En débouchant d'entre les arbres on entendait tout de suite le fracas des vagues, et, par instants, lorsqu'elles s'engouffraient plus profondément en contrebas, un panache neigeux dépassait le bord de la falaise. On aurait dit une grosse bête curieuse, cherchant à jeter un coup d'œil furtif sur un monde inconnu d'elle.
Le petit garçon suédois se tenait assis devant la cabane à creuser un pipeau.
Angélique aperçut alors le père de Vernon à l'extrémité d'un promontoire d'énormes roches.
Sa soutane noire se détachait sur l'horizon redevenu d'un bleu dur moucheté de blanc. Il se tenait solidement arc-bouté sur ses pieds nus, insoucieux des éclaboussures, que les vagues faisaient pleuvoir par intermittence, alentour.
Il avait le visage tourné dans une direction déterminée. Comme Angélique s'approchait de lui, elle sut qu'il regardait vers Gouldsboro. De là, Gouldsboro se découvrait avec sa rade, sa plage, son port sur la gauche, et ses « maisons de bois clair ».
Une attention soutenue figeait le Jésuite. On eût dit qu'il voulait intensément percer le secret de cette image, inscrite là, dans la courbe du rivage.
Il n'entendit pas approcher Angélique et elle sut d'une communication certaine qu'il évoquait la vision de la religieuse de Québec et comparait en lui-même.
Lorsqu'il se tourna vers elle, elle lui dit avec un sourire, un peu désenchanté.
– C'est Gouldsboro, n'est-ce pas ? Vous pensez que c'est bien Gouldsboro que la sœur Madeleine a vu dans sa vision !... Gouldsboro qu'elle n'a jamais pu voir autrement qu'en songe ?
Il la fixa de son regard volontairement froid et vide. Et parce qu'elle savait – qu'elle avait appris durement à ses « dépens – que le siècle qu'ils vivaient était le siècle des sublimités religieuses, de la mortification extérieure et d'une morale sévère, elle se sentait impuissante à lui communiquer la vérité de Gouldsboro, qui était, malgré ses Huguenots, comme une entité de tout cela, avec sa volonté de survivre hors de conflits mystiques et de faire sa part au bonheur, à la richesse, à l'amour.
– Pourquoi Gouldsboro ? soupira-t-elle.
– Et pourquoi pas Gouldsboro ? rétorqua-t-il, sarcastique.
– Et pourquoi pas Gouldsboro ?
Il venait à elle et la rencontra à mi-chemin du promontoire. Et devant sa figure altière, son allure hautaine et la froideur de son expression, un doute lui vint. Elle avait pensé naguère : « Toute cette trame qui nous piège, c'est tellement habile ! Tellement intelligent !... Quelque chose à l'image de cet homme, de ces hommes en soutane noire, dressés à servir Dieu avec toutes les ressources de leur savoir, de leur pouvoir sur l'esprit humain, jouant de ces désirs et de ces terreurs, pour mener les hommes à leur salut coûte que coûte, ne reculant devant rien pour parvenir à ce but sacré : sauver, préserver l'Église catholique apostolique et romaine, et si possible en implanter par le monde entier la doctrine. »
Et si c'était lui, l'ennemi caché ou plutôt, derrière lui la figure fanatique du père d'Orgevai ! Elle ne pouvait oublier que c'était le père de Vernon qui était venu la chercher sur le bateau de Barbe d'Or. Instruit par qui ? Sur les ordres de qui ?
Mais à cette évocation, elle revit Jack Merwin, chiquant son tabac et manœuvrant la voile et son appréhension tomba.
Cet homme qui l'avait sauvée de la noyade et l'avait portée dans ses bras, et lui avait servi une soupe chaude pour la réconforter, ne pouvait être entièrement son ennemi.
Même s'il avait reçu des ordres sévères à son sujet, elle le sentait assez indépendant pour les interpréter a sa façon. Il fallait avoir le courage de l'affronter et de mieux connaître ses intentions.
Elle leva les yeux vers lui.
– Alors quel est votre pressentiment ? demanda-t-elle avec bravade. La Démone peut-elle surgir de Gouldsboro ?
– Oui ! Je le crois, en effet, répondit-il en la regardant dans les yeux.
Angélique se sentit pâlir sous le coup.
– Alors, vous aussi, vous êtes donc notre ennemi ?
– Qui a dit cela ?
– Vous êtes aux ordres du père d'Orgeval, n'est-ce pas ? Il a juré notre perte. Il vous a envoyé pour nous espionner, pour nous confondre, pour nous détruire, peut-être pour nous achever, pour causer notre mort si l'occasion s'en présentait... Je me souviens...
Elle se recula et lui cria avec une sorte de désespoir.
– ... Vous me regardiez mourir là-bas ! oui ! lorsque je me noyais à la pointe de Monégan, vous me regardiez mourir... Je l'ai su. Je l'ai lu dans vos yeux lorsque vous refusiez de me tendre la main pour m'aider... Vous attendiez en croisant les bras que la mer accomplisse son forfait. Mais c'est une chose de décider en soi-même sur ordre : « Cet être doit mourir... » C'en est une autre que de le regarder se débattre et agoniser. Vous n'avez pas pu.
Il l'écoutait en l'examinant avec acuité, mais demeurait impassible. Lorsqu'elle se tut, haletante, il interrogea d'un ton calme :
– Puis-je vous demander, madame, quel est l'objet de votre visite à mon campement, aujourd'hui.
– J'ai peur, dit-elle dans un élan.
Et comme elle avait tendu ses deux mains devant elle en jetant ces mots, elle fut surprise de le voir – lui un jésuite – les saisir et les maintenir un instant avec fermeté dans les deux siennes.
– C'est bien ! dit-il. Je suis heureux que vous soyez venue à moi malgré les noirs desseins que vous m'avez prêtés naguère. Je suis à votre disposition pour essayer de vous rendre courage. Que se passe-t-il ?
Elle ne savait plus que dire. C'était tellement inattendu ce geste de Merwin... et tellement réconfortant aussi.
Elle le regarda avec anxiété essayant de comprendre ce qui animait cette personnalité insondable et les buts cachés qu'il désirait atteindre.
Une lame éclata dans les profondeurs du promontoire et une gerbe d'écume neigeuse jaillit proche, à une hauteur incroyable. Portée par le vent, une pluie de gouttelettes salées et étincelantes les enveloppa.
Ils firent quelques pas pour s'écarter. Maintenant, Angélique hésitait à parler.
En lui dévoilant ses craintes de voir tramer une action dangereuse au sein de Gouldsboro, n'allait-elle pas achever de jeter le discrédit sur l'établissement, déjà considéré comme hérétique, possédé du diable, chargé de tous les péchés d'Israël.
Elle secoua la tête.
– Je ne sais pas ce qui se passe ici, mais je sens qu'on veut notre perte d'une façon si forte et si profonde que je n'en puis plus. Qui veut notre perte ? Si je le savais, je pourrais me défendre. Est-ce le père d'Orgevai, Merwin ? Si vous le savez, je vous en supplie, dites-le-moi. Est-ce lui qui vous a prévenu que j'étais à bord du navire de Barbe d'Or, est-ce sur son ordre que vous êtes venu m'y chercher ? Il y avait une corrélation, n'est-ce pas, entre ma capture et ce que vous aviez à faire dans la Baie Française, pour son service ?
Il ne nia pas, mais n'acquiesça pas non plus. Elle sentait qu'il essayait de lier en lui-même différents faits dont il avait connaissance, qu'il en savait plus long qu'elle sur les mystères qui l'entouraient, mais qu'il n'était pas décidé à lui communiquer le résultat de ses réflexions. Se méfiait-elle ? Travaillait-il pour leurs ennemis ? Était-il de leurs ennemis ?
– Des Anglais puritains, des Français hérétiques, reprit-il tout à coup, des pirates sans foi ni loi, des gentilshommes d'aventures prêts à tous les coups de main, voici la population de Gouldsboro. Comment un tel nid d'infection pourrait-il vivre paisiblement et n'attirerait-il pas la suspicion du Canada qui, par ! Acadie, en est voisin ?
– C'est vite jugé, protesta Angélique, vous avez pu vous-même vous rendre compte que notre population est surtout composée de familles industrieuses de mœurs patriarcales et, malgré l'arrivée récente de ces pirates qui sont d'ailleurs décidés à s'amender, il y règne une atmosphère décente. On s'y amuse à l'occasion, certes, mais vous n'avez pas dédaigné vous-même de nous distraire. Quant aux Anglais puritains, vous savez bien que ce sont des réfugiés de Nouvelle-Angleterre, fuyant les massacres qui se déchaînent là-bas et qui attendent que la tempête se calme pour retourner chez eux. Ces femmes, ces enfants sous notre égide, pourquoi n'auraient-ils pas droit à leur part de vie ? Laissez-les vivre, mes pères ! Il n'y en a donc pas assez qui sont morts de l'autre côté de la Baie... Oh ! Merwin, fit-elle avec douleur, vous souvenez-vous des petits enfants anglais de l'île Longue qui étaient venus nous chanter une complainte sur les coquillages ! Et maintenant ils sont morts... Le bruit a couru que les îles de la baie de Casco étaient tombées aux mains des Abénakis...
– Eh bien ! C'est ce qui vous trompe, fit-il avec brusquerie. Ils ne sont pas morts. Les îles attendent encore l'assaut des canots indiens et ces petits enfants anglais sur lesquels vous pleurez continuent, je gage, à chercher des coquillages en chantonnant. D'ici peu, ils retourneront tranquillement dans leurs fermes de Nouvelle-Angleterre. Et tout cela grâce à vous ou par votre faute, c'est selon !
– Que voulez-vous dire ? s'écria-t-elle en le regardant avec stupeur.
– Que le départ, la désertion plutôt de Piksarett a dérangé tous les plans, démoralisé les troupes parties à l'assaut des colons de Nouvelle-Angleterre. La guerre indienne s'est éteinte comme un feu de tisons non alimentés. Déjà, après sa disparition sur l'Androscoggi, les tribus qu'il avait menées du Nord se sont égaillées, remontant sur Québec, emmenant leurs otages.
« Celles qui s'étaient ébranlées au Sud attendant sa venue ne l'ont vu apparaître que de façon épisodique, plus préoccupé de vous suivre, vous, madame, dans vos pérégrinations que d'emmener ses troupes au combat. Puis il a guetté le passage du White Bird. Lorsqu'il a vu que vous étiez à bord il est remonté jusqu'à Pentagoët où il nous attendait. Or, pas de guerre indienne en nos contrées sans le grand guerrier de l'Acadie. Après quelques escarmouches, les Indiens alliés des Français ont renoncé à poursuivre. Et voilà ! Êtes-vous satisfaite de votre œuvre !... Oui ! Il me semble.
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