C'était aussi le temps des épilobes... Leurs longues coulées mauves, roses ou rouges s'échappaient de toutes les anfractuosités du paysage. La moindre combe ensoleillée était tendue de violet épiscopal, la moindre faille des falaises, soudain frangées de pourpre, laissait flotter leurs chevelures ardentes.
C'est une fleur en grappe sur une hampe haute et flexible, avec des feuilles étroites, au fer de lance, d'un vert-bleu.
Elles naissent à l'orée pierreuse et chaude des forêts et dévalent en rangs pressés tous les vallons et toutes les ravines qui s offrent à leur envahissement.
Leur épanouissement soulignait la somptuosité de l'été à son point le plus intense. La mer cependant demeurait violente, encensant les rivages de gerbes d'écumes neigeuses, et l'incessant grondement de ses coups de bélier heurtant les falaises et les roches roses ou bleues semblait se répercuter en tremblements sourds à travers la nature, insinuant dans les humains une tension légèrement angoissée, une exaltation à vivre et à participer à tout ce qui arrivait avec une passion décuplée.
Oui, il y avait de la guerre et de l'amour dans l'air, et aussi une hâte de creuser, de construire, d'abattre les arbres, de dessoucher, d'agrandir sans cesse l'aire vitale, de faire fructifier toutes choses établies, de fonder des couples nouveaux, de les abriter sous un toit, de les enrober de jardins, et de clore ces jardins de barrières, de tracer de nouveaux sentiers, de nouvelles routes, de nouvelles rues, d'édifier une église pour les nouveaux venus afin de les enraciner à jamais par les liens de l'âme, et d'élever des forts aux quatre coins de l'horizon pour les défendre à jamais de la destruction.
L'on ne savait quel élan informulé animait les gens de Gouldsboro, Huguenots et nouveaux immigrants, de se prouver à eux-mêmes sous l'impulsion de Peyrac et de Colin Paturel, la possibilité de leur survivance, malgré leur singularité, ou peut-être à cause d'elle, et la nécessité pour l'Amérique nouvelle, de leur présence insolite.
La façon dont, cet été-là, venaient à eux puritains et catholiques, coureurs de bois et pirates, Indiens et Acadiens, définissait leur rôle, et l'on sentait que, quelles que fussent les opinions, les sympathies ou les ambitions des uns et des autres, ce port indépendant, riche, bien protégé, bien fourni en marchandises, représentait déjà pour tous un centre commercial actif et dont toute la région Ouest du Nord de l'Amérique avait un besoin pressant.
Entraînée par ce courant qui jaillissait avec d'autant plus de force que l'étape avait été dure à franchir et qu'il avait fallu se serrer les coudes et se surmonter, se mâter durement l'âme et l'esprit pour y parvenir, Angélique remettait à plus tard... elle ne savait quoi ?... d'examiner au fond d'elle-même son inquiétude, son anxiété. On n'avait plus le temps « de couper les cheveux en quatre ».
Une voix lui soufflait qu'il fallait vivre « comme si de rien n'était ». Et sans qu'ils se communiquassent leurs pensées, elle savait que Joffrey de Peyrac agissait de même.
Paraissant uniquement préoccupé par les préparatifs de l'expédition, apportant toute son attention au radoubement des navires, à leur armement, à la défense du poste, aux constructions, se réunissant en de fréquents conseils avec Colin, d'Urville et les notables, songeait-il secrètement à ceux qu'il avait juré de trouver et de démasquer, les mystérieux rôdeurs de la Baie ?
Tramait-il contre eux ses plans ? Il n'en disait rien et Angélique, à son exemple, se taisait aussi, refusait même d'y songer.
Les démons seraient-ils dupes ?...
Le soir, les gens se réunissaient dans l'Auberge sous le port avec leurs hôtes de passage.
Il fallait honorer le gouverneur et son sulpicien, la duchesse et son secrétaire, M. de Randon et son frère de sang le grand Sagamore Mic-Mac, le baron de Saint-Castine et son futur beau-père, le chef Mateconando, le pasteur Thomas Patridge et les divers aumôniers.
Au cours de ces repas, la duchesse de Maudribourg, au grand soulagement d'Angélique, ne chercha pas à ramener sur le terrain scientifique la conversation générale. Villedavray très disert, en faisait les frais, et Peyrac qui soudain paraissait détendu et fort gai, à sa façon de jadis un peu caustique, mais pleine de boutades inattendues, lui donnait la réplique avec humour. Les philosophes anciens firent les frais de ces échanges, terrain neutre, et relativement sans danger pour des invités de si diverses obédiences.
Même le révérend Patridge, homme fort cultivé, daignait sourire. Ces papistes méritaient l'enfer, mais ils étaient distrayants. Il était étonnant de voir avec quelle finesse les chefs indiens pouvaient participer à ce genre de débats. Ils mangeaient avec leurs mains, rotaient, s'essuyaient les doigts à leurs cheveux ou à leurs mocassins, mais leur philosophie valait bien celle de Socrate ou d'Épicure.
Alexandre de Rosny, et son éternelle et inexplicable bouderie, servait aussi de point de mire et de tête de Turc. Villedavray et Peyrac essayaient d'expliquer le phénomène d'un si beau jeune homme si maussade, par la métempsycose, la réincarnation, la possession, l'hérédité, l'influence des astres, etc. Le tout sans méchanceté, mais avec beaucoup de verve, propositions que le jeune homme écoutait sans pour cela modifier ses traits assombris.
Tant d'impassibilité finissait par entraîner l'hilarité générale. Angélique remarqua cependant que la duchesse ne participait pas à l'entrain de l'assemblée. Elle souriait du bout des lèvres, et ses yeux trop grands avaient par instants des expressions tragiques. Aussi bien ses préoccupations premières étaient connues. Le dilemme avait éclaté au lendemain même du jour où elle avait si brillamment exposé la théorie de Galilée et de Newton sur les marées.
Dans la matinée, Mme Carrère avait apporté à Angélique les vêtements raccommodés de la duchesse, sauf le manteau de robe qui paraît-il, réclamait de plus longs soins.
– J'ai fait ce que j'ai pu, dit la Rochelaise de l'habituel air réticent qu'elle prenait pour parler des vêtements de la duchesse, mais qu'est-ce que vous voulez, des loques déchirées comme cela, je n'en ai jamais vu.
Portant sur son bras la jupe de satin jaune pâle, le corsage bleu, le plastron rouge, Angélique se dirigeait vers l'habitation de la duchesse, lorsqu'elle fut arrêtée par Aristide Beaumarchand qui paraissait l'attendre au détour d'un sentier.
Ç'aurait été trop dire qu'il reprenait bonne mine et n'avait plus rien de l'affreux pirate dont elle avait fendu puis recousu la panse à la pointe Maquoit. Mais, bien rasé, ses cheveux gras retenus derrière par un vague lien de cuir, les vêtements propres quoique flottants autour de son corps amaigri et tenant son chapeau à deux mains sur son estomac, il avait une apparence presque décente. Songeant à l'épreuve physique qu'il venait de traverser, il n'y avait pas longtemps, il lui fit penser à la résistance incroyable des chats dans la maladie ou la famine, leur refus de mourir qui force parfois l'admiration des humains. C'était, en vérité, un vieux chat, perclus de toutes parts mais increvable, et sa volonté de vivre, de se tenir debout, flageolant et livide, en continuant de râler et d'insulter, au risque « de faire tout sauter », finissait par inspirer de l'estime.
– Je vous attendais, madame, fit-il souriant de toutes ses quelques dents.
– Vraiment ? fit Angélique sur la défensive. J'espère que c'est avec de bonnes intentions.
Aristide joua l'offusqué.
– Bien sûr ! Qu'est-ce que vous allez chercher ? Vous me connaissez, pas vrai ?
– Justement !...
– Vous savez que je suis un brave garçon dans le fond...
– Dans le très fond.
Aristide tournait et retournait son chapeau entre ses mains avec embarras.
– Voilà ! se décida-t-il. Madame la comtesse, je voudrais me marier.
– Te marier, toi ? s'exclama-t-elle.
– Et pourquoi je me marierais pas comme tout le monde ? fit-il en se redressant de toute sa dignité de pirate repenti.
– C'est Julienne que tu aimes ? interrogea-t-elle. Cela semblait quelque peu insolite d'employer le mot aimer au sujet de ces deux personnages, mais, après tout, pourquoi pas, comme il le disait lui-même ? C'était tout de même bien d'amour qu'il s'agissait. Il n'y avait qu'à voir le teint de suif d'Aristide Beaumarchand rosir presque tandis qu'il détournait ses yeux chassieux avec pudeur.
– Oui, vous avez deviné tout de suite. Forcément. C'est la plus remarquable de toutes. Et moi, je ne m'intéresse pas à n'importe qui, il en faut pour m'intéresser, surtout chez les donzelles. Mais celle-là, c'est quelqu'un.
– Tu as raison. Julienne est une très bonne fille. Je l'ai un peu secouée au début pour la forcer à se soigner. J'espère qu'elle ne m'en veut pas.
– Pensez-vous ! Vous avez eu raison de la tarabuster comme ça. C'est que c'est une tête de mule, fit-il avec admiration. Elle le dit elle-même : « Mme la comtesse a eu raison de me calotter. Je suis une teigne ! » Elle vous adore, pis que la Madone !
– Bon ! Eh bien, tant mieux ! En as-tu parlé à ton capitaine, M. Paturel ?
– Sûr ! Je me permettrais pas de faire ma demande sans pouvoir présenter à Julienne un avenir bien assuré. J'ai expliqué à Barbe d'Or mes intentions. Avec ma part de butin que j'ai quelque part enterrée et la dotation qu'on reçoit ici, je pourrais acheter une chaloupe pour faire du cabotage et aller de poste en poste vendre mon tafia.
– Ton quoi ?
– Une idée à moi. Je m'y connais pour le rhum, vous savez !... Oh ! Bien sûr, quand je dis tafia, ça ne peut pas être du vrai tafia, du vrai rhum de distillerie, parce que de toute façon il n'y a pas de canne à sucre par ici. Mais j'entends un bon « coco-marlo » que je fabriquerai en partant des résidus de mélasse pour la fabrication du sucre. Ça, ça ne coûte rien. Au contraire, aux îles on vous paierait pour s'en débarrasser ! Rien que la peine de l'embarquer par couffins et Hyacinthe s'en chargera. Je me suis entendu avec lui là-dessus. Alors j'y ajoute de l'eau pour le faire fermenter, je le traite avec une bonne « sauce » pour le colorer et lui donner du goût : ça on a le choix des recettes, un peu de cuir râpé ou de chêne brûlé, de la résine, du goudron, je le mets à vieillir dans un tonneau avec un bon morceau de bidoche, et après je peux le débiter par pinte ! Un bon rhum pas trop cher ! Les gens des établissements de par ici, surtout les Anglais, ça leur plaira, et je pourrai troquer avec les Indiens. Ils ne sont pas regardants sur la qualité du moment que c'est fort.
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