– Non, monseigneur, les enfants ont tout mangé.
– Dommage !
Il s'essuya la bouche de sa pochette de dentelle, et s'étira avec satisfaction.
– Angélique, la vie est belle ! N'est-ce pas ?... Vous ne répondez pas ? Pourquoi ? Le temps n'est-il pas délicieux ? Et n'avons-nous pas connu un moment exceptionnel à écouter cette jolie duchesse nous instruire ?... Ah ! J'ai bien fait de quitter Québec quelque temps. Après l'hiver, on devient tous nerveux là-haut. Ma servante me cherchait querelle. Elle voulait aller visiter sa famille en l'île d'Orléans. Histoire de bouger un peu comme tous les Canadiens au sortir de l'hiver. « Bien, lui ai-je dit, va, je ne suis pas un nouveau-né que je ne puisse me passer de toi ! » Mais il n'y a qu'elle qui sache préparer mon chocolat du matin. Je l'aime très épicé à la façon espagnole. Le petit Maudreuil aussi était pris de bougeotte. Il voulait partir collecter les fourrures au Pays-Haut comme tous ces jeunes gens à tête chaude. « Bien, lui ai-je dit, pars, Éliacin ! » Lui aussi reviendra. Il avait peur qu'on le marie de force, les nouveaux décrets sont sévères. Pourtant je serais intervenu. Mais il n'a pas confiance en moi. Il a été élevé par les Iroquois, le savez-vous ? Quant à Alexandre, il réclamait des exploits nautiques.
Maintenant il faisait sombre sur le rivage. Pourtant l'on n'allumait pas encore les lanternes et les lampes. La température était si douce que les gens hésitaient à se séparer et à rentrer chez eux. Ils s'attardaient, devisant paresseusement, par groupes.
– Oui, la vie est belle, répéta le marquis de Villedavray. J'aime l'atmosphère de la Baie Française. Sentez-vous ces courants qui passent dans l'air ? C'est pourquoi tout le monde ici est un peu au bord de la folie. Sauf votre époux, qui poursuit méthodiquement ses buts et se contente d'édifier sans folie des choses folles.
– Quelles choses folles ? interrogea Angélique en se tournant vers lui avec nervosité.
– Eh bien ! Par exemple la création de cet établissement. Catholiques et calvinistes côte à côte... Ça n'est pas viable ! Quand les enfants deviendront grands, ils s'aimeront, voudront s'épouser... Mais pasteurs ou prêtres refuseront de les unir, les pères maudiront, les mères pleureront...
– Ah ! Taisez-vous, vous me ruinez le moral, s'écria Angélique à bout.
– Mais qu'avez-vous ? Je n'ai pas voulu vous peiner ! Au contraire, ne vous disais-je pas combien j'aime ces lieux que vous animez de votre présence ? Quelle originalité, quelle variété parmi tant de types humains venus de tous les coins du monde !
Des oiseaux passèrent avec de grands cris déchirants.
– Quelle agitation ! Quelle animation !
– Oui, c'est la foire, fit-elle.
– Non, c'est l'été, répliqua-t-il. L'été est court. Dans ces pays du Nord il faut vivre vite, intensément, fiévreusement, tout régler en quelques mois. Mais ensuite... Venez donc à Québec, à l'automne... C'est si beau. Les navires sont partis, les Laurentides sont roses, le Saint-Laurent est comme un grand lac pâle au pied du Roc, et se laisse doucement prendre par le gel. Venez donc.
– Mais vous le dites vous-même, l'on ne peut plus repartir ensuite.
– Eh bien ! Vous y passerez l'hiver. Je mets ma maison à votre disposition et à celle de M. de Peyrac. Elle est une des plus confortables de la ville... Vous y serez fort bien. Non, non, cela ne me gênera pas, j'ai un petit pied-à-terre dans la Basse-Ville et...
– Excusez-moi ! lui jeta Angélique en le quittant brusquement.
Elle venait de distinguer la silhouette d'Ambroisine de Maudribourg, se détachant de l'ombre de l'auberge et remontant vers le haut du village.
D'un mouvement impulsif elle alla au-devant d'elle. La duchesse marchait vite, courant presque. Elles faillirent se heurter et en reconnaissant Angélique dans la demi-clarté qui tombait encore du ciel, Ambroisine eut une expression effrayée.
– Qu'avez-vous ? demanda Angélique. Vous paraissez bouleversée.
– Vous aussi.
Il y eut un silence. Les yeux de la duchesse étaient deux trous d'ombre dans son visage marmoréen. Ses prunelles s'attachaient à celui d'Angélique avec une intensité douloureuse.
– Comme vous êtes belle ! murmura-t-elle presque machinalement.
– Vous parliez avec mon mari. Qu'a-t-il pu vous dire qui vous émeuve à ce point ?
– Mais rien, vraiment. Nous parlions... (Elle hésita puis balbutia.) Nous... nous parlions mathématiques...
– Alors vous discutiez encore mathématiques avec Mme de Maudribourg ? demanda Angélique à Peyrac. Elle est décidément fort savante.
– Peut-être trop pour une jolie femme, dit le comte légèrement. Mais non, ce soir nous en avions assez appris avec cet exposé magistral sur les marées, fort intéressant, je l'avoue. Je me suis contenté de lui faire part des possibilités pour quelques-unes de ses protégées de s'établir ici.
– Et qu'a-t-elle dit ?
– Qu'elle y réfléchirait.
Chapitre 18
Il se passa deux jours apportant leurs contingents d'incidents, de tâches à remplir, de problèmes à régler, d'hôtes plus ou moins désirés, mais qui semblaient se concentrer vers Gouldsboro, comme vers le seul lieu où l'on fût certain de trouver la terre solide sous ses pieds, et le refuge et la sécurité garantis, en cette période tendue que vivait la Baie Française.
Angélique avait essayé de « faire le point » avec elle-même, de comprendre ce qui lui était arrivé sur la plage, lorsqu'elle avait vu Joffrey regardant Ambroisine. Mais cela s'amenuisait, s'effaçait. Elle ne s'expliquait plus son émotion. Comment y croire alors que Joffrey était encore là, qu'il partageait ses nuits et qu'il lui semblait qu'il ne lui avait jamais témoigné autant de ferveur.
Tout était clair entre eux dans le domaine de amour, et si chacun d'eux cachait peut-être un souci secret, cela décuplait l'intensité du sentiment qui les faisait s'étreindre, trouvant l'un en l'autre la force nécessaire, chacun dans sa solitude sachant qu'il n'avait Je meilleur refuge que cet amour mutuel.
– Comme je suis heureux ! lui disait-il tout bas. Ta présence me comble.
Il ne parlait plus de départ, mais elle savait que d'un instant à l'autre il pourrait être obligé de prendre la décision de lever l'ancre. Et cela rendait plus précieuses et plus exaltantes les heures qui leur étaient accordées. Elle bénissait la nuit, refuge des amants. La nuit ! C'est là que tout se trame du bonheur ou du malheur des hommes.
Le lendemain de la conférence sur la plage, un petit navire de pêcheurs malouins vint faire l'eau, débarquant par la même occasion un ecclésiastique distingué, qui relevait avec ennui sa soutane pour éviter les flaques de la grève.
– Mais c'est mon sulpicien ! s'exclama Villedavray en l'apercevant de loin. Alors, vous aussi, mon bon, vous les avez plantés là, à Jemseg, tous ces mal embouchés de hobereaux acadiens et ce pisse-froid de Carlon ! Vous avez bien agi. Ici au moins l'on s'amuse et l'on fait bonne chère. Cette dame Carrère est une artiste. Je l'engagerais volontiers comme cuisinière si elle n'était pas huguenote, mais vous vous rendez compte !... déjà à Québec, avec mes excentricités... Si j'y amenais une cuisinière huguenote. Mon navire est-il toujours en place et ne l'a-t-on pas pillé ? Ah ! Ne me dites pas que les Anglais s'en sont emparés !
Le sulpicien, M. Dagenet, ne le dit pas. Les Anglais, en effet, étaient toujours embusqués à l'entrée de l'estuaire, attendant que le gibier lassé essayât de sortir du terrier. Le sulpicien en avait eu assez, et avait pris le chemin de la forêt, puis celui de la mer pour rejoindre le gouverneur, auquel il était attaché comme aumônier privé.
– Vous auriez tout de même mieux fait de rester à veiller sur mon bagage, lui reprocha Villedavray. Mais au fond je vous comprends. On est nettement mieux à Gouldsboro qu'à Jemseg, où ils ne mangent que du maïs bouilli et de la venaison. Ne vous effrayez pas. Ici c'est plein de Huguenots et d'Anglais, mais très plaisant. Vous verrez. Il y a des femmes admirables...
Puis le père Tournel, aumônier de Port-Royal, se présenta, sur le 140 tonneaux que la Compagnie des Associés de l'Acadie mettait à la disposition du propriétaire de Port-Royal. Il venait aux nouvelles, envoyé par la châtelaine qui s'inquiétait de ne pas voir revenir son mari. Hubert d'Arpentigny, le jeune seigneur, acadien du cap Sable, accompagnait le messager de Mme de La Roche-Posay.
Peyrac lui dit :
– Venez donc m'aider à effrayer l'Anglais dans l'estuaire de la rivière Saint-Jean.
– Qu'y gagnerais-je ?
– L'indulgence de l'intendant Carlon qui est sur le point de tomber entre leurs mains.
Hubert d'Arpentigny alla tenir conseil avec son intendant Pol-Renart et ses Mic-Macs. D'ailleurs n'était-il pas venu jusqu'ici, attiré par on ne sait quelle atmosphère de préparatifs de combat qui ne pouvait se concentrer qu'à Gouldsboro, seul lieu offrant des possibilités d'entrer en campagne par voie de mer. En faveur de qui, la guerre, et pour quel but ? La définition n'en était jamais aisée par là-bas, mais il y avait toujours un espoir de capturer des navires ou de piller un fort, ce qui aiderait à survivre pendant quelque temps pour les pauvres seigneuries perdues au bord des flots de l'Acadie française.
La vie avait, en ces heures, chacune trop pressée et trop occupée, une intensité fiévreuse et frémissante qui s'apparentait à la vivacité et à la force des coloris environnants. Le beau temps, immuable en ces deux jours, communiquait à la mer des bleus d'une richesse presque insoutenable. Le vent semblait sans cesse repasser sur l'émail du ciel pour l'aviver et le faire briller d'un azur sans défaut.
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