as pas déçue. Tu ne m'as pas fait de mal. Toi, tu m'as donné aussitôt les clés du royaume. »

Les souvenirs l'assaillaient de ce temps lointain de Toulouse. Elle n'avait que dix-sept ans, et les trente années du grand seigneur toulousain lui étaient apparues comme le sommet de la vieillesse et terrifiante l'expérience qui se devinait derrière ce visage sardonique et balafré. Il avait déjà approché toutes les flammes et, peut-être, pour ses anciennes maîtresses, avait-il brûlé d'un feu libertin, dénué de sentiment. Mais pour elle, qu'il aima tout de suite d'un amour de choix, il avait eu toutes les délicatesses. Elle, livrée innocente à son bon plaisir, il ne l'avait pas trompée sur l'amour. Comment remercier le Ciel d'un tel don ?

– À quoi pensez-vous ? interrogea brusquement Ambroisine d'une voix hachée, ou plutôt à qui pensez-vous ? À lui, naturellement, à lui... L'homme que vous aimez... Vous êtes heureuse et moi je n'ai rien, rien...

Elle secoua sa chevelure en tous sens avec frénésie, puis, s'apaisant soudain, s'excusa d'être si nerveuse.

Elles revinrent comme la chaleur commençait de tomber. Mais le vent ne se levait pas encore. L'air demeurait lourd, opaque, collant à la peau. Quelqu'un vint dire à Angélique que le père de Vernon l'avait demandée et l'attendait près du fort. La duchesse de Maudribourg salua de loin l'ecclésiastique et se dirigea vers la maison de tante Anna.