– N'est-ce pas lui aussi, d'après ce que j'ai ouï-dire, qui vous a aidée à descendre dans la chaloupe avec l'enfant de Jeanne Michaud... Voyez le dévouement que vous pouvez inspirer même à un plumitif qui ne semblait pas par vocation désigné pour jouer les héros...
Ambroisine souriait aussi, mais son sourire crispé creusait aux deux côtés de sa bouche des plis amers.
– Ce gros lourdaud ! murmura-t-elle.
Son regard revint vers Angélique et elle dit avec fièvre :
– Vous, tous les hommes vous aiment, et les plus dignes de ce nom. Un homme comme votre époux, par exemple... hors du commun, tous les dons, toutes les séductions, un enchanteur en vérité, un homme que toutes les femmes voudraient pouvoir charmer et vous n'avez qu'à paraître, le voici fasciné. Il vous suit des yeux, son regard s'adoucit lorsqu'il se pose sur vous, il semble ne sourire qu'à vos boutades... et cet autre, ce blond géant taciturne, qu'y a-t-il entre lui et vous ? Cela se sent à fleur de peau... Et même ce Jésuite de grande allure. Là aussi, je sentais cette « aura » d'intimité, de complicité que vous savez créer entre n'importe quel homme et vous, même les plus simples : ce soldat stupide, ce pirate crapuleux, et même cet Indien effrayant... L'Indien aussi vous aime,'c'est évident. Il tuerait quiconque toucherait l'un de vos cheveux, j'ai senti cela... Vous n'avez qu'à paraître, aussitôt quelque chose change, on dirait que les gens se sentent plus heureux... Même l'ours, même l'ours vous adore, s'écria-t-elle en se tordant les mains.
Angélique éclata de rire.
– Mais quelle est cette diatribe ? Vous exagérez, ma pauvre chère !
– Non, dit Ambroisine avec entêtement. Vous avez le don d'amour, peut-être parce que vous savez recevoir l'amour, l'éprouver. Quelle fortune ne donnerais-je pas pour le posséder !
– Est-ce donc si difficile que d'aimer vivre ? interrogea Angélique en l'examinant gravement.
Tout au fond de cette personnalité pleine de charme et de dons, elle commençait à comprendre qu'existait un désespoir mortel.
– Est-ce donc à cela que cela se résume, le don d'amour ? répéta Ambroisine songeuse. Non, ce n'est pas si simple...
Elle avança la main et caressa l'épaule et le bras d'Angélique que le vent et le soleil de la mer avaient hâlés.
– Vous, vous avez un corps heureux, fit-elle, voilà le secret. Vous jouissez de tout dans votre cœur mais aussi dans votre chair même, du bonheur et du malheur, du soleil, des oiseaux qui passent, de la couleur de la mer, de ce qui arrivera peut-être demain, d'heureux... et de l'amour qu'on vous porte, et de celui que vous dispensez.
– Qu'est-ce qui vous empêche d'en faire autant ?
– Ce qui m'empêche ?
Elle avait crié ces mots. Les yeux agrandis d'horreur de la duchesse contemplaient au fond d'elle-même une vision insoutenable. L'amertume de sa bouche s'accentuait jusqu'à la faire paraître laide et ravagée comme une vieille femme.
– Laissez-moi, dit-elle tout à coup en repoussant le bras secourable d'Angélique qui entourait ses épaules. Laissez-moi, je veux en finir avec la vie, comme j'aurais dû en finir cette nuit-là...
– Quelle nuit, Ambroisine ?...
– Non, non, dit la duchesse avec de folles dénégations, ne parlez pas de cela. Je vais me tuer, c'est tout.
– Dieu défend cet acte. Vous, si pieuse...
– Pieuse !... Oui, je le suis. Il faut bien que je sois quelque chose, puisque je suis morte de partout. Je n'ai rien trouvé d'autre pour survivre. Prier, être pieuse, m'occuper des choses de religion. Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas, avec mes dévotions, vous qui possédez tout. Vous ne pouvez pas comprendre...
– Quoi donc, Ambroisine ?
– Non ! Non ! Jamais je ne pourrai le dire. Vous ne pouvez pas comprendre.
– Qu'en savez-vous ?
Angélique retenait contre elle le corps d'Ambroisine de Maudribourg qui était secouée de tremblements convulsifs et semblait prête à se jeter hors du lit pour se livrer à on ne sait quel acte désespéré. Dans on délire, elle ne prenait garde qu'elle se débattait à demi nue. Elle avait un corps d'une jeunesse étrange, parfaite. On eût dit un corps de jeune fille intouchée.
– Croyez-vous que je n'ai pas vécu avant ce jour ? demanda Angélique. J'ai traversé bien des vicissitudes, croyez-le, et peu de choses des douleurs humaines m'est inconnu.
– Non ! Non ! Vous, vous étiez forte... Tandis que moi... Vous ne pouvez savoir ce que c'est que d'être...
– Quoi donc, Ambroisine ?...
– D'être une enfant de quinze ans livrée à un vieillard lubrique, cria-t-elle comme si elle eût vomi un poison qui lui arrachait en même temps les entrailles.
Elle se tint courbée en deux, haletant.
– J'ai crié, chuchota-t-elle, j'ai crié... Personne n'est venu à mon secours... J'ai lutté toute une nuit... À la fin, il m'a fait tenir par ses valets !... Et des prêtres pour bénir cela...
Elle se rejeta en arrière, blême, sur l'oreiller. La sueur coulait le long de ses tempes. Un cerne violet s'accusait sous ses paupières closes. Un instant, elle parut morte.
Angélique lui essuya le visage.
– Vous ne le direz pas, n'est-ce pas, balbutia la duchesse d'une voix presque inaudible... Vous ne le direz pas... que j'ai crié... J'étais très orgueilleuse. Une enfant pure, enthousiaste, mais orgueilleuse... Au couvent, je dominais mes compagnes : la plus belle, la plus instruite, la plus aimée. Dès l'enfance, j'avais stupéfié des théologiens, des mathématiciens venus en ces murs à seules fins de m'interroger. Je prenais de haut les religieuses ces ignorantes... Et puis l'humiliation soudaine... Découvrir que tous ces beaux apprêts ne représentaient rien, ne me défendaient pas du sort commun, que je n'étais qu'une proie que les hommes et leurs lois avaient droit de vendre au plus offrant avec la bénédiction d'un clergé complice... sans pitié pour mon innocence... auprès d'un homme ruiné de vices qui était de cinquante-cinq ans mon aîné.
Elle s'interrompit, à bout de souffle, et parut encore sur le point de vomir. Angélique la soutenait et se taisait. Que dire ? Elle se souvenait. Pour elle aussi, mariée par procuration, tout aurait pu être aussi ignoble, aussi affreux. Mais il y avait eu Joffrey de Peyrac qui l'attendait à Toulouse et l'aventure insolite d'un amour passionné naissant entre cette jeune vierge vendue et le grand seigneur qui l'avait achetée.
En un temps, le duc de Maudribourg était venu à Toulouse pour connaître le secret de la transmutation de l'or, et le comte lui avait refusé sa porte à cause de sa réputation de débauché. Or, c'était donc à cet homme méprisable qu'avait été livrée Ambroisine.
L'aube venait. Une lueur trouble remplaçait la nuit, noyant le halo de lumière de la chandelle. Le petit chat se glissa hors de son abri et gagna la porte en miaulant. Angélique se leva pour lui ouvrir.
Elle retira le panneau de bois devant les vitres ; le brouillard était toujours là, blanc comme neige. Mais un parfum de feux de bois s'infiltrait. On entendait bouger en bas dans la salle de garde et des bruits de voix, d'allées et venues. Elle souhaita que Piksarett revînt, tout « matachié » de rouge, pour lui dire avec son sourire de belette : « Tu es ma captive. » Cela, c'était la vie, leur vie à eux en terre américaine, loin des ignominies de l'Ancien Monde.
Une nausée continuait à lui serrer la gorge. Elle revint à Ambroisine, lui fit boire un verre d'eau fraîche.
La duchesse paraissait sans force et gardait les yeux clos. Cependant, elle dit encore d'une voix plus claire et plus nette :
– Je n'ai pas encore pardonné, accepté. Cela me brule toujours comme un fer rouge. Voilà pourquoi je suis morte au-dedans.
– Calmez-vous, dit Angélique avec bienveillance en lui caressant comme d'une enfant le front moite, vous avez parlé, cela est toujours bon. Maintenant, essayez de ne plus penser et de vous reposer. Ici, vous êtes en paix, loin de toutes obligations et des témoins de votre passé. Si vous désirez vous confier encore, je vous écouterai volontiers, un peu plus tard. Mais pour lors, dormez.
Elle posa sa main sur les yeux meurtris, leur imposant une rafraîchissante quiétude.
– Quel bienfait de vous avoir rencontrée ! soupira Ambroisine qui parut sombrer presque aussitôt dans un profond sommeil.
Chapitre 3
Elle dut avertir Colin Paturel de l'arrivée inopinée de la duchesse.
Le gouverneur de Gouldsboro ne commenta pas le fait. Il hocha plusieurs fois la tête et se borna à inviter les deux femmes à sa table, le soir, pour souper.
L'absence de Joffrey de Peyrac, du marquis d'Urville, de la garde espagnole et de la suite du comte et même du marquis de Villedavray créait un vide et une atmosphère inhabituels. Il régnait à Gouldsboro, enveloppé dans ses brumes, un silence presque hivernal, n'eût été la lourde touffeur qui parfois semblait sourdre de la forêt invisible, encensant le rivage d'odeurs fauves et balsamiques si intenses qu'elles chassaient celles, amères, des algues et de la marée.
Aucune alliance ne semblait unir les deux groupes humains réunis là.
Les hommes de Colin travaillaient dur à bâtir leur village et leur église. Mais ils étaient silencieux. Barssempuy, son jeune visage de gentilhomme d'aventures assombri par la tristesse, les dirigeait de quelques ordres laconiques.
Les protestants vaquaient à leur vie quotidienne déjà bien rodée et l'on n'échangeait pas quatre mots d'un groupe à l'autre.
L'entente se faisait à l'échelon supérieur, les notables rochelais semblant trouver agrément à s'entretenir avec Colin. Angélique trouva près de lui Manigault, Berne et le pasteur Beaucaire, en conférence.
"Angélique et la démone Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et la démone Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et la démone Part 1" друзьям в соцсетях.