« J'en ai parlé à M. le comte. Y peut me comprendre, lui, parce que je vois que c'est aussi son système : faire venir de la marchandise pas chère pour fabriquer des choses qu'on peut revendre cher. Ça s'appelle de l'industrie ça, seulement faut s'y connaître et avoir des idées...

– Et que dit-il ?...

– Y dit pas non.

Angélique n'était pas tellement convaincue que le comte de Peyrac approuvât hautement cette initiative de fabriquer sur son territoire un alcool de basse qualité, destiné à être vendu à titre de vrai rhum aux colons de la Baie Française, mais la bonne volonté d'Aristide Beaumarchand à devenir un homme rangé et industrieux méritait d'être encouragée.

– Eh bien ! Je te souhaite bonne chance, mon ami. Tu n'as donc plus envie de retourner aux îles ?

– Non ! Je veux m'établir. Aux Caraïbes, c'est pas une vie pour un ménage sérieux, et avec une belle fille comme Julienne, Hyacinthe me la soufflerait. Maintenant l'affaire n'est pas dans le sac, tant qu'on a pas l'accord de la Poison. C'est pourquoi je voulais vous demander, madame, de plaider pour nous.

– La Poison ? répéta Angélique ne comprenant pas.

– La bienfaitrice ! La « dusèche » quoi ! c'est qu'elle n'a pas l'air prête à les lâcher ses Filles du roi. Et faudrait la décider. Et je ne parle pas seulement pour moi. Il y a aussi Vanneau qui en tient dur pour la Delphine et...

– C'est entendu. Je vais demander à Mme de Maudribourg si elle a réfléchi à ce sujet, je lui parlerai de toi aussi.

– Merci bien, madame la comtesse, fit humblement Aristide, du moment que vous vous en chargez, je me sens mieux. Avec vous on sait comment ça marche, tambour battant, foi de Ventre-Ouvert !

Il lui adressa un clin d'œil complice. Sa désinvolture vis-à-vis de la duchesse de Maudribourg choquait Angélique, mais il fallait le prendre pour ce qu'il était : un frère de la côte de bas étage, sans foi, ni Dieu ni maître, et les nuances du tact lui seraient toujours étrangères.

Marie-La-Douce lui dit que Mme de Maudribourg était en oraison.

Mais sitôt que la duchesse entendit la voix d'Angélique, elle sortit du réduit où elle priait.

– Je vous apporte vos vêtements, lui dit Angélique, excepté le manteau...

Ambroisine jeta sur la jupe jaune, le corsage rouge un regard fixe, puis elle frissonna et fit le geste de les repousser.

– Non, non, ce n'est pas possible !... Je veux garder cette robe noire. Laissez-la-moi, voulez-vous ? Je porte le deuil, le deuil de ce navire et de ces malheureux qui sont morts si misérablement, et sans confession !... Le souvenir de cette horrible nuit me poursuit sans cesse. Je m'interroge sur sa signification et le dessein de Dieu sur nous par ce naufrage... Aujourd'hui, jour de Marie, nous devrions déjà être à Québec. Et je pourrais prier enfin dans la paix d'une cellule. J'avais beaucoup d'inclination aux Feuillantines où je me suis retirée après mon veuvage, à cause de leur grande austérité. Les Ursulines leur sont parentes. J'y serai en paix, je le sens. Cet ordre m'est plus proche qu'aucun autre, la conversation avec le prochain y étant plus conforme à celle que Notre-Seigneur a eue ici-bas dans l'instruction des âmes. Pourquoi... oh ! Pourquoi, au lieu de me mener à ce doux asile, m'a-t-il jetée sur ces rivages sauvages et désolés ?...

Elle paraissait désorientée comme une enfant et ses veux immenses allaient, avec une expression interrogative et angoissée, du visage d'Angélique à l'horizon Bleu cru moucheté de blanc de la mer que l'on apercevait par la porte entrouverte.

Il faisait chaud à l'intérieur de la maison rustique, grossièrement meublée. Le sol était de terre battue où s'imbriquaient des galets ronds. Ce dénuement, dont s'accommodaient les colons d'Amérique dans leur volonté de rebâtir leur vie sur une terre neuve, paraissait en effet tout à coup insolite et cruel, si l'on considérait ces deux femmes, dans leur beauté aristocratique qui les désignait l'une et l'autre, héritières d'un vieux passé de noblesse, à briller dans les plus beaux atours à la Cour du roi, chargées d'honneurs et de bijoux, entourées d'hommages...

Tout observateur impartial eût pu en effet s'interroger sur les inconséquences d'un destin frappé de foie, qui s'était amusé à les réunir là, en ce point perdu, où chaque instant de survie représentait encore de la part de chacun un effort surhumain, côtoyant l'incertitude d'être encore vivant le lendemain.

De cet état latent, la sensibilité d'Ambroisine de Maudribourg était pénétrée jusqu'à l'âme, et tels étaient son inquiétude et son découragement qu'elle réussit un instant à les communiquer à Angélique.

Mais celle-ci avait son pôle, son port d'attache, la présence de l'homme auquel elle avait lié son existence, et cela lui tenait lieu de refuge et de certitude. Elle n'en était plus à se demander s'il fallait mieux se trouver ici que là.

Cependant, elle pouvait comprendre le désarroi d'une jeune femme accablée de responsabilités à laquelle manquaient ici des appuis sûrs, et le cadre de vie religieuse auquel elle était habituée.

Elle posa les vêtements sur l'une des paillasses de varech qui avaient été alignées le long des murs pour les Filles du roi.

– Ne vous agitez pas, dit-elle, et ne réfléchissez pas trop à ce qui vous manque ici. Bientôt vous pourrez rejoindre Québec et les Ursulines.

– Ah ! Si je pouvais seulement entendre la Sainte Messe...

– Vous le pourrez dès demain matin ! Voici que la mer nous apporte pléthore d'ecclésiastiques en nos murs.

– Il y a si longtemps, plusieurs semaines déjà, que je n'ai pu assister au divin sacrifice. J'y trouve toujours réconfort.

– N'aviez-vous pas un aumônier à bord ? s'enquit Angélique.

La réflexion de la duchesse sur les hommes morts sans confession lui rappelait qu'on n'avait retrouvé parmi les cadavres rejetés par la mer aucun revêtu d'une soutane ou d'une bure religieuse.

À la réflexion cela paraissait assez étonnant pour un navire frété en un but de mission religieuse et sous une obédience aussi pieuse que celle de Mme de Maudribourg.

– Si fait, dit celle-ci d'une voix sans timbre, nous avions le R.P. Quentin. Un oratorien que mon confesseur m'avait recommandé. Une âme très fervente, désireuse de se dévouer au salut des sauvages. Mais voyez quelle malédiction s'attachait à ce voyage : le malheureux s'est noyé au large de Terre-Neuve ! Il y avait un épais brouillard. Nous avons frôlé une énorme glace. Tout l'équipage criait : Miséricorde, nous sommes morts ! J'ai aperçu de mes yeux cette horrible glace. On l'entendait frayer tant elle était proche. La brume nous empêchait d'en voir la cime...

Elle paraissait prête à défaillir. Angélique attira un escabeau, elle s'assit et fit signe à la duchesse de s'asseoir aussi.

– Et le père Quentin ? demanda-t-elle.

– C'est ce jour-là qu'il a disparu. Nul ne sait ce qui s'est passé. Je revois toujours cette glace monstrueuse qui nous frôlait et je ressens encore son haleine mortelle et glacée. Il me semble que des démons la hantaient et la dirigeaient sur nous...

Angélique pensa que la « bienfaitrice », toute savante, pieuse et riche qu'elle fût, était vraiment trop impressionnable pour entreprendre de tels voyages toujours hasardeux et éprouvants. Son confesseur l'avait mal conseillée ou s'était trompé en la considérant comme une Jeanne Mance ou une Marguerite Bourgeoys, ces grandes femmes déjà célèbres du Canada français, qui ne comptaient plus leurs pérégrinations à travers l'Océan. Ou plutôt ce jésuite – car ce devrait être un jésuite – n'avait-il pas voulu exploiter au service des missions de la Nouvelle-France dont l'Ordre était responsable l'exaltation mystique de cette pauvre jeune veuve trop riche ?

Une sorte de pitié s'insinua dans le cœur d'Angélique, et elle se reprocha l'irritation qu'elle avait éprouvée hier envers la duchesse lorsque celle-ci avait fait son cours sur les marées et l'attraction de la lune.

Assise dans sa robe noire, les mains croisées sur ses genoux, et ses yeux profonds regardant au loin on ne sait quelle vision désolée, elle avait l'air plus que jamais, avec son teint de porcelaine fragile et ses cheveux noirs opulents, d'une infante orpheline.

Angélique eut conscience de la solitude véritable qui environnait cette femme. Mais il n'était pas facile de la secourir car elle semblait vivre en un monde à part qu'elle s'était créé.

– Où vous étiez-vous embarqués ?

– À Dieppe. En sortant de la Manche nous avons été en danger d'être pris par les Espagnols et les Dunkerquois. J'ignorais que les mers fussent si peu sûres...

Elle se ressaisit, secoua la tête, et son blanc visage s'éclaira d'un sourire.

– Vous devez me trouver ridicule ?... De m'effrayer de tout comme une enfant ?... Vous qui avez traversé tant de hasards et demeurez si sereine et gaie, tellement forte malgré la mort que vous avez frôlée tant de fois.

– Comment savez-vous cela ?...

– Je le sens... Certes, j'avais entendu parler de vous à Paris cet hiver, avant de m'embarquer. On prononçait le nom de M. de Peyrac comme celui d'un gentilhomme d'aventures dont les entreprises menaçaient les établissements de la Nouvelle-France. On disait qu'il venait d'amener, à l'automne, une recrue de Huguenots et une femme très belle, mais personne n'était certain que vous étiez son épouse. Aussi bien, peut-être, ne l'êtes-vous pas ?... Peu m'en chaut !... Je me souviendrai toujours de l'impression que j'ai ressentie en vous apercevant sur le rivage, si belle et rassurante parmi tant de visages d'hommes inconnus et farouches.

– ... Et aussi du sentiment que j'ai eu que vous étiez une femme différente de toutes les autres...