Elle s'informa de la santé d'Abigaël. Gabriel Berne parut joyeux.

– Elle s'est senti mieux ce matin, dit-il, au point qu'elle a entrepris de faire sa lessive. Je crois que nous avons encore quelques jours, ajouta-t-il, content de voir s'éloigner le terme qu'il redoutait encore plus qu'Abigaël elle-même.

Angélique rendit visite à son amie. Celle-ci, en effet, avait repris bonne mine et s'activait avec vaillance, portant les corbeilles de linge à la rivière, où, avec Séverine, Laurier, Bertille et quelques autres voisines, elle entreprit de savonner et de manier le battoir vigoureusement.

– Je n'avais plus la force de me livrer à ce travail et craignais que la maison ne fût pas en ordre pour mon accouchement. Grâce à Dieu, je me sens bien, sans doute à cause de cette vague de froid soudaine et tous ces draps et hardes seront étendus ce soir sur la corde. Demain, le soleil brillera. J'aurai le temps, le soir, de tout plier et ranger dans les armoires. Séverine m'aidera ensuite à repasser. Et voilà. Je pourrai me reposer, l'esprit en paix.

Angélique lui promit de venir l'aider.

En revenant au fort, elle trouva Ambroisine de Maudribourg levée, assise devant le plateau d'un repas qu'elle lui avait fait porter. Ses traits demeuraient creusés. Regrettait-elle ses confidences ? Elle demeurait comme frappée d'une sorte de contrainte et resta ainsi plusieurs heures, le regard fixe. De temps en temps, elle prenait un petit morceau de pain et le rangeait machinalement, plongée dans ses méditations. Angélique lui dit qu'elle n'avait pas voulu l'exiler seule, dans la maison à l'écart où elle avait été logée avec les Filles du roi. Elle s'était entendue avec la tante Anna, cette vieille demoiselle très savante, qui durant l'hiver enseignait les enfants. Elle possédait, attenant à son modeste logis, une salle avec commodités et sortie indépendante qui servait de salle de classe. Désaffectée l'été, Mme de Maudribourg pourrait s'y installer aujourd'hui.

– Tante Anna est très discrète et obligeante. Elle ne vous gênera en rien. Mais si vous vous sentez esseulée vous aurez quelqu'un à qui parler. Elle est certainement plus au fait de discuter mathématiques et théologie avec vous que moi-même, conclut Angélique en riant.

– Oh ! Vous, vous êtes un ange, murmura Ambroisine. Que puis-je faire pour vous prouver ma reconnaissance ?

– Remettez-vous, dit Angélique en passant une main légère sur le front de la pauvre femme, ne songez plus aux choses qui vous font du mal...

Mais la duchesse de Maudribourg était en état de choc. Il faudrait quelques jours avant de pouvoir raisonner avec elle comme avec une personne en pleine possession de ses facultés.

Angélique la laissa après lui avoir prodigué à nouveau des conseils de repos. Elle aida Abigaël une partie de la journée. Elle devisait gaiement en portant de la rivière au séchoir les panerées de linge bien blanc. Abigaël prévoyait qu'après avoir rangé ses armoires elle aurait encore le temps de briquer ses meubles.

Angélique n'osait lui dire que ce programme lui semblait bien chargé pour la semaine à venir. Par expérience, elle reconnaissait dans l'activité d'Abigaël celle qui saisit toute femme près de son terme et qui, fébrile, la pousse à tout mettre en ordre afin de se consacrer, l'esprit en paix, à la tâche qui l'attend de donner la vie.

Vers la fin de la journée les brumes se dissipèrent et le soleil brilla.

– Voyez, n'avais-je pas raison, mon linge sera sec demain, dit Abigaël. J'ai les bras rompus. Quel dommage que Martial n'ait pas pu nous aider ! Il est si vigoureux et obligeant.

– Où est-il ?

– À patrouiller dans la Baie avec votre Cantor et quelques autres jeunes. Il paraît que M. de Peyrac les a chargés d'une mission.

Le souci d'Abigaël et celui qu'elle éprouvait aussi pour Cantor avaient un peu remplacé dans les préoccupations d'Angélique les problèmes de la duchesse de Maudribourg.

– Pourquoi Cantor ne me dit-il jamais rien et disparaît-il ainsi sans m'adresser aucune explication ? J'aurais bien aimé l'avoir auprès de moi ces jours-ci. De quelle mission Joffrey l'a-t-il chargé ? Doit-il rechercher dans la Baie le navire à la flamme orange ? Certes, ces gamins qui furètent partout en savent long sur tous les repaires cachés des îles. Mais ne courent-ils eux aucun danger ? Ah ! Le diable de garçon. J'ai hâte de le voir revenu...

Par bonheur, Ambroisine de Maudribourg semblait mieux. Mais encore affaiblie, elle ne se sentait pas la force d'assister au souper auquel les avait conviées Colin. Angélique fit porter à celui-ci un message d'excuses. Elle-même préférait rester chez elle ce soir, après les travaux du jour et sa nuit agitée. Elle se mettrait au lit de bonne heure. Abigaël aurait bientôt besoin de toute sa vigilance.

– Nous sommes bien ici, dit Ambroisine en regardant autour d'elle. Quelle paix émane de ces lieux imprégnés de votre présence ! J'ai passé ma journée dans cette pièce à en examiner chaque détail et cela m'a curieusement rassérénée. Je me sens mieux.

– J'en suis heureuse.

– Il semble que dans les lieux que vous habitez

les maléfices cessent. Une sorte de trêve au mal qui rôde.

Angélique garnissait de charbon de bois son réchaud de terre cuite afin de se préparer, ainsi qu'à son invitée, un peu de café turc. Aux paroles d'Ambroisine elle regarda celle-ci, intriguée.

– Que voulez-vous dire ?

– Ne sentez-vous pas qu'un danger rôde parmi nous ? interrogea la duchesse en la considérant de ses yeux élargis un peu fixes, et, je ne sais comment dire, il me semble que ce danger vous menace vous particulièrement ?...

Angélique souffla sur les braises pour les raviver, avant de poser sur le réchaud la cafetière marocaine. Elle comprenait maintenant ce qui l'avait intriguée, même dérangée, pouvait-elle dire, en la duchesse de Maudribourg ; c'était, ne cadrant pas avec ses titres de grande dame bienfaitrice, certaines qualités de devineresse comme on en trouve chez les « Égyptiennes » et qui rejoignaient ses propres talents, à elle, Angélique, dont parfois on l'avait accusée dans sa vie aventureuse. Certains lui reprochaient d'être sorcière ou de jeter le mauvais sort par le seul pouvoir de ses yeux verts. Dispositions naturelles, dont elle n'avait pas l'emploi pour le mal, mais qui, elle le savait, la rapprochait des phénomènes de la vie, des enfants, des êtes, des sauvages.

– Vous parlez comme Piksarett, dit-elle.

– Le grand chef indien qui est venu vous réclamer comme sa captive ?

– Oui... Tout à coup, il m'a dit : « Un danger est sur toi... » Et il s'est littéralement enfui.

– Vous voyez ? dit Ambroisine, alarmée... Mon sentiment est juste. Et je me demande aussi si ce danger est en dehors... ou bien... en vous...

– En moi ?...

– Oui ! Angélique, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire, mais j'ai quelque expérience de l'être humain, des femmes surtout, pour avoir côtoyé bien des caractères plus ou moins simples... Le vôtre est un des plus extraordinaires que j'aie jamais rencontrés, un des plus attachants, et c'est pourquoi je voudrais vous signaler les écueils que j'y décèle, et qui pourraient causer votre perte. Vous êtes tellement hors du commun que vous croyez que tout le monde vous ressemble, que la droiture de vos sentiments peut être comprise de tous... Il serait facile de vous abuser... car, tout au fond, vous manquez de prudence.

– De prudence, répéta Angélique qui l'avait écoutée attentivement.

– Oui... ou tout au moins, votre vision particulière des choses, des êtres aussi, ne vous fait peut-être pas voir assez les dangers qui peuvent surgir de votre conduite... et c'est cela qui m'inquiète pour vous. Ainsi, par exemple, parlons de ce... Piksarett. Il est entré dans cette chambre qui est la vôtre comme s'il y avait des droits, s'y trouvait maître, il s'est penché sur ce lit où vous étiez censée reposer comme s'il lui était familier de vous y contempler, il a même posé sur mon épaule une main sale et puante et il riait au milieu de tous ses bariolages rouges. Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie. J'ai vraiment cru que c'était le Diable. Mes filles et moi nous avons hurlé comme des possédées.

– Je vous ai dit qu'il fallait se faire aux manières des sauvages, fit Angélique qui se retenait elle-même de rire à l'évocation de cette scène.

– Mais vous auriez pu vous trouver au lit avec votre mari ! remarqua la duchesse d'un ton choqué.

– Dans ce cas, et si nous n'avions pas pris la précaution de pousser le verrou la veille au soir, car nous savons à quoi nous en tenir avec les manières de la population qui hante nos rivages, eh bien ! nous en aurions ri avec lui sans façons. Les sauvages sont pudiques, voire prudes, mais ils n'ont pas de gêne excessive devant les nécessités naturelles de la vie.

– Vous leur êtes indulgente. Êtes-vous donc vraiment attachée à cet homme ?

– Quel homme ? demanda Angélique qui ne comprenait pas l'insistance d'Ambroisine sur le sujet.

– Ce... Piksarett ! Savez-vous qu'on raconte, à Québec, que vous couchez avec les sauvages.

Angélique réagit vivement.

– À Québec !... cela ne m'étonne pas ! ils veulent ma mort. Ils diraient n'importe quoi. Ils vont même jusqu'à dire que je suis une démone. Parce qu'ils sont fanatisés par un homme qui a vu en nous les suppôts du Diable, mettant le pied sur ses territoires pour les pervertir : le père d'Orgeval.

– J'ai entendu parler de lui, fit Ambroisine, songeuse.

– Nous ne pouvons rien contre sa vindicte. Elle relève de l'idée fixe et préconçue et il ne reculera devant rien pour parvenir à ses fins, même devant les ragots les plus bas.

– Vous pourriez au moins ne pas y donner prise. C'est à cela que je voulais en venir en vous reprochant – oh ! seulement du fait de l'affection que je vous porte – de ne pas tenir compte assez de la vilenie du monde. Coucher avec les sauvages, c'est une réputation assez horrible pour une femme blanche et, maintenant que je vous connais, cela me blesse pour vous. Comment votre mari peut-il laisser accréditer une telle légende, en tolérant sa familiarité avec vous ? Serait-il un mari facile ?...