– Vous n'êtes pas ici en territoire français, monsieur le gouverneur. Gouldsboro, c'est un royaume neutre et nous aussi nous en sommes.
– Un royaume neutre ! répéta le gouverneur les yeux exorbités. Qu'entends-je ? Mais alors c'est la rébellion ! ... La révolte contre la Fleur de Lys !...
Joffrey de Peyrac s'était désintéressé de la querelle. Les démêlés du gouverneur de l'Acadie avec ses administrés étaient célèbres et se renouvelaient à peu près dans ces termes à chacune de ses visites annuelles.
Le comte était allé brièvement s'entretenir avec l'Écossais et les quelques réfugiés des comptoirs anglais et hollandais ramenés par lui, plutôt par mesure de prudence préventive que devant une menace précise de guerre indienne. Finalement, il se révélait que les colons étrangers de la Baie Française s'inquiétaient plus des agissements de leur compatriote bostonien Phipps que de ceux des Français, et qu'ils avaient sauté sur l'occasion de venir visiter Gouldsboro en attendant que les choses se tassassent à l'entrée de la rivière Saint-Jean. Une barque d'Acadiens passant par là les avait pris volontiers à son bord.
– Restaurez-vous, leur dit Peyrac après les avoir présentés au révérend Patridge, à Miss Pidgeon et aux rescapés anglais de la baie du Massachusetts. Dans quelques jours vous pourrez rentrer chez vous. Le vieux chef Skoudoun tient ses Indiens en main et je vais aller lui rendre visite moi-même pour le tranquilliser.
– C'est en son nom que je viens vous apporter cette branche de porcelaine ! informa le religieux en bure brune qui s'était approché.
Il tendit à Peyrac un brin de cuir sur lequel étaient enfilés des coquillages.
– Skoudoun m'a fait venir spécialement à son village de Metudic pour m'envoyer vers vous. De Jemseg, ces messieurs de Québec lui demandent d'amener ses guerriers contre les Anglais. Il n'a pas encore pris de décision et vous envoie ceci.
– Un seul brin !...
Peyrac fit repasser la branche de coquillages dans sa paume, en réfléchissant. L'envoi était mince. Il pouvait aussi bien signifier : « Que dois-je faire ? Je suis dans l'expectative » que « C'est un geste de déférence que je vous dois avant d'entrer en campagne, mais j'agirai à mon gré ».
– Qu'en pensez-vous, mon père, vous qui l'avez vu ? interrogea Peyrac tourné vers le capucin.
– Il ne bougera pas avant de connaître votre opinion. Mais il fait quand même préparer quelques chaudières de guerre afin de complaire à ces messieurs dont les navires sont sous la menace anglaise.
Le capucin s'exprimait avec indifférence. On sentait que l'issue de ces pourparlers lui importait peu. Jeune, avec un visage énergique et avenant, fortement hâlé, ne portant pas la barbe, les cheveux châtains ébouriffés par le vent, la bure haut troussée dans sa ceinture de corde, chaussé de mocassins, il y avait en lui quelque chose – bien qu'il eût reçu les ordres et pût célébrer la messe —qui faisait qu'on l'appelait le frère Marc, comme s'il en était novice ou convers.
– Bonne aubaine pour vous que Skoudoun vous ait envoyé courir les bois, lui lança Villedavray d'un ton acerbe, vous préférez cela aux patenôtres ! Hein ! Et vous avez pu faire le fou dans tous les rapides du Saint-Jean, de la Sainte-Croix, voire de la Meduxnakeag. Combien de fois vous êtes-vous retourné votre canot sur la tête ? Combien de bouillons avez-vous bus dans les remous et les rochers ?... Cette jeunesse ne pense qu'à des exploits fougueux contre les eaux, ce pays les rend fous, commenta-t-il tourné vers Angélique. Voyez ce religieux. Il stupéfie les Indiens eux-mêmes par sa hardiesse à descendre tous les cours d'eau réputés infranchissables et dangereux. Croyez-vous qu'il pense au service de Dieu pour lequel il a été envoyé ici ? Que nenni ?... Et mon Alexandre ? Ses parents me l'ont confié pour en faire un gentilhomme accompli, et non pas un sauvage qui ne rêve que de remonter le cours d'une rivière à la vitesse de dix chevaux galopant, comme il fit l'an dernier au Petit Condiac. Cette année, il lui fallait l'estuaire de la rivière Saint-Jean...
– Ainsi vous avouez que c'est bien pour complaire à votre mignon que vous nous avez tous mis dans le bain, cria Bertrand Defour.
– Je n'avais pas convoqué Phipps, hurla Villedavray hors de lui.
– N'empêche, l'exploit demeure, dit le frère Marc conciliant. Voyez qu'on n'en tire pas que des désavantages. C'est le souvenir de cette remontée de l'an dernier et de celle de ces jours-ci, qui rend Skoudoun si admiratif qu'il se demande s'il ne doit pas prêter main-forte aux Français et, en fait, se montrer par la fin un allié sincère.
Le visage du marquis s'illumina et il eut ce sourire juvénile qui le rajeunissait de vingt ans.
– Quand je vous le disais ! s'exclama-t-il. Ce n'est pas en vain qu'Alexandre a risqué sa vie... et la mienne. C'est un jeune homme exceptionnel. Voyez, comte, sans mon Alexandre nous étions tous perdus.
– Attention, nous ne sommes pas encore sauvés, rectifia Peyrac en riant. Et précisément je ne voudrais pas que Skoudoun se montre trop fidèle aux Français. Je préfère en l'occurrence sa mentalité hautaine. Il va falloir que je trouve à mon tour quelque chose pour l'impressionner.
Il regarda autour de lui et alla vers le groupe des Anglais dont la plupart s'étaient assis sur le sable à la lisière des varechs, mangeant modestement et buvant de la bière.
– Mr Kempton, le colporteur, est-il parmi vous ? s'informa-t-il.
Il y était, prenant activement les mesures de tous les pieds qui se proposaient et promettant pour le lendemain, au plus tard pour la semaine suivante, des paires de chaussures d'une élégance toute londonienne et d'une solidité à toute épreuve. Avait-il du cuir pour tant de commandes ? Bien sûr, qu'il en avait, et de la plus belle qualité. À la rigueur, il s'en procurerait dans les deux jours. Il connaissait une île qui...
À la demande de Peyrac, le petit colporteur du Connecticut se présenta, levant haut son nez pointu vers le grand personnage, le cou entouré de plusieurs aunes de ruban comme un charmeur de serpents.
– Mr Kempton, lui dit le comte, j'aurais besoin de votre ours.
– Mon ours ! Que lui voulez-vous ? protesta Élie Kempton, méfiant.
– En faire mon allié. Ou plutôt lui confier une mission de la plus haute importance. Un ours aussi intelligent se doit d'entrer dans la diplomatie au service de l'Angleterre. Je veux l'emmener avec moi à Métoudic afin de séduire le chef des Malécites Skoudoun dont j'attends des services importants, entre autres de ne pas s'allier aux Français pour la guerre.
Élie Kempton secoua la tête.
– Impossible. Mr Willoagby ne peut être mêlé à d'aussi dangereuses entreprises. De toute façon, je ne peux pas me séparer de mon ours.
– Mais vous pouvez l'accompagner.
– Aoh ! Yes. Y a-t-il des femmes européennes là-bas ? interrogea le colporteur soupçonneux.
– Certes ! Et des plus délaissées. Elles vous accueilleront avec joie.
– Aoh ! I see. Cela change tout, s'enchanta Élie Kempton, l'œil émerveillé.
– Ces Anglais sont d'une concupiscence ! fit remarquer avec dégoût Villedavray qui dégustait à petites bouchées une tarte aux airelles, et savait assez d'anglais pour avoir suivi le dialogue.
– Mais non, ce n'est pas ce que vous croyez, rectifia Angélique en riant, ce brave homme est un colporteur de la Nouvelle-Angleterre qui cherche clientèle. Sa besace est inépuisable. Il a toujours quelque chose à vendre. Avec lui le miracle auquel on a assisté sur ces plages c'est celui de la multiplication de la manchette de dentelle et de la ganse de satin. Et naturellement toutes les femmes sont heureuses de sa venue.
Kempton avait pris sa décision.
– C'est bon. J'informerai Mr Willoagby et je vous donnerai sa réponse demain, conclut-il pressé de retourner à ses affaire (Il repartit en criant :) Aux belles chaussures ! Aux belles chaussures neuves...
– Mais quel personnage extraordinaire, fit la duchesse de Maudribourg, et comme tous ces gens sont vivants et drôles... Jamais je ne me suis tant amusée, s'exclama-t-elle en regardant Angélique avec l'enthousiasme d'une enfant assistant à son premier bal.
Elle paraissait fascinée. Elle en oubliait ses responsabilités de « bienfaitrice », et ceux qui, parmi les nouveaux colons, se considéraient comme les « promis » des Filles du roi en profitaient pour tenter leur chance près de ces demoiselles, les entraînant près des tréteaux pour, sous prétexte de leur passer mets et boissons, gagner un aparté avec la belle de leur choix. Barssempuy s'efforçait de désarmer, avec gentillesse, la modestie de Marie-la-Douce, le quartier-maître Vanneau avait entrepris de raconter à Delphine Barbier du Rosoy ses campagnes à travers le monde. Naturellement Aristide Beaumarchand se mettait en frais pour Julienne qui, de temps en temps, ne pouvait retenir un bruyant éclat de rire, qu'elle maîtrisait aussitôt la main sur la bouche, jetant un regard inquiet du côté de la duchesse et de Pétronille Damourt. Mais, même la corpulente duègne avait relâché sa garde. L'arrivée de Cromley avait tout à fait bouleversé les conceptions de la brave femme sur l'espèce masculine. Ce spécimen, qui portait jupe et des favoris roux et hérissés comme des balais au milieu tes joues, l'intriguait visiblement et, voyant l'intérêt qu'il inspirait, l'Écossais avait commencé avec son assurance habituelle à lui raconter toutes sortes d'histoires terrifiantes sur les apparitions qu'on avait dans la Baie, de bateaux fantômes, et de monstres marins.
Angélique remarqua que seule la Mauresque, pourtant fort aimable et jolie, semblait un peu délaissée. Les matelots de Colin Paturel, en veine d'honorabilité, ne voulaient point, en faisant la cour à une métisse, rappeler le goût un peu trop prononcé qu'ils avaient eu au cours de leurs voyages pour les filles des îles.
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