Chapitre 2

Il était parti. Et déjà, après une journée pluvieuse et tempétueuse, le soir revenait.

Et la chambre du fort semblait avoir perdu sa chaleur. À s'y retrouver seule, sans la virile et vivante présence de l'homme qu'elle aimait, Angélique avait de la difficulté à repousser un sentiment d'appréhension glacée et sans objet, qui cherchait sournoisement à s'insinuer en elle.

Elle eût volontiers retenu Cantor pour bavarder un peu avec lui jusqu'à une heure avancée de la nuit, afin que celle-ci fût plus brève, mais le jeune garçon, vers la fin de l'après-midi, avait disparu avec Martial Berne, Alistair Mac Grégor, deux ou trois autres adolescents, pour quelque activité secrète.

Dans la journée, Angélique avait visité Abigaël.

– Je vous impose un bien lourd sacrifice, n'est-ce pas ? avait dit l'épouse de maître Gabriel. Sans moi, vous auriez pu partir avec M. de Peyrac...

– Sans vous ! Certes, mais voilà, vous existez, ma chère Abigaël, avait répondu gaiement Angélique et aussi cette petite vie précieuse qui va bientôt venir nous apporter de la joie et de la nouveauté.

– Je ne suis pas sans inquiétude, se décida à avouer Abigaël du ton dont elle aurait confessé une faute irréparable, je crains de mal affronter l'épreuve qui s'annonce. La première femme de Gabriel est morte en couches. Je me souviens, j'étais présente. C'était horrible, cette impuissance !... Et je sens que lui aussi, à mesure que mon terme approche, est hanté par ce souvenir...

– Ah ! N'allez pas vous mettre martel en tête, s'écria Angélique feignant d'être fâchée.

Elle s'assit près d'Abigaël au bord du grand lit rustique et lui raconta toutes les histoires d'accouchements heureux dont elle pouvait se souvenir.

– C'est que je sens comme une boule qui passe et repasse là, dit Abigaël en posant la main à la hauteur de son estomac. Est-ce la tête de l'enfant ? Cela voudrait dire qu'il se présente par le siège ?

— Peut-être.

– Eh bien ! Il n'y a pas de quoi s'en effrayer. Parfois les naissances dans cette position se déroulent plus facilement que les autres...

Elle quitta Abigaël rassérénée. Mais elle avait pris pour elle les tourments dont elle avait déchargé son amie. Elle alla trouver Mme Carrère.

– Vous m'assisterez, n'est-ce pas, madame Carrère, pour Abigaël ?

La femme de l'avocat fronça le nez.

Son entrain, son savoir-faire, ses onze enfants, qu'elle faisait marcher tambour battant, lui donnaient Je plus en plus une place de premier plan à Gouldsboro.

– Abigaël n'est plus toute jeune, fit-elle soucieuse. Trente-cinq ans, c'est tard pour un premier enfant.

– Sans doute, mais Abigaël est courageuse et patente. Cela compte dans un accouchement qui risque d'être long.

– Je me demande si l'enfant est bien placé.

– Il ne l'est pas, en effet.

– S'il reste trop longtemps dans le passage, il mourra.

– Il ne mourra pas, affirma Angélique avec une assurance tranquille. Alors, je peux compter sur vous ?

Elle s'était rendue également au campement indien, afin d'y trouver, au fond de sa cabane où elle fumait sa pipe, la vieille Indienne qu'on lui avait recommandée. On avait convenu d'une chopine d'alcool, de deux pains de fine fleur et d'une couverture d'écarlate, en échange des services, conseils et remèdes qu'elle pourrait leur dispenser le moment venu. Elle était très expérimentée et possédait le secret de certaines drogues, dont Angélique aurait bien voulu connaître la composition. Entre autres un extrait de racines, qui pouvait atténuer les souffrances sans pour autant retarder ou arrêter le travail, et aussi un onguent qui rendait indolore la phase de l'expulsion. Jenny Manigault en avait fait l'expérience, l'an dernier, au moment de la naissance du petit Charles-Henri.

Pauvre Jenny Manigault ! Pauvre petite Rochelaise !... La grande Amérique incivilisée l'avait happée, engloutie à jamais dans la profondeur de ses forêts. Revenant vers le village, sous une pluie fine et rageuse, Angélique frissonnait. Tout enfermé dans cet écrin de forêts obscures, Gouldsboro s'accrochait au rivage, point infime entre ces deux déserts mouvants et sans rémission : la forêt et l'océan.

L'absence des navires dans la rade, le départ de la plupart des hôtes qui le hantaient au cours des derniers jours, les Acadiens et leurs Peaux-Rouges, les Filles du roi et leur « bienfaitrice », le remuant marquis de Villedavray et sa suite d'ecclésiastiques, la grisaille qui fondait sur les toits de chaume ou de bardeaux atténuant les couleurs et les lointains, rendaient plus sensibles la fragilité et comme la précarité de ces quelques maisons, groupées dans une volonté de survie, contre toute possibilité apparente de triompher des éléments impérieux qui les entouraient.

En opposition, la même sensation de faiblesse inspirait son contraire, celle de la force qui habitait les hommes blottis sous ces pauvres toits, et dont la flamme des foyers, brillant derrière les carreaux, symbolisait lame volontaire.

Un peu plus loin, là-bas, les Anglais rescapés, cantonnés au camp Champlain, maintenaient leur espérance de reconstruire ce que les Indiens avaient détruit. Sous l' égide de ces Français généreux, ils attendaient patiemment, en chantant des psaumes et en priant, la fin de la tourmente. La présence proche d'un Jésuite, leur pire ennemi, ne les troublait pas.

Gouldsboro, c'était la trêve. Le droit au repos pour tes hommes de bonne volonté pourchassés. Évoquant le jeune réformé Martial Berne, tendant spontanément au Jésuite épuisé un bassin d'eau fraîche, Angélique se demandait si malgré tout quelque chose n' était pas en train de changer dans ce coin du monde.

Elle avait hésité à rendre visite à Colin. Elle aurait voulu savoir comment ses hommes, nouvel élément de la colonie, encore peu assimilés, supportaient la déception que leur causait le départ des Filles du roi.

Mais sa marche sous la pluie abattait son humeur ; ses pieds étaient mouillés. Elle alla jusqu'à l'Auberge sous le port qui, après l'animation des derniers jours, paraissait vide, ne trouva pas Cantor, but un bol de bouillon de poisson, et revint chez elle.

Elle se sentait vraiment anxieuse.

Il n'était plus là. Il était parti. Seul le petit chat, comme un lutin clair, dont rien ne pouvait altérer la joie de vivre, animait la pénombre de ses bonds, de ses virevoltes et de ses courses. Il s'asseyait parfois sur sa queue avec des façons de chat sérieux, penchant la tête de côté pour regarder Angélique et semblant l'interroger.

– Alors ? Ça ne va pas ?...

Puis reprenait son jeu avec une passion décuplée.

Elle s'avoua qu'elle était contente qu'il fût là. La nuit à venir et les jours qui suivraient lui paraissaient déjà interminables. Il faisait assez humide ce soir-là, dans la chambre. Elle voulut allumer une flambée, mais, ne trouvant pas de bois sec, y renonça. Et le bruit de la pluie et du vent s'amplifiait toujours dans cette pièce, mêlé aux éclaboussements des vagues proches, car le fort était bâti à la pointe d'un petit promontoire.

Tout à coup, vers dix heures, au début de la nuit, ce fut le silence.

Lorsque Angélique alla vers la fenêtre pour fixer le volet, tout s'était calmé : pluie, vent, choc des rouleaux puissants contre les rocs. Mais, par contre, un brouillard épais commençait d'envahir la nature. On le voyait s'avancer, venant de la mer, dans la nuit comme un haut mur blanchâtre..

Il roula ses volutes sur la plage où brillaient les feux de quelques mariniers, et fut là, entourant le fort. L'on ne voyait plus que sa texture livide, épaisse fumée sans odeur autre qu'un relent de mer et de terreau humide. Son haleine froide envahit la pièce. Toutes lueurs alentour s'étaient effacées, celles des feux de la plage comme celles qui brillaient derrière les fenêtres des maisons, elles-mêmes englouties.

Angélique prit courage et fixa le volet. Joffrey ! Où était-il ? Il connaissait la mer, mais le brouillard n'est jamais l'ami des navires.

Elle vaqua, songeuse, à quelques préparatifs avant d'aller dormir. Elle n'avait pas sommeil, mais ressentait la nécessité de se reposer. Cependant elle n'eût pu le faire, ce soir, sans avoir minutieusement rangé la pièce, inventorié chaque détail et retenu du regard la place de chaque chose. C'était un besoin qui lui semblait naître davantage d'un désir de sécurité que du sentiment d'aise à se trouver dans une chambre bien en ordre. Elle n'était pas maniaque pour cela. Une certaine effervescence, un certain mouvement dans la disposition ou l'accumulation des objets ne lui déplaisaient pas. Elle y avait toujours trouvé une sensation de vie, la preuve qu'une maison ou une pièce était habitée, respirait, participait. Elle aussi aimait avoir les choses sous les yeux. Mais, ce soir, elle voulait trier, faire le point, repartir à neuf. Elle plia des vêtements, les rangea dans les coffres soigneusement, referma, répertoria ses fioles, sachets, remèdes et simples, un peu dispersés sur une console, jeta ce qui était inutile, mit de côté ce qu'elle désirait avoir sous la main pour l'accouchement d'Abigaël. Le coffre de bois aux enluminures de saints Cosme et Damien était vaste et pratique. Elle prit plaisir à tout y ordonner au mieux. L'attention de Joffrey pour elle lui revenait et l'attendrissait, en même temps que son sentiment d'incertitude et de légère angoisse s'accentuait. Pourquoi craindre pour lui ? se répéta-t-elle une fois de plus. Il ne se lançait pas plus aujourd'hui dans une expédition différente de bien d'autres qu'il avait déjà tentées et menées à bien. Quel danger dont il n'eût déjà connaissance pouvait-il affronter désormais après une vie déjà longue à déjouer les mauvais coups du sort et la malice des hommes ?