– Ah ! Ne me grondez pas. Je ne peux plus voir clair en moi. N'est-ce pas aujourd'hui, au contraire, que j'agis dans le sens qui m'est nécessaire et non sous de perpétuelles contraintes qui veulent ma destruction...
Elle parlait en gémissant et ses yeux devenaient brillants comme s'ils s'emplissaient de larmes. Sa tête aux lourds cheveux noirs pesait contre l'épaule d'Angélique comme celle d'une enfant brisée.
– Calmez-vous. Nous reparlerons de tout cela demain. Pour l'instant, il faut réparer vos forces. Nous sommes au cœur de la nuit. Il faut dormir.
– Demain, je me réinstallerai dans la maison là-bas... J'aimais regarder la mer de son seuil. Je ne vous dérangerai pas, vous verrez. Je vivrai, seule, faisant oraison. C'est tout ce que je souhaite...
– Nous verrons. Maintenant, dormez.
Elle se glissa de l'autre côté du lit, à sa place restée tiède, et jouit de pouvoir se réchauffer.
Décidément, la nuit était froide. La fourrure qu'elle avait étendue la veille au soir sur la couche n'était pas inutile.
Elle hésitait à éteindre, encore secouée par la peur qu'elle avait éprouvée tout à l'heure. Elle songea à allumer une veilleuse à huile dans un angle de la pièce. Mais elle n'avait pas le courage de se relever. Où était le petit chat ? Viendrait-il se glisser auprès d'elle, rassuré ? Avant de souffler la chandelle, elle regarda vers Ambroisine. Celle-ci semblait avoir sombré dans un sommeil profond. Une impression d'apaisement enfantin se lissait sur ses traits délicats.
Angélique secoua la tête. C'était une pauvre créature.
Elle fit l'obscurité, non sans avoir soigneusement préparé à portée de la main son briquet et la tige d'amadou. Pendant quelques instants, son esprit erra indécis et inquiet, puis elle glissa dans le sommeil emportant dans ses songes le parfum léger et pénétrant de la chevelure d'Ambroisine de Maudribourg, à ses côtés.
Elle rêva, et revécut ce rêve horrible qu'elle avait déjà une fois éprouvé. Elle faisait l'amour avec un monstre au rictus effrayant. Une sensation d'oppression l'étouffait et elle se débattit pour échapper à cette étreinte affreuse.
Elle s'éveilla de nouveau, le cœur battant la chamade et, dans l'obscurité profonde, des yeux brillaient au ras du sol, qu'elle considéra avec une terreur sans nom pendant d'interminables minutes. Enfin elle réalisa que ces yeux étaient ceux du petit chat, tapi de l'autre côté de la chambre sous une console. Il ne dormait pas. Il continuait de guetter, curieusement en alerte.
Peu à peu le cœur d'Angélique s'assagit, cessa de faire à ses oreilles le bruit de tambour affolé. Elle récupéra le sens de la réalité. C'était toujours la nuit et aussi le silence et sans doute aussi dehors le même brouillard épais et implacable. Angélique pensa aux maisonnettes de Gouldsboro. Elle essaya de les répertorier une à une, chacune isolée, enveloppée dans ces voiles opaques, ensevelie sans recours. Dans l'une sommeillait Abigaël, à moins qu'elle ne pût dormir, car désormais ses nuits étaient troublées par le fardeau qu'elle portait en elle. Le petit Laurier devait, lui, dormir de bon cœur, ses cheveux sur la figure. Dans une autre cabane il y avait Bertille et l'enfant blond, né sur la terre d'Amérique, qui portait le nom de Charles-Henri ; dans une autre, un autre enfant blond, Jérémie, le grand esclave noir couché à ses pieds, tandis que dans la pièce voisine ronflait Manigault près de sa puissante épouse. Dans un autre abri, enfin, il y avait aussi Colin. Elle ne pouvait l'imaginer à cette heure que travaillant encore, méditant indifférent au brouillard, attentif à s'instruire près de la chandelle allumée. Lui veillait, lui était sans crainte. Lui demeurait solide, malgré les maléfices qui rodaient, cette nuit, dans Gouldsboro.
Elle se souvint tout à coup d'Ambroisine et porta la main à ses côtés.
La place était vide. Cette fois, Angélique dit à haute voix :
– Je suis folle ou quoi !
Et elle alluma la chandelle comme on décide de trancher un destin. Ambroisine était là. Agenouillée à quelques pas du lit, elle priait, les mains jointes, les yeux levés vers le ciel avec ferveur.
– Que faites-vous ? s'écria Angélique presque avec colère. Ce n'est pas l'heure de prier !
– Si, c'est l'heure, répondit la duchesse d'une voix basse et rauque et comme terrifiée, il faut prier. Le diable rôde !...
– Trêve de sottises ! Venez vous recoucher.
Angélique élevait d'autant plus la voix qu'elle craignait de céder à la panique. Elle sentait un frisson lui hérisser l'échine. Cela lui rappelait une ambiance ancienne, la nuit qu'elle avait passée, enfant, à l'abbaye de Nieul, lorsque le jeune moine relevait ses manches pour lui montrer les traces des coups de Satan. « Regardez ce qu'il m'a fait le Malin, regardez ! »
Elle serra les dents et les poings pour maîtriser le tremblement qui la gagnait. Elle eût donné un monde pour que Joffrey apparût à cet instant et qu'elle pût se précipiter dans ses bras sûrs, ou pour oser courir jusqu'à la maison de Colin afin d'écarter par sa présence d'homme solide ces imprécises menaces. Mais elle mourrait de peur avant de parvenir jusque-là ! Elle répugnait même à quitter son lit, auquel elle se cramponnait comme à un radeau. À peine aurait-elle mis pied à terre, lui semblait-il, que des mains brûlantes et velues lui saisiraient les chevilles...
Pourquoi le petit chat tremblait-il aussi sous la console, avec cette attitude terrorisée ?
– Laissez-moi prier encore un peu, supplia Ambroisine de Maudribourg. C'est bientôt matines. Le coq chantera. Le Maudit s'éloignera...
– Il n'y a pas de coq ici, fit Angélique avec rudesse, et si vous attendez qu'il chante, vous tomberez d'épuisement.
– Ah ! L'entendez-vous, s'écria la jeune femme tandis qu'une expression de soulagement s'illuminait sur sa physionomie torturée.
En effet, si surprenant que cela fût, Angélique perçut l'appel d'un coq dans la cour du fort, affaibli par le brouillard mais bien réel et qui se répéta à plusieurs reprises. Ce chant familier de toutes les aubes campagnardes apaisa aussi pour elle la tension.
– Il s'éloigne, murmura Ambroisine, Satan s'éloigne. Il a peur du jour, de la lumière.
– Il y a donc des coqs à Gouldsboro, commenta Angélique. Je n'y avais pas pris garde. Mais puisqu'il en est ainsi, je vous en prie, Ambroisine, considérez que nous n'avons plus que quelques heures de sommeil à notre disposition, et venez vous étendre. Je n'en peux plus...
Obéissante, la jeune femme se traîna vers le lit et s'y glissa comme à bout de forces, elle aussi.
– Quel tourment ! murmura-t-elle, en ramenant la couverture autour d'elle et en enfouissant son pâle visage avec une sorte de volupté dans l'oreiller. Ah ! Comme on est bien près de vous ! Angélique ! Vous demeurez sereine, inaccessible. C'est une force en vous qui me séduit plus que tout. Aucune peur ne vous atteint. Où donc puisez-vous votre courage ? Quelque chose que vous avez reçu en héritage, n'est-ce pas ? Ah ! Pourquoi ne l'ai-je pas reçu, moi ? Pourquoi le Maudit s'est-il attaché à mes pas dès ma naissance ?
Angélique, cette fois, laissa la lumière allumée. Elle ne souhaitait pas se rendormir malgré sa fatigue. Cette voix plaintive à ses côtés l'émouvait d'une pitié qui prenait sa source dans de lointaines réminiscences. Elle savait ce que c'était l'abandon, la solitude d'une femme, incomprise, inacceptée de tous, rejetée par une sorte de complot inconscient, et c'était cette détresse qu'elle sentait vibrer dans la voix de la duchesse. Une enfant surgissait de cette personnalité déchirée et c'était une enfant qui demandait secours.
Presque malgré elle, Angélique étendit la main et caressa la lourde chevelure aux reflets de nuit et de feu. Les prunelles d'Ambroisine s'adoucirent et la fixèrent avec une sorte d'étonnement puéril.
– Vous êtes bonne, murmura-t-elle d'un ton incertain. Pourquoi êtes-vous bonne pour moi ?
– Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous avez besoin d'aide et vous êtes loin des vôtres. Je voudrais que vous vous ressaisissiez et repreniez courage.
– Quelle merveille de vous contempler et de vous écouter, chuchota Ambroisine comme en songe, vous êtes si belle ! Et pourtant votre cœur vit aussi. Le don d'amour, c'est donc cela. Vous le possédez, vous. Vous êtes capable d'aimer les autres et de sentir qu'on vous aime. Moi, je ne sens jamais rien... que la peur ou l'éloignement que j'inspire.
Elle avançait la main, et timidement, comme éblouie, touchait la chevelure d'Angélique, sa joue, sa lèvre.
– Vous êtes si belle et pourtant...
– Sornettes, dit Angélique qui écoutait attentivement, soucieuse de discerner derrière ces paroles décousues la faille qui lui livrerait le secret de ce cœur blessé, que me baillez-vous là ? Vous aussi, vous êtes belle. Et vous le savez ! Quant à ne pas être aimée, le dévouement de vos suivantes, de tous ceux qui vous accompagnent, prouve assez l'amour que vous leur inspirez...
Soudain la question qu'elle avait voulu déjà plusieurs fois lui poser lui revint en mémoire et elle s'écria :
– Ambroisine, le parfum de vos cheveux... Il est toujours aussi envoûtant et ceux-ci semblent en avoir été oints récemment. Ne m'aviez-vous pas dit que vous en aviez perdu le dernier flacon dans le naufrage ?
Ambroisine fit une grimace et eut un faible sourire.
– Eh bien ! Voyez, cela illustre votre thèse que je suis entourée de gens qui m'aiment fort. Figurez-vous que sachant à quel point je tenais à ce parfum et craignais d'en manquer en Nouvelle-France, mon secrétaire Armand Dacaux en a emporté un flacon en surplus. Comme c'est un homme soigneux et méticuleux il l'avait enveloppé dans de la toile gommée bourrée d'étoffes, et cousu le paquet dans une des basques de son habit. Il a donc pu, m'entendant me désoler de la perte de mon nécessaire, me remettre ce suprême nectar.
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