– Mon père, dit-elle en se retournant, vous ne m'avez pas donné de pénitence.

Il était d'usage à la fin d'une confession que le prêtre indiquât diverses prières ou quelques sacrifices ou actes de dévouement à accomplir à titre de réparation des péchés commis.

Le père de Vernon hésita. Il fronça les sourcils et son visage prit une expression impérieuse.

– Eh bien ! Allez à Québec ! réitéra-t-il. Oui, c'est cela que je vous ordonne comme pénitence. Allez à Québec. Accompagnez votre époux là-bas si l'occasion s'en présente. Ayez ce courage d'affronter la ville, sans peur ni honte. Après tout, peut-être sortira-t-il de tout cela quelque chose de bon pour la terre d'Amérique !

Chapitre 8

Malgré le mutisme du père de Vernon quant à la question qu'elle lui avait posée : « Vous n'êtes pas notre ennemi, n'est-ce pas ?... » Angélique gardait bon espoir. Elle aurait voulu pouvoir communiquer aussitôt son sentiment de confiance à Joffrey. « Je crois que ce Jésuite-là est pour nous », lui aurait-elle dit.

Le père d'Orgeval leur avait déjà envoyé Massérat – et Massérat les avait aidés à soigner les varioliques à Wapassou et à fabriquer de la bière – puis Guérande sur le Kennebec, puis Merwin. C'était celui-là le plus important. Il était comme le double du père d'Orgeval. Moins mystique, mais aussi moins vulnérable, donc moins susceptible de se laisser aller au fanatisme. C'était en quelque sorte son homme de main, puisqu'il ne craignait pas plus d'affronter la dialectique des Réformés que la séduction des femmes, les tavernes de la Nouvelle-York, la mer, les pirates, les naufrageurs, les Indiens, les ours...

Il ferait son rapport à son supérieur. Ce serait celui d'un homme qui avait sondé l'ennemi de près. Orgeval se laisserait-il convaincre ?...

Angélique se heurta à Cantor qui revenait du port avec sa bande d'amis. Ils portaient des filets sur l'épaule, des poissons, des homards et des coquillages dans des paniers.

L'adolescent embrassa fougueusement sa mère. Il était tanné comme un pirate et jamais la limpidité de son regard d'émeraude n'avait rayonné avec plus d'innocence. Il ne donna pas d'explications sur son absence et elle ne voulut pas lui en demander. Après tout il était capitaine de navire.

Mais sa présence, en dissipant une inquiétude, acheva de la rendre heureuse. Décidément, tout était beau ce soir ! Les périls et les angoisses s'éloignaient, semblaient fous.

Elle leva les yeux vers un envol d'oiseaux. L'élan superbe de ces envols, leur densité mouvante qui, soudain, obscurcissaient le ciel, éveillaient sans cesse son admiration. C'était la vie du ciel, un autre monde, drossé par les vents et les courants invisibles des migrations, régi par les lois impérieuses de la nature, un monde harmonieux et actif, qui avait aussi sa place dans leur vie à eux. L'abattement à marée basse de milliers de cormorans, de mouettes et de goélands transformant les roches dénudées en plaine neigeuse, leur apparition bruyante et soudaine, un point noir à

l'horizon qui s'enflait, s'enflait comme un orage, ou leur disparition qui laissait tomber sur la nature une sorte de torpeur, de silence inquiet en attente, rythmait leur vie. Les oiseaux !... Gouldsboro, sa baie, ses îles... son mystère caché, Gouldsboro, où la religieuse visionnaire de Québec avait prétendu que se jouerait le drame mystique de la Démone, dont elle avait eu l'apparition.

« ... Ma vision se situait au bord de la mer... Partout dans la Baie, des îles en grand nombre comme des monstres assoupis... J'entendais piailler les mouettes et les cormorans...

« Tout à coup une femme d'une grande beauté s'éleva des eaux et je sus que c'était un démon féminin... Son corps nu se reflétait dans les eaux... elle chevauchait une licorne... » Fantasmagorie !...

« Il ne se passera rien, s'affirma Angélique en elle-même. Je veillerai ! Si ces choses sont inscrites dans le destin de Gouldsboro, elles ne seront peut-être que symboliques. Elles passeront parmi nous, sans que nous le sachions. L'important, c'est d'en triompher ! » Et elle se retourna. Et elle vit une femme, à quelques pas, qui la regardait, et ses cheveux sombres se tordaient comme des serpents sur la lueur rouge du soleil couchant.

– Vous m'aviez oubliée, je crois ? dit la voix d'Ambroisine de Maudribourg, vous regardiez les oiseaux..., et vous aviez oublié mon existence, n'est-ce pas ?... vous écoutiez ces cris des mouettes qui passaient. C'était pour vous comme une musique céleste... Je vous ai vue fermer les yeux et sourire. Comment faites-vous pour tant aimer les choses de la vie ? Moi, elles ne m'inspirent qu'effroi. Ces oiseaux qui passent ! J'entends crier les âmes des morts ou des damnés et je meurs de peur. Mais vous, ils vous enchantent. Vous les aimez, et moi, vous ne m'aimez pas.

– Vous vous trompez, Ambroisine. Je me fais beaucoup de souci pour vous.

Elle s'approcha. Voici que la « bienfaitrice » était reprise de ces crises de puérilité. Mais dans sa susceptibilité ombrageuse, Ambroisine ne se trompait guère. Pendant quelques minutes Angélique l'avait oubliée. Elle était hantée par l'absence de Joffrey de Peyrac. Elle ne cessait de regarder vers l'horizon, essayant d'y deviner les voiles de la petite flotte, revenant de son expédition guerrière. Entre l'accouchement d'Abigaël et son entretien avec le père de Vernon, elle devait s'avouer que les problèmes de la duchesse de Maudribourg étaient passés à l'arrière-plan. Elle dit avec gentillesse :

– Ne vous croyez pas abandonnée pour autant. Ici, à Gouldsboro, tous ceux qui l'habitent ont droit à mon intérêt et à mon affection. Quand vous le souhaiterez, nous examinerons ensemble la décision à prendre. Soit que vous fassiez revenir vos filles ici, soit que vous les rejoigniez à Port-Royal... ce qui n'empêchera pas que nous restions en bonne amitié, au contraire... si vous aimez Gouldsboro...

– Mais je ne veux pas partir ! s'écria Ambroisine en se tordant les mains... Je veux rester ici, seule, avec vous...

– Mais pourtant vous êtes leur « bienfaitrice », protesta Angélique, ces jeunes femmes ont besoin de vous. Allons, Ambroisine, ressaisissez-vous !... Vous n'êtes pas une enfant...

– Si ! Je suis une enfant perdue ! s'écria la duchesse d'un ton désespéré.

Elle ne paraissait pas en état d'être raisonnée. La femme impérative, hardie, sûre d'elle-même, qui avait mené jusqu'ici son existence de veuve, riche, noble et pieuse, dévouée aux bonnes œuvres et versée dans les sciences, sans défaillance et même avec bonheur et réussite, semblait avoir disparu. Quelque chose, en ces derniers temps, sur ces rivages, l'avait brisée. Le naufrage sans doute, l'existence nouvelle aussi.

Elle s'éveillait de ces années de vie conventuelle et studieuse comme d'un songe, se retrouvait à trente-cinq ans, comme l'enfant de quinze ans, livrée au monstre, cherchant son âme perdue dans ce désastre.

Angélique soupçonna la chose. L'âme d'Ambroisine de Maudribourg errait à travers des espaces déserts ainsi que l'oiseau égaré, qui, s'étant laissé distancer par les autres, doit recourir à ses propres forces pour retrouver la direction à suivre. Souvent, c'est un oiseau très jeune, sans expérience. Angélique les avait observés maintes fois. Montant, redescendant, tournant dans le soleil, poussant dans l'espace un cri sans écho, et elle avait partagé alors l'anxiété de l'être, séparé des siens, sans recours, voué à la mort s'il ne puise en lui-même, et en lui seul, l'instinct de survie...

« Ils croient toujours que la mère reviendra les chercher, disait Cantor qui lui aussi aimait observer les oiseaux, le soir, assis près d'elle, mais ce n'est pas vrai, la mère ne revient jamais... »

Angélique posa sa main sur les cheveux d'Ambroisine et les caressa comme elle l'eût fait d'une enfant.

– C'est bien, dit-elle d'un ton apaisant, prenez patience ! Ici, vous êtes en sécurité, et personne ne vous fera de mal. Quand vous aurez retrouvé vos forces, nous parlerons. En attendant, vivez en paix. Tenez, je vais de ce pas chez Abigaël lui porter quelques présents que mon mari et moi avions préparés à son intention. Accompagnez-moi, voulez-vous ? La vue de ce beau petit bébé vous réconfortera...

Pour Abigaël il y avait une Bible couverte d'un drap d'or garni d'argent et de deux plaques de métal repoussé, décrivant l'Exode d'Égypte, et Esther devant Assuérus ; une layette de soie écarlate brodée d'or, l'enveloppe pour l'oreiller, ainsi que le haut du drap.

Angélique y joignait, pour la famille, une boîte de bonbons d'Angleterre et deux pots, l'un de gingembre vert, l'autre de fleurs d'oranger.

Cantor, Martial et les autres jeunes garçons étaient présents, venus bruyamment porter leurs vœux à l'accouchée et à son bébé.

Angélique craignit qu'à la longue tant de visites ne fatiguassent la jeune mère. Abigaël s'inquiétait. Son lait ne montait pas et elle avait un peu de fièvre. Angélique lui promit de lui préparer une tisane qu'elle lui porterait le lendemain matin. Elle fit ses recommandations à Séverine, à Rébecca et à tante Anna qui devaient se relayer à son chevet, ainsi qu'à Gabriel Berne, très attentif à tout ce qui concernait sa petite famille.

Elle vaqua encore à quelques occupations accompagnée d'Ambroisine. Lorsqu'elle put se retrouver seule, le soir, ses soucis reprirent. Elle se reprocha de n'avoir pas parlé au père de Vernon de ses appréhensions à propos d'une atmosphère diabolique qui semblait se glisser parmi eux. Puisqu'il ne semblait pas hostile, pourquoi ne pas s'ouvrir à lui avec plus de confiance ? Mais presque aussitôt sa conscience la ramenait à un sentiment de prudence. Tout d'abord, les Indiens, les faits qui étayaient son angoisse étaient minces. Dès qu'elle essayait en face d'elle-même de les ranger selon un certain ordre, une certaine logique, elle n'en trouvait pas le premier bout. Un navire inconnu, monté par des inconnus qui avaient semblé leur donner, avec intention, de mauvais renseignements, une femme, deux femmes qui avaient trop dormi, certainement sous l'effet d'une drogue. Mais pour s'en ouvrir à un confesseur, qui se trouvait lui-même légèrement sur la défensive à son égard, ce n'était pas facile. Il lui fallait plus de certitudes avant de pouvoir décider seulement de quel côté venait le danger. Son esprit erra, cherchant, s'arrêta sur une idée soudaine. Quelqu'un qui voulait se venger ! Oui, se venger... oui. La ténacité et l'illogisme des actions qui faisait flèche de tout bois correspondaient plus à l'idée fixe d'un maniaque attaché à leurs pas, cherchant à les pousser à bout par de perpétuelles tracasseries, plutôt qu'au déroulement d'un plan d'attaque conçu pour des fins politiques. Certes, « on » leur avait envoyé Barbe d'Or, mais l'on pouvait assez bien concevoir, précisément, l'idée de « derrière la tête » des responsables coloniaux français, décidant d'adjuger à un corsaire en veine de batailles un territoire déjà occupé par un indésirable. Ce qui ne cadrait pas avec les plans ourdis par ces messieurs de Paris, c'était l'enlèvement de Barbe d'Or, son transport dans une île où elle devait le retrouver, c'était le billet glissé à Peyrac :