Il reviendrait bientôt ayant pacifié la région, assuré la tranquillité des côtes au moins pour quelque temps – le temps pour les habitants de Gouldsboro de franchir, dans une relative quiétude, les difficultés d'un second hiver – ennemi non moins dangereux que pirates indiens et canadiens.

L'esprit en paix, Angélique et son mari pourraient remonter vers Wapassou et bien que les attendît là-bas une existence peut-être plus retranchée de tout secours, plus menacée que celle des pionniers des rivages, elle n'y songeait qu'avec le sentiment délicieux de retourner chez elle, dans son fief, en un lieu où elle se sentait véritablement à l'abri, avec lui. Où pouvait se dérouler leur vraie vie à tous deux, dans le déroulement des travaux et des joies simples et sans cesse renouvelées de leur existence familiale, des espérances et de la réalisation de projets rêvés et pour lesquels on avait œuvré ensemble, où il ne dépendait que d'eux, elle et lui, de maintenir l'atmosphère d'amitié et d'émulation avec leurs compagnons, qui, malgré leurs diverses origines, n'en restaient pas moins des compagnons choisis et qu'unissait la volonté de vivre aux marches des frontières, et d'y bâtir et défricher pour eux-mêmes certes, mais aussi pour le mieux-être des temps à venir, en ce pays riche et nouveau.

Elle ne s'inquiétait pas pour Wapassou en leur absence qui, en fait, serait relativement courte. Antine et Ritz étaient des hommes sûrs et les travaux intensifs de l'été ne permettraient guère aux nouveaux venus mercenaires comme aux premiers habitants de l'endroit de se poser des questions sur leurs difficultés de cohabitation. Peyrac avait remis des plans d'agrandissement du fort et de son enceinte qui occuperaient les mercenaires sans relâche, soit à bûcheronner, soit à édifier. Les mineurs aussi n'avaient pas à demeurer inactifs : extraire l'or et l'argent, creuser de nouvelles galeries, installer de nouveaux moulins ; tous seraient également requis pour les cultures, la chasse, la pêche, l'entretien des vivres. Même les enfants ne chômeraient pas. Angélique pouvait imaginer Honorine se livrant à la cueillette des baies et des noisettes en compagnie de l'ourson Lancelot.

Tandis qu'elle mettait en ordre les objets de son nécessaire, ce grand sac de cuir dont elle se séparait rarement, elle trouva le collier de Wampum que lui avait envoyé Outtaké, le chef des cinq nations iroquoises. Elle s'attarda à contempler ces symboles de perles violettes et blanches, où elle pouvait lire également l'assurance de leur quiétude à Wapassou. Cette fois, ils n'auraient pas à sacrifier leurs réserves de vivres aux mânes des Iroquois. Avec l'enceinte de hauts pieux de cèdre, flanquée de tourelles d'angle, avec leur petite garnison bien armée, qui saurait intimider, s'il s'en présentait, de trop hardis Canadiens, avec des bûchers bien garnis de bois et de solides cheminées de galets, ils seraient bien là-bas au long des jours d'hiver.

Et malgré les cruautés du récent hivernage, elle l'évoquait avec nostalgie.

« C'était le bonheur malgré tout, se dit-elle. Nous sommes si cachés là-bas, tout au fond de notre vallée sacrée du lac d'Argent, qu'il semble que les démons eux-mêmes ne peuvent nous y atteindre... »

Cette évocation des démons troubla de nouveau son humeur. Un rien l'exaltait ou l'abattait. Était-ce l'oppression du brouillard, dont elle sentait la domination ouatée, régnant sur la nuit et sur la mer.

– « Les » trouvera-t-il ?... Et que cachent ces ruses dont nous avons été victimes ?

Son esprit revint à la mer obscure et agitée où rôdait Joffrey de Peyrac à la recherche des invisibles et mystérieux ennemis. Elle eut de la peine à respirer. Puis elle se reprocha ces peurs sans fondements.

Pourtant, avant d'aller au lit, elle arma un de ses pistolets et le glissa sous ses oreillers.

Le silence du dehors, tellement inhabituel, lui communiquait l'impression d'être absolument seule dans un fort isolé et déserté de toute présence humaine.

Ce sentiment fut si puissant qu'elle ne résista pas à l'impulsion d'aller ouvrir la porte qui donnait sur l'escalier. Elle entendit le bruit de voix des sentinelles qui buvaient dans la salle commune, avec des hommes de Colin et quelques Indiens. Elle en fut rassérénée.

Elle se décida à se mettre au lit mais, malgré ses efforts, elle demeurait tendue dans une sorte d'attente.

Elle finit par s'endormir d'un sommeil troublé, à mi-chemin de la veille, où elle entrevoyait comme passant à travers la fantasmagorie des brouillards de la Baie Française des formes indistinctes. Marcelinela Belle et ses douze enfants parmi des coquillages qui fusaient, lancés à une vitesse incroyable, le monstre marin englouti dans la baie de Parsborro se retournant tandis que les eaux se gonflaient comme une pâte travaillée de ferments, le dieu Gloosecap qui se dressait, gigantesque. Et seul transparaissait soudain dans les nues fuligineuses son masque de démon livide, aux yeux d'agate transparente.

Elle s'éveilla avec une impression d'angoisse affreuse et tous ces êtres étranges qui avaient traversé son sommeil semblaient se tenir encore groupés autour d'elle, peuplant l'ombre épaisse, l'entourant, la guettant.

Elle ne voyait rien. La nuit restait profonde. Elle « les » sentait. Cependant, le silence avait quelque chose d'anormal. Le brouillard devait coller alentour au-dehors, avec la densité d'un mur, la préhension d'un rempart, enveloppant le fort de bois, l'isolant de tout contact, de tout secours.

Les instants obscurs s'égrenèrent avec une lenteur oppressante. Ils passaient comme soutenus par les battements précipités de son cœur sans qu'elle pût parvenir à extraire de ce silence et de cette obscurité les éléments matériels ou immatériels qui inspiraient sa terreur.

Enfin elle prit conscience que ce qui avait dû l'éveiller, c'était un bruit imperceptible et étrange, tout près d'elle, presque contre son oreille. On eût dit un raclement bref suivi comme par l'échappement d'un petit jet de vapeur. Cela s'arrêtait puis reprenait. Impossible de définir par quoi cela pouvait être produit. Du bois, du fer ? Mais c'était tout près, si près que, tout à coup, elle réalisa : une bête !...

Aussitôt, prise de panique, elle allait se jeter hors du lit, puis se ravisait : une bête ?... oui, bien sûr : son chat ! Sans doute avait-il réussi à se faufiler près d'elle pour dormir. Mais pourquoi faisait-il ce drôle de bruit ? S'étranglait-il ? Vomissait-il ? Était-il malade ?

Elle guetta, perçut mieux, le devina soudain dressé sur ses pattes frêles, le dos en arc, hérissé de tous ses poils. Et ce bruit qu'elle entendait !... Mais oui... Obéissant aux réflexes héréditaires de ses congénères lorsqu'un danger les menace, il crachait et soufflait par intermittence. Alors elle comprit.

Le chat voyait dans la nuit quelque chose qu'elle ne voyait pas et qui le remplissait d'horreur et d'effroi. Et elle-même sentit se hérisser d'un long frisson son échine jusqu'à la racine des cheveux.

Un moment qui lui parut interminable, elle resta paralysée, pétrifiée, incapable d'un mouvement. Qu'y avait-il dans la nuit, cette chose dont elle discernait peu à peu la présence tangible. Cette chose présente, effarante, monstrueuse, invisible, mais que le chat voyait.

Enfin elle put tendre la main, la glisser sous son oreiller et trouver son pistolet. La sensation de la crosse de bois poli dans sa paume lui fut bienfaisante. Elle respira plus calmement, retrouva le contrôle de sa pensée.

Donner de la lumière ?... Elle étendit la main dans la direction de la table de chevet. Ses doigts rencontrèrent la fourrure tiède du petit chat et, en effet, il était hérissé comme une pelote d'épingles. Quand elle frôla son pelage des sortes d'étincelles crépitèrent. Le chat poussa un miaulement aigu et bondit hors du lit. Sans doute se réfugia-t-il sous un meuble, où il se tint en boule, terrifié. Angélique tâtonnait, cherchant le briquet et la chandelle. Elle ne les trouvait pas. Son cœur continuait de battre la chamade, accentuant sa maladresse. Il y avait quelqu'un dans la chambre, elle en était sûre, mais qui ? Elle fit tomber un objet se gourmanda. « Même si c'est le Diable », se dit-elle en claquant des dents, « qu'importe ! Je dois le voir... ».

Elle sentait... Elle sentait... C'était quelque chose qui venait à elle, l'enveloppant comme une vague, lui rappelant elle ne savait quoi. Une question qu'elle devait poser... Parce qu'elle avait oublié, la clé serait perdue.

Ses doigts s'énervaient à battre le briquet. Elle devait se hâter avant que la vague la suffoquât. Enfin une étincelle jaillit. Elle ne parvint pas à enflammer l'amadou.

Mais, dans la lueur, elle avait vu, elle avait pu voir ce qu'elle savait être là. Quelqu'un !

Une silhouette humaine. Au fond de la pièce, près de l'angle à gauche de la porte. Une silhouette noire immobile, comme drapée en de longs voiles de deuil.

Pourquoi cette nausée ? Ce parfum insoutenable. En ce parfum résidait toute l'explication, résidait le danger.

Angélique rassembla toute sa volonté, tandis qu'elle sentait une brusque sueur d'angoisse sourdre de tous les pores de sa peau. Lorsque la tige d'amadou commença de brûler, elle s'appliqua à ne pas se retourner, posément l'approcha de la mèche, attendit que la flamme fût bien prise et qu'elle montât haute et claire, dissipant les ombres et les repoussant jusqu'aux limites des murs.

Alors, prenant le bougeoir, elle dirigea la lumière plus sûrement en direction du coin de la pièce où elle avait cru apercevoir une silhouette immobile. Se contraignant au calme, elle scruta la pénombre. Aucun doute ne subsistait. Quelqu'un se tenait là, debout. Une forme obscure, comme celle d'un fantôme drapé de sombre, un être qu'on eût dit enveloppé d'une mante noire, au capuchon tombant et couvrant entièrement le visage-incliné, ressemblant à ces statues de moines « pleurant » que l'on place aux quatre coins des tombeaux des rois.