– Vous l'avez secouée ! Vous l'avez appelée très fort !
– Mais oui ! Un charivari, on vous dit !
– Alors en effet, c'est inquiétant. Même une personne très fatiguée se réveille quand on la secoue d'importance. Il lui est arrivé quelque chose. Menez-moi vite à elle !...
Mme Carrère ronflait bruyamment, couchée sur le dos,le drap au menton, la bouche entrouverte, le nez dresse vers le plafond. Elle paraissait décidée à dormir ainsi, paisiblement, régulièrement, jusqu'à la fin des temps.
À part cela, son teint était normal, les battements de son cœur bien frappés.
Angélique la secoua derechef, l'appela sans obtenir d'autres résultats que quelques grognements. En désespoir de cause elle lui prépara une tisane très forte pour soutenir le cœur. La bonne femme eut de bons réflexes pour avaler le breuvage qu'on lui ingurgitait mais ne s'en réveilla pas pour autant. Cependant, une heure après elle parut mieux et plongée dan un sommeil plus léger. Angélique après avoir été visiter Abigaël revint à son chevet, surveillant avec inquiétude ce sommeil bizarre dont la pauvre Rochelaise ne sortit que vers une heure de l'après-midi.
Elle paraissait étourdie, et mit un certain temps à comprendre pourquoi sa famille, le voisinage et Angélique étaient rassemblés anxieusement à son chevet.
– C'est votre café aussi, fit-elle avec humeur à cette dernière, je me suis sentie mal presque aussitôt après l'avoir bu chez vous. Je me souviens, mes jambes ne me tenaient plus. J'ai cru que je ne pourrais parvenir jusqu'à l'Auberge et j'ai eu bien du mal à me dévêtir et à passer mes vêtements de nuit. J'avais comme un goût de fer dans la bouche.
– Mon café ? Mais j'en ai bu, protesta Angélique. Non, se ravisa-t-elle, je me souviens, je m'en suis préparé après vous avoir offert ma tasse, mais je ne l'ai pas bu ! Cependant Mme de Maudribourg en a bu elle aussi et...
Elle s'interrompit, chercha à se rappeler. Avait-on rencontré Ambroisine ce matin ? Non... Quelqu'un avait-il vu la duchesse de Maudribourg dans la journée ? On secoua la tête. Normalement, elle aurait dû venir prendre ses repas à l'Auberge ou chercher à joindre Angélique. À moins que tante Anna ne l'eût retenue à dîner et à deviser...
Angélique courut jusqu'à la demeure de la vieille demoiselle. Le petit chat, très excité, bondissait sur ses talons.
Elle trouva tante Anna sur le seuil, devisant avec un voisin sur l'heureuse naissance de la petite Élisabeth.
– Avez-vous vu Mme de Maudribourg ? lui jeta-t-elle tout essoufflée.
Tante Anna secoua la tête.
– Non, je ne l'ai point entendue bouger, je la pensais même absente, peut-être s'étant levée avant mon réveil pour aller écouter la messe du Jésuite.
Angélique contourna le bâtiment et alla frapper à la porte du hangar où l'on avait dressé un lit pour la duchesse.
Rien ne répondit. Elle souleva le loquet mais la porte était bloquée de l'intérieur.
– Il faut défoncer cette porte, dit-elle au voisin.
– Mais pourquoi ? s'étonna-t-il.
– Frappez encore, proposa tant Anna, elle dort sans doute.
– Mais justement, c'est cela qui n'est pas normal, se désespéra Angélique.
– Ho, madame la duchesse, réveillez-vous, cria le voisin en tambourinant de son gros poing contre le vantail.
– C'est inutile, vous dis-je, il faut faire sauter la serrure.
– Attendez, on dirait qu'on bouge à l'intérieur.
Un léger mouvement se faisait entendre, puis un pas hésitant glissant vers la porte.
En tâtonnant, les loquets furent tirés, et dans l'entrebâillement apparut Ambroisine en chemise, titubante, ensommeillée.
– Que faites-vous là ? s'étonna-t-elle. Je viens juste de me réveiller.
Elle regarda vers le soleil et questionna.
– Quelle heure est-il ?
– Très tard, dit Angélique. Ambroisine, comment vous sentez-vous ?
– Mais... très bien... J'ai seulement la tête lourde et comme un goût de fer dans la bouche.
Les mêmes paroles que Mme Carrère.
Aucun doute ne subsistait. C'était le café. Sans doute, contenait-il une drogue et les deux personnes qui en avaient bu avaient été plongées dans un sommeil pesant pour plusieurs heures.
Et tout à coup elle comprit. Et une sueur froide coulait le long de son échine.
Elle revoyait Mme Carrère entrant et lui disant : « Oh ! Votre café sent bon ! » « Prenez ma tasse », avait-elle répondu.
Si Mme Carrère n'était pas venue, c'était donc elle qui aurait dû boire ce café, et c'est elle qui aurait dormi, à l'heure où Abigaël avait eu besoin de secours. En vain, l'aurait-on secouée, appelée... Abigaël aurait dû faire face seule à l'épreuve et, dans l'état de culpabilité et de tension où elle se trouvait, elle aurait succombé à l'angoisse. Tenaillée de douleurs inhumaines, vainement, elle aurait souffert des heures, parmi l'effarement d'un voisinage incompétent et les fracas de l'orage. Pour le moins, l'enfant serait morte. La mère aussi, peut-être !...
Ainsi c'était donc vrai ! « On » avait voulu la mort d'Abigaël ! Mais pourquoi ? Pour atteindre qui, à travers elle ?
– Qu'avez-vous ? balbutia Ambroisine, qui continuait à se tenir debout, en chemise devant eux, vous semblez malade ? Mais qu'arrive-t-il ? Y a-t-il eu un malheur ?
– Non ! Non ! Grâce au ciel. Recouchez-vous, Ambroisine, vous ne tenez pas sur vos jambes.
– J'ai très faim, se plaignait enfantinement la duchesse, en portant la main à son estomac.
– Tante Anna, avez-vous quelque bouillon à lui donner, quelque chose de chaud ?
– J'ai de la soupe d'oseille !
Angélique avait besoin de se persuader que la petite Élisabeth, ronde et rose comme un bébé en sucre de Noël, reposait paisiblement dans les bras de sa mère, pour ne pas défaillir. Tout s'était bien passé. Elle avait été au chevet d'Abigaël, elle lui avait procuré toute l'aide dont elle avait besoin, l'enfant et la mère étaient sauves, elle avait, ce tantôt, rendu visite à toute la maisonnée et la joie qui régnait là-bas était paradisiaque. Tout visiteur qui franchissait le seuil se sentait pénétré de bonheur.
Mais songeant à ce qui aurait pu être si... Angélique ne se remettait pas. Jusqu'à cet orage qui avait éclaté pour parachever la catastrophe...
« Mais qui peut provoquer un orage pour nous nuire ? » se répéta-t-elle.
Alors lui revint une parole du père de Vernon : « Quand les choses diaboliques se mettent en route, le sort, le destin, la nature elle-même semblent être du côté de celui qui veut le mal. »
L'orage ! L'orage c'était en plus ! Le coup de pouce du Malin.
– Mais qu'avez-vous ? insistait Ambroisine. Vous êtes livide... Je vous en prie, dites-moi... Pourquoi me suis-je réveillée si tard ? Il est arrivé un malheur, n'est-ce pas ?
– Non ! Non ! Au contraire !... Un grand bonheur. La petite Élisabeth est née... L'enfant d'Abigaël.
Elle ajouta, en regardant, malgré elle avec une sorte de défi, la frêle jeune femme qui se tenait devant elle.
– Elle n'est pas morte ! Vous voyez ?
– Dieu soit loué !
Ambroisine de Maudribourg joignit les mains inclinant la tête, murmura avec ferveur un acte de reconnaissance. Dans sa chemise fine, soudain, elle parut une sorte d'ange au charme ambigu.
– Mais pourquoi, alors, paraissez-vous si troublée ?
– Ce n'est rien ! L'émotion, la fatigue de la nuit.
Et puis vous m'avez effrayée avec ce sommeil prolongé...
« Je vais aller jeter ce café », songea-t-elle.
Elle se retourna et elle vit le petit chat derrière elle. Il était hérissé, le dos arqué, il soufflait et crachait, fixant alentour on ne savait quoi.
Elle l'attrapa, l'élevant à hauteur de son visage. Elle aurait voulu percer le secret et, plongeant son regard dans les prunelles d'agate dilatées :
– Que vois-tu ? lui chuchota-t-elle, que vois-tu ? Dis-moi ? Qui vois-tu ?...
Chapitre 6
Un prêtre... Une robe noire pour demander conseil.
Angélique en ressentait le besoin tandis qu'elle montait la colline à la recherche du père Maraicher de Vernon. Il lui semblait que l'homme revêtu d'un caractère sacré, oint de l'huile sainte, marqué du sceau de la séparation qui différencie les serviteurs d'un dieu, du commun des mortels, serait plus apte qu'elle à démêler ce qui lui arrivait. Elle avait envie de tout lui raconter mais elle ne savait si elle le ferait.
Tout au fond, quel sentiment la poussait à cette démarche ? Le père de Vernon était venu, puis il était reparti, mais elle n'avait cessé de le sentir présent à Gouldsboro. En fait, il ne s'était guère éloigné. Et s'il s'enfonçait parfois dans la forêt pour baptiser de village en village, son port d'attache semblait demeurer au rivage.
On disait qu'il s'était édifié sur la falaise, entre le port et la crique des anémones, un confessionnal, une cabane d'écorces et un autel de rondins où il célébrait chaque matin la Sainte Messe.
En fait, il n'était guère vraisemblable qu'il fût là à cette heure du jour. Et que voulait-elle savoir ou obtenir de lui ?...
En vérité, elle s'aperçut qu'elle avait seulement envie de le voir. Un prêtre ! Qui était un homme dont elle avait partagé l'existence familière. Elle ne lui dirait peut-être rien, mais le vieux réflexe, né de l'enfance religieuse, entremêlée de prières et de processions, jouait et la portait vers lui. Il était « Le » prêtre. Il avait acquis chèrement, par le prix de son ascétisme, de sa chasteté, de son éloignement du monde, le droit d'entrevoir les mystères obscurs qui régissent les actions humaines.
Pourquoi le père de Vernon avait-il planté la croix en ce lieu, comme s'il comptait y résider longtemps ? Voulait-il, par ce signe, se l'approprier ? Comme le doigt entre l'écorce et le tronc, son petit campement était là coincé de guingois entre le Gouldsboro catholique, le Gouldsboro protestant, avec échappée sur le camp Champlain et sur le village indien. Et la haute croix de bois se dressait sur fond d'arbres et de ciel. De grands cèdres et quelques ormes et chênes lui faisaient un décor vert sombre, frangé d'épilobes pourpres, un décor pour drame shakespearien, l'enfermant étroitement entre mer et forêt. L'esplanade où se dressaient la croix, la cabane, le confessionnal et l'autel, était parsemée de genévriers, de quelques plantes a l'encens amer.
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