– Désirez-vous que je fasse chercher votre dame de compagnie, Pétronille Damourt ? suggéra Angélique qui désirait partir à la recherche de son mari.
– Non, non, fit précipitamment Mme de Maudribourg. Oh ! Je vous en prie, pas elle ! Ce serait au-dessus de mes forces. Cette pauvre femme... elle est très dévouée mais tellement fatigante !... Et je me sens si lasse. Je crois que je vais dormir... un peu.
Elle s'allongea sous les draps dans une pose hiératique, les bras le long du corps, la tête rejetée en arrière, et elle parut aussitôt s'endormir.
Angélique se leva pour aller rabattre le volet de bois afin d'épargner la lumière trop vive à la malade. Elle resta un instant à regarder la grève empourprée par le crépuscule, perçut l'animation de la fin du jour qui venait à la fois du fort et du village. C'était l'heure où, dans la chaleur tombante, s'élevaient les fumées des âtres dans les maisons où se réchauffait le repas du soir, où s'allumaient les foyers des mariniers et des Indiens, au long des plages et sur les falaises.
Il lui parut qu'on avait boulangé ce jour-là à Gouldsboro, ce que l'on faisait une fois par mois, dans des fours creusés à même la terre et que l'on chauffait avec des braises et des pierres rougies. L'odeur du pain chaud, délicieuse, montait comme un encens subtil et familier, et elle aperçut des enfants qui remontaient vers les maisons en portant sur des brancards de grosses miches dorées.
Malgré les combats récents qui avaient secoué la petite colonie, la vie continuait.
« Joffrey en a voulu ainsi, se dit-elle. Quelle force dans sa volonté de survie, de maintenir la vie ! Chacun en est comme possédé à son contact. Il est terrible... terrible d'énergie... »
Chapitre 3
Brusquement, Angélique mit son visage dans ses mains et la houle d'un sanglot la secoua comme une vague de fond venue de très loin.
À nouveau, à la seule évocation de son mari, ce comte de Peyrac qui tenait en main avec tant de force et d'audace à la fois leur destinée à tous, la catastrophe qui avait déferlé sur eux, en ces derniers jours, sur leur couple si passionnément uni, lui remontait au cœur.
Le calme du soir la rendait plus sensible à ce désastre. comme après un cataclysme auquel on n'a échappé que de justesse, et dont on vient contempler les ruines... C'était fini !
Certes les apparences étaient sauves, mais quelque chose restait détruit... Une amère déception la tenaillait. Pourquoi ne l'avait-il pas fait appeler ? Pourquoi n'était-il pas venu prendre de ses nouvelles ?
Tout au long de cette journée qu'elle avait passée dans la chambre du fort, au chevet de la duchesse de Maudribourg, elle n'avait cessé d'espérer sa venue, un signe de lui...
Rien ! Il était donc encore fâché contre elle. Certes, ce matin, elle avait pu, un trop court instant, l'aborder lui parler, lui crier son amour !... Et, tout à coup, Il avait étreinte avec une violence qui, lorsqu'elle l'évoquait, la laissait encore bouleversée. Elle ressentait ses bras autour d'elle comme de l'acier, l'emprisonnant avec une fièvre si farouche que tout son être s'en était ému d'un sentiment charnel et profond, indescriptible. Le sentiment de lui appartenir et à lui seul jusqu'à la mort... Une mort douce ainsi, dans ses bras, sans pensée autre que le bonheur, le bonheur sans limites de savoir son amour pour elle.
Mais voici qu'après cet instant de rémission la crainte revenait.
Également au cours de ce drame récent, beaucoup de réactions intimes de Joffrey de Peyrac lui avaient échappé. Elle croyait le connaître, le deviner, mais maintenant elle ne savait plus !... Il avait eu des mots, des gestes, des cris d'homme en colère, d'amant jaloux qu'elle ne lui eût pas prêtés auparavant.
Mais ce n'était pas cela qui l'avait le plus blessée car elle avait senti confusément que cet aspect inconnu de son caractère avait été suscité par elle et ne pouvait l'avoir été que par elle seule, ne s'était révélé en somme que parce que c'était elle qui se trouvait en jeu et qu'il avait trahi, sans le vouloir, par ces éclats terribles, lui qui gardait en tout une telle maîtrise, combien elle lui était chère, unique entre toutes les femmes. Elle n'était plus très sûre de cela. Elle aurait voulu le lui entendre dire. Mais, de toute façon, elle avait préféré cette violence, cette brutalité, à certaines de ses ruses, à certains pièges qu'il semblait lui avoir tendus pour la faire trébucher. Ainsi l'attirer dans l'île du Vieux-Navire avec Colin, afin de pouvoir les surprendre dans les bras l'un de l'autre... N'était-ce pas unique, indigne de lui ?... Elle retournait la question en elle-même, et chaque fois souffrait mille morts. Le coup dont il l'avait frappée au visage n'était rien à côté de ce coup-là. Il faudrait qu'elle comprenne. Qu'elle parvienne à le rejoindre au delà de cette chose, car la peur de l'avoir perdu à jamais la torturait affreusement.
Comment cela avait-il pu arriver si vite entre eux, comme un cyclone dévastateur, s'abattant sans que rien ait pu le faire prévoir, et ravageant tout ? Subitement, mais aussi d'une façon fourbe et insidieuse qui avait surpris leur vigilance. Elle s'interrogeait, essayant de retrouver le fil, de discerner quand est-ce que cela avait commencé, comment, en si peu de jours, tant de hasards funestes avaient pu s'accumuler pour les amener, eux si tendres complices, si fervents amis, si fougueusement amoureux l'un de l'autre, à trembler l'un devant l'autre. Cela tenait de la magie et du cauchemar !...
Il semblait que cela eût commencé à Houssnock, lorsque Joffrey l'avait envoyée reconduire la petite Anglaise, Rose-Ann, chez ses grands-parents, des colons de Nouvelle-Angleterre aux frontières du Maine, appelé pour un traité par un chef indien qui lui avait fait transmettre ses directives par Cantor, lui donnant rendez-vous à l'embouchure du Kennebec.
Et ensuite les événements s'étaient déclenchés comme une avalanche dramatique.
L'attaque du village anglais par les Canadiens et leurs alliés Indiens Abénakis et qui semblait préméditée pour la capturer, elle, la femme du comte de Peyrac.
Angélique leur échappant grâce à Piksarett, le chef des Patsuikett, parvenant à la baie de Casco, retrouvant dans le pirate Barbe-d'Or qui y rôdait son amant Je jadis, Colin Paturel, le roi des Esclaves de Miquenez, celui qui l'avait sauvée du harem de Moulay Ismaël, peut-être le seul de tous les hommes qui l'avaient aimée jadis, ayant laissé dans son souvenir et dans sa chair un regret, une vague nostalgie, une tendresse particulière.
Évidemment, aucune comparaison avec la grande flamme dévorante, le tourment, la passion, le désir impérieux, l'attachement un peu fou, impossible à raisonner, à analyser, qu'elle éprouvait pour Joffrey, une tunique de Nessus parfois, mais aussi des bonheurs éblouissants, comme des soleils brillant au fond d'elle-même, réchauffant, comblant sa vie, répondant aux aspirations, aux exigences secrètes de son cœur, de ses rêves, de son être entier.
Cela rien ne pouvait y être comparé. Mais elle avait aimé Colin, jadis, elle avait été heureuse dans ses bras, et, le retrouvant en une heure de solitude, de désarroi et de fatigue, quelque chose avait tressailli en elle, d'heureux, de doux et de sensuel, de sensuel surtout. Elle ne voulait pas se leurrer, ni se chercher des excuses. Elle avait failli succomber à un instant de vertige, la foudre du désir s'abattant sur elle dans le demi-sommeil où elle était plongée lorsque Colin avait prise contre lui, la couvrant de baisers et de caresses.
Elle était fautive. Elle aimait trop l'amour et ses extases secrètes et paradisiaques.
Sauf en une courte période de sa vie, après qu'elle eut été victime d'un viol par les mousquetaires du roi, pendant la Révolte du Poitou, époque où elle ne pouvait supporter qu'un homme la touchât – et qu'elle avait si bien oubliée aujourd'hui – elle avait toujours trouvé aux ébats amoureux une saveur, un plaisir constant qui paraissaient chaque fois, lui semblait-il, la combler de révélations nouvelles.
Elle aimait trop l'amour ! Voilà où se situait le mal, sa faiblesse et son enchantement.
Joffrey – toujours Joffrey le Magicien – lui avait ouvert les portes du domaine enchanté, révélant le premier, à sa jeunesse, le plaisir, c'était lui aussi qui, la retrouvant après quinze années de séparation où elle l'avait cru mort, c'était lui qui l'avait guérie des blessures intimes infligées à sa féminité, la ramenant à la vie des sens, la ressuscitant à l'Amour avec une délicatesse, un soin, une patience infinis...
Comment oublier cela ? Elle lui devait tout en ce domaine. L'initiation et l'épanouissement, la guérison et comme une seconde naissance à la vie amoureuse qui, la surprenant dans sa maturité, alors que tout en elle, par l'expérience et la souffrance, s'était enrichi, affiné, la comblait d'un sentiment exaltant de pouvoir en savourer pleinement la miraculeuse réalité.
Trop facilement heureuse, c'était cette faiblesse qui l'avait fait trembler de fièvre un instant dans les bras vigoureux de Colin, lorsqu'il était venu la surprendre la nuit, sur son bateau, Le Cœur de Marie. D'un effort, elle s'était arrachée à lui, l'avait fui...
Pourquoi avait-il fallu que le soldat Kurt Ritz, s'enfuyant du navire, les aperçût en cet instant, par la fenêtre du château-arrière, alors « qu'elle était nue dans les bras de Barbe-d'Or » ?...
Pourquoi avait-il fallu que cet homme, mercenaire de Joffrey de Peyrac, mais ignorant qui était la femme qu'il avait aperçue ainsi, relatât le fait devant le comte lui-même, et non seulement devant lui mais devant tous les principaux notables de la colonie de Gouldsboro ?
Quelle horreur ! Quel moment terrible pour chacun ! Et pour LUI ! Bafoué ainsi par elle à la face de tous.
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