Il avait vu son visage s'éclairer.
En effet, la nouvelle que les enfants de l'île Longue avaient été épargnés avait apporté à Angélique un tel soulagement et une telle joie qu'elle sentait une rougeur soudaine se répandre et lui monter au front.
– Quel bonheur ! dit-elle les yeux brillants. Ainsi, ils sont vivants. Dieu soit loué !
Le Jésuite se caressait le menton, en la considérant, tandis qu'une lueur d'humour s'allumait dans ses prunelles.
– Avouez, madame, que le père d'Orgeval aurait quelques raisons de vous en vouloir d'un pouvoir dont on s'explique mal la genèse ou l'ascendant. Une campagne qui tombe en quenouille, son Grand Baptisé, son fils préféré, se dérobant sans remords à son devoir de chef, de guerre sainte, et tout cela parce qu'il a rencontré la dame du lac d'Argent. C'est ainsi qu'on vous nomme à Québec où la ville est nettement départagée à votre sujet. Quand on sait les difficultés que l'on a à influencer quelque peu ces Indiens versatiles et capricieux, votre pouvoir sur une personnalité aussi difficile que celle de Piksarett, évidemment, pour qui ne vous connaît pas, peut sembler relever de la sorcellerie. Et il y avait déjà eu certains retournements assez désagréables à entériner pour mon supérieur, comme celui de M. de Loménie-Chambord qui est, vous ne l'ignorez pas, son meilleur ami, et qui, se montrant désormais votre partisan acharné, l'a blessé au plus vif. Comment ne verrait-il pas en vous une dangereuse ennemie, alors que l'installation de M. de Peyrac sur ces rives, déjà, semble saper les bases de toute notre œuvre en Acadie, et que votre présence à ses côtés lui a retiré comme magiquement ses meilleures alliances.
– Mais pourquoi s'est-il persuadé que nous lui nuisions ! Nous cherchions un coin pour survivre. Le monde est vaste et l'Amérique immense et peu peuplée encore. Nous ne voulons pas le mal. En quoi le gênons-nous ?
– Vous offrez un exemple qui ne cadre pas avec ce qu'il veut imposer ici. Notre population canadienne est, certes, fervente. Elle veut bien gagner ce monde à Dieu, mais elle s'y emploie plus volontiers en courant les bois et en troquant la fourrure, qu'en cultivant les champs à l'ombre des églises. Elle se laisse facilement aller à l'impiété de ceux qui peuvent vivre de longs mois éloignés de tous sacrements.
« Votre exemple est déjà pour eux une tentation. Ils viennent à vous car ils trouvent ici quincaille meilleure et possibilité de trafiquer à bons prix avec l'ennemi, sans se salir les mains. Croyez-vous que je suis aveugle et que je n'ai pas rencontré bon nombre de ces « pendables » français dans les wigwams d'alentour ? L'homme est pécheur par excellence. Il aime sa propre jouissance au delà de tout. Les Anglais veulent prier à leur façon hérétique, et ils n'iront jamais assez loin pour conquérir ce droit, les Français veulent courir les bois et s'enrichir par le commerce des pelleteries...
– Et vous, mes pères, quelle est votre jouissance propre ?...
Interrompu, le Jésuite marqua un temps d'arrêt. Puis se décida à répondre.
– Gagner des âmes à l'Église et lui garder celles qu'elle possède déjà, les lui garder envers et contre tous.
Une autre vague éclata et cette fois le panache blanc, qui, avec une sorte de colère grandiose, se déployait sur l'azur du ciel, retomba plus loin, mais une lame déborda et d'un mouvement vif glissa jusqu'à eux et leur couvrit les pieds jusqu'aux chevilles.
– Ne restons pas là, dit le père de Vernon, la marée monte. Et la mer est traîtresse sur les côtes américaines, nous en savons quelque chose.
Il avança la main, et, lui prenant le bras, il la contraignit à s'éloigner.
Ils marchèrent un instant, en silence, côte à côte, suivant un sentier qui rejoignait l'herbe de l'esplanade. La nappe d'épilobes venait jusqu'à eux, envahissante et fragile, armée rose et mauve.
Angélique sentit la réalité de ce bras d'homme, glissé sous le sien dans un sentiment de protection instinctif. Décidément, il ne se comportait pas comme un Jésuite ordinaire.
C'était une rémission inattendue. Il l'accomplissait comme laissant agir l'autre tendance de sa propre nature, humaine et sensible, comme cette autre fois, à Monégan, lorsqu'elle avait senti fugitivement qu'elle représentait pour lui un être humain qu'il fallait sauver, défendre au prix de sa vie même. C'était l'autre face de ces cœurs d'airain, l'amour qu'ils portaient aux hommes à travers l'amour que leur inspirait le Christ. Mais combien difficile aux profanes de les suivre en leur transmutation mystique des sentiments !
Elle ne s'attendait pas au coup bas qu'il allait lui porter. Il dit soudain :
– Vous ne survivrez pas ! Votre œuvre est vouée à l'échec, car si loin qu'on aille, une vie criminelle porte en elle sa condamnation.
– De qui parlez-vous ?
– De vous, madame, en particulier, de vos crimes passés.
– Mes crimes passés ! répéta Angélique.
Son sang ne fit qu'un tour.
– Vous dépassez les bornes, Merwin, s'écria-t-elle en lui arrachant son bras qu'il tenait encore. (Et ses yeux étincelèrent de colère.) Que savez-vous de mon passé pour oser me traiter ainsi de criminelle ? Je ne suis pas une criminelle.
– Vraiment ?... fit-il avec ironie. Vous m'en direz tant !... Est-ce donc les femmes vertueuses qu'on marque à la fleur de lys dans le royaume ?... Si imparfaite que soit la justice là-bas, je ne la crois pas encore parvenue à ce degré d'inconséquence...
Angélique sentit le sang se retirer de ses joues.
Avec quelle docilité et naïveté elle s'était précipitée dans ses pièges !... Comment avait-elle pu croire qu'il avait oublié cela ? Hors le comte de Peyrac, il n'y avait que deux hommes au monde qui savaient qu'elle était marquée à la fleur de lys. Berne, qui avait assisté à son supplice dans la petite chambre de justice de Marennes9, et lui, ce Jésuite, qui l'avait sauvée de la noyade à Monégan. Elle se souvenait de ses mains nues sur sa chair, lorsqu'il la frictionnait pour la ranimer. Alors il avait pu voir sur son dos dénudé la marque infâme de la fleur de lys. Elle comprit que le fait exigeait des explications. Elle était acculée maintenant. Ou tout lui révéler d'elle, ou courir le risque qu'il tablât son opinion sur des suppositions erronées qui accentueraient le malentendu, le désaccord dangereux entre eux et la Nouvelle-France.
Oui ! C'était bien un Jésuite comme les autres ! Un rude adversaire ! Avec « eux », on mésestime toujours ses forces.
Elle devait avoir en cet instant l'air marri de Mr. Willoagby, frappé traîtreusement par le même Jésuite, et cette pensée la fit sourire malgré elle.
Elle retrouva son aplomb. Si elle voulait lui révéler la vérité, il n'y avait qu'un seul moyen, qu'il l'ait crue sans réticences, qu'il sût tout d'elle, sans douter d'elle.
– Mon père, dit-elle en le regardant franchement en face, malgré le peu d'estime que vous pouvez avoir
à mon égard – et je reconnais que vous êtes possesseur d'un secret qui vous met en droit de professer une telle opinion – malgré cela, me croyez-vous capable de commettre un sacrilège ?... Je veux dire : d'utiliser les sacrements à des fins nocives, malfaisantes ou mensongères ?
– Non, assura-t-il spontanément, je ne vous crois pas capable de cela !
– Alors... Voulez-vous, père ?... Voulez-vous... m'entendre en confession ?
Chapitre 7
L'enfant suédois s'était éloigné du campement. Il cherchait des noisettes dans les sous-bois. Ici, on était à l'abri du vent.
Le confessionnal rustique se composait d'une cloison à claire-voie. D'un côté, un siège pour le confesseur ; de l'autre, la terre nue pour les genoux du pénitent. Le toit arrondi, les cloisons étaient d'écorce d'ormes assez grossièrement assemblées sur des structures de perches souples, mais il n'y avait pas de portes ni de rideaux. Confesseur et pénitent, presque invisibles l'un à l'autre à travers le paravent de roseaux, pouvaient cependant, chacun de leur côté, regarder la mer s'il leur en prenait envie. Angélique s'agenouilla.
Le père de Vernon prit sur l'escabeau un surplis blanc qu'il enfila par-dessus sa soutane et mit à son cou l'étole brodée. Il s'assit et se pencha.
– Depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas confessée ?
La question la prit de court. Depuis combien de temps ? Cela se perdait dans la nuit des temps dans le chaos d'événements déchirants et multiples qu'elle avait traversés. Tout à coup, elle revit l'abbaye de Nieul, la haute cathèdre, où s'asseyait le père abbé et son visage pâle dans l'encadrement du capuchon blanc, l'infinie amitié de ses yeux sombres pour elle.
– Depuis... quatre ou cinq ans, je crois, dit-elle.
Le Jésuite sursauta.
– Et vous avouez cela sans embarras... Mais, ma fille, vous avez donc perdu toute notion de vos devoirs vis-à-vis de Dieu, de l'Église et de vous-même !... Pendant quatre ou cinq années, peut-être plus après tout, vous ne vous êtes pas approchée du tribunal de pénitence, ni de la Sainte Table, évidemment. Ainsi vous vivez constamment en état de péché mortel et cela ne semble guère vous émouvoir. Pourtant si vous mourriez demain, vous n'ignorez pas que vous seriez livrée à l'Enfer et à Satan pour l'éternité !...
Angélique resta coite.
– Accusez-vous de vos fautes, fit-il, que vous puissiez au moins recevoir le pardon de cette horrible négligence.
– Je veux faire une confession générale, dit-elle.
– Bien, je vous écoute.
Elle eût pu ne s'accuser que des péchés commis depuis sa dernière confession.
Une confession générale, c'était toute sa vie. Il saurait tout d'elle. Mais bien qu'elle se livrât ainsi entièrement, à tout risque, et peut-être à un représentant de leurs pires ennemis, elle savait qu'en s'agenouillant ici, elle marquait un point.
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