Angélique avait débité son invitation sur un ton grave, mais elle sourit aux derniers mots. La duchesse comprit l'intention, pâlit, puis une onde rose monta à son front.

– Vous vous moquez de moi, je crois, murmura-t-elle d'un ton d'excuse. Je dois vous sembler trop dévote, n'est-ce pas ? Pardonnez-moi si je vous choque. Mais voyez-vous la prière m'est une chose terriblement nécessaire !

– Ce n'est pas un mal. Pardonnez-moi à votre tour, dit Angélique qui regrettait sa taquinerie devant l'expression de panique enfantine qui avait traversé le regard de la duchesse. Prier est une bonne chose.

– Et se réjouir, également, conclut la duchesse avec gaieté. Une collation sur la plage, quel bonheur ! On se croirait à Versailles, au bord du grand canal... Le marquis de Villedavray, dites-vous ? Ce nom ne m'est pas inconnu. Est-ce qu'il ne possède pas un pavillon de chasse précisément entre Versailles et Paris où le roi aime à se rendre ?...

– Je ne sais pas. Vous l'interrogerez. Mon mari désire également vous présenter quelques personnalités de notre colonie.

– Villedavray ! Si je comprends bien, il est représentant de la Nouvelle-France et du roi dans cette région. Et il vous visite ?

– Nous sommes bons amis. Cette occasion va vous permettre d'examiner votre situation et les possibilités qui s'offrent à vous d'en sortir avec avantage.

Angélique tâtait le terrain prudemment. Aucune des Filles du roi ne semblait avoir parlé à la « bienfaitrice » des propositions qui leur avaient été faites par le gouverneur du lieu de s'établir ici même. Mme de Maudribourg serait-elle d'accord de détourner sa recrue de la mission sacrée qui leur était dévolue de se rendre à Québec afin de peupler la Nouvelle-France ?

Pour l'instant elle n'en paraissait pas préoccupée. Elle se recoiffait en hâte, laissant flotter ses cheveux sombres sur ses épaules, rectifiait le col de dentelle de la robe de velours noir et suivait Angélique avec empressement.

À l'habitude qui s'était établie d'elle-même de se réunir devant l'Auberge sous le fort, pour ces assemblées qui tenaient un peu du conseil, un peu de la kermesse joyeuse, on avait dressé plusieurs tréteaux, chargés de rafraîchissements divers, boissons, fruits, des mets à base de poissons et de venaison, et chacun pouvait y puiser à son gré.

Les groupes se formaient déjà, chacun s'assemblant selon d'instinctives connivences. Les plus anciens pérorant volontiers autour de Joffrey de Peyrac, du comte d'Urville et de Colin Paturel, de Manigault et de Berne, les Anglais réfugiés, au contraire, nouvellement arrivés, se tenant timidement à l'écart mais aux abords des Huguenots de La Rochelle, par instinct de religion commune, malgré la différence de nationalité.

En vis-à-vis les matelots du Cœur-de-Marie, colons de fraîche date que leurs compatriotes français de La Rochelle avaient quelque raison de ne pas aimer, se rassemblaient, relativement cois et corrects, sous l'œil intraitable de Colin Paturel qui, tout en recevant les uns et les autres à titre de gouverneur de Gouldsboro, ne perdait pas de vue son équipage d'hier. Son lieutenant, François de Barssempuy, l'assistait dans cette tâche.

Quelques sauvages se mêlaient aux officiels, grands chefs sagamores, mais Angélique chercha en vain la silhouette hautaine et écarlate de Piksarett. En revanche, elle aperçut Jérôme et Michel qui se promenaient glorieusement tout en échangeant des moqueries à propos du Caraïbe olivâtre, de l'homme aux épices.

Cette race des îles chaudes, vivant sous le signe de I ananas et du coton, leur était plus étrangère à eux, fils de la graisse d'ours et du maïs, qu'à un Français de Paris, un Russe des steppes sibériennes.

Il se trouvait à Gouldsboro du fait que son maître, un pirate des Antilles, avait voulu y demeurer après le départ de son navire, le Sans-Peur. Sans intention avouée. Lassitude des voyages, amitié pour Aristide qui y demeurait aussi, désir de renouveler avec d'autres produits locaux sa provision d'herbes et d'épices à trafiquer.

Comme Angélique et la duchesse de Maudribourg approchaient de la foule, un personnage chamarré s en détacha, et s'élança vers elles et, plus particulièrement vers Ambroisine qui marchait un peu en avant. Avec de vifs mouvements d'accueil et de saluts prononcés, balayant à plusieurs reprises le sol de la plume de son couvre-chef, il s'inclina profondément devant la duchesse. Il était de petite taille, un peu corpulent, mais paraissait fort aimable et enthousiaste.

– Enfin ! s'exclama-t-il. Enfin, voici qu'apparaît celle d'une beauté sans pareille qui défraye la chronique en Nouvelle-France, avant même qu'on ne la connaisse. Permettez-moi de me présenter. Je suis le marquis de Villedavray, représentant de Sa Majesté le roi de France en Acadie.

Ambroisine de Maudribourg, un peu surprise, répondit d'une inclinaison de tête. Le marquis continuait avec volubilité.

– Ainsi c'est donc vous qui avez fait tourner la tête de ce grave d'Arreboust et damner ce saint de Loménie-Chambord. Savez-vous qu'on vous accuse d'avoir causé la mort de Pont-Briand ?

– Monsieur, vous vous méprenez, se hâta de protester la duchesse. Je n'ai pas l'heur de connaître ces messieurs, ni d'avoir sur la conscience la mort de quiconque.

– Alors, vous êtes une ingrate.

– Mais non. Vous vous méprenez, vous dis-je. Je ne suis pas...

– N'êtes-vous pas la plus belle femme de la terre !...

Sur ce, la duchesse rit franchement.

– Mille grâces, monsieur. Mais une fois encore je ne suis pas... celle à qui doivent s'adresser vos propos. Je gage qu'il s'agit plutôt de la comtesse de Peyrac, maîtresse de ces lieux, et qui en effet pourrait bien être responsable par son charme des calamités que vous évoquez... Faire tourner la tête des gens rassis et damner tous les saints... c'est de son ressort. La voici...

Le marquis se tourna vers Angélique qu'Ambroisine lui désignait. Il pâlit, rougit, balbutia.

– Quelle confusion ! Pardonnez-moi. Je suis très myope...

Il fouillait dans les poches de son gilet, rebrodé de petites fleurs roses et vertes, très long à la mode de Versailles, et qui juponnait sous les basques de sa redingote.

– Où sont mes bésicles ? Tu n'as pas vu mes bésicles, Alexandre ?

Il se tournait vers un adolescent qui l'accompagnait et qui malgré son jeune âge paraissait aussi renfrogné que le marquis se montrait jovial et exubérant.

– Des bésicles ! répondit le garçon d'un air rogue. Pourquoi faire des bésicles ?

– Mais pour voir, bon Dieu ! Tu sais bien que je suis quasiment aveugle sans mes verres. Je viens de commettre un impair irréparable. Ah ! Mesdames, que d'excuses ! Mais oui, en effet, chère comtesse, vous êtes blonde ! La description me semble plus exacte. Ainsi c'est donc vous la dame du Lac d'Argent, dont tout Québec raconte la légende.

Il se ressaisissait, retrouvait sa faconde, son sourire spontané et son regard allait avec un plaisir évident de l'une à l'autre des deux femmes.

– Qu'importe ? décréta-t-il, la blonde vaut la brune. J'aurais tort de regretter. Plus il y a de jolies femmes, plus l'on est heureux ! Décidément, la vie est belle !

Il leur prit à toutes deux péremptoirement le bras.

– Vous ne m'en voulez pas ? demanda-t-il à Angélique.

– Mais non, réussit-elle à dire tandis qu'il enchaînait aussitôt, tourné vers Ambroisine.

– Et vous non plus, j'espère. Je suis comme ça. Franc, direct, je dis ce que je pense, et lorsque quelqu'un m'inspire de l'admiration, je suis absolument incapable de me contrôler. J'ai pour la beauté, toutes les formes de beauté, une passion, un culte, et il faut que je l'exprime.

– C'est un travers que je suppose, on vous pardonne volontiers.

La duchesse de Maudribourg paraissait s'égayer. Son beau visage qui semblait habituellement triste s'était transformé. Elle riait avec indulgence. Elle riait et regardait le marquis au visage avec une hardiesse qui ne lui semblait pas coutumière.

– Monsieur, dit-elle, m'est-il permis de vous poser une question ?

– Mais oui. À une femme aussi gracieuse tout est permis !...

– Pourquoi avez-vous le visage barbouillé de noir ?

– Que me dites-vous là ? s'écria-t-il très agité. Ah ! Je sais, j'ai apporté des échantillons de charbon de terre, qui provient de la baie de Chignecto, à M. de Peyrac...

Il cherchait son mouchoir avec fébrilité.

– Je sais qu'il goûte ce genre de cadeau. Nous avons, ce tantôt, examiné et apprécié ensemble la beauté et la qualité de ce minéral qui remplace si avantageusement le bois par les dures journées d'hiver. J'en ramène une cargaison à Québec. Mais c'est assez salissant.

Il s'essuyait et s'époussetait et retrouvait vite son élan.

– En échange, il m'a offert un poêle de Hollande de toute beauté ! Que dites-vous de cette délicate attention ! Quel homme charmant ! Ma maison de Québec va être la plus belle de tout le Nouveau Continent.

« Comte, dit-il à Joffrey de Peyrac qui s'approchait, décidément, c'est intolérable ! Vous thésaurisez les merveilles les plus rares dans votre sacré Gouldsboro. Vous voici nanti des deux plus belles femmes du monde.

– Avez-vous fait connaissance avec la duchesse de Maudribourg ? demanda Peyrac en désignant celle-ci.

– Nous venons de faire connaissance.

Il baisa à plusieurs reprises le bout des doigts d'Ambroisine.

– Elle est charmante.

– Mme de Maudribourg est notre hôte depuis quelques jours. Son navire a fait naufrage dans nos parages.

– Naufrage ! Quelle horreur ! Me feriez-vous croire que ce magnifique pays, cette mer si belle sont dangereux ! ...