Tout l'après-midi Angélique avait essayé de la faire revenir à elle. Maintenant elle semblait mieux et reposait depuis une heure avec calme dans le grand lit. Angélique avait écarté les suivantes, dont le désespoir devant l'état de leur maîtresse risquait de compromettre ce repos enfin bienfaisant. Mais maintenant elle regrettait de ne pouvoir s'éloigner. Joffrey n'était pas venu prendre de ses nouvelles, ne lui avait fait parvenir aucun message. Elle aurait voulu partir à sa recherche.
Elle regrettait aussi d'avoir, dans un premier mouvement de pitié, fait transporter la bienfaitrice dans leurs appartement du fort.
« J'aurais dû demander à Mme Manigault de l'hospitaliser. Ou bien à Mme Carrère ? Je crois qu'on a construit quelques chambres pour des seigneurs officiers de passage au-dessus de l'auberge. Il est vrai que c'est assez inconfortable et bruyant. Cette malheureuse avait besoin de soins vigilants. J'ai cru qu'elle ne sortirait jamais de son étrange prostration. »
Elle revint vers le lit mais, elle ne savait pourquoi, ses yeux évitaient de s'attarder sur le visage de la femme qui dormait là, reposant sur l'oreiller de dentelles.
Visage si jeune, d'une beauté si fragile, et comme meurtrie, qu'on en retirait une impression de malaise.
« Pourquoi m'étais-je représenté cette duchesse de Maudribourg sous les traits d'une vieille femme corpulente dans le genre de sa duègne Pétronille Damourt ? s'interrogea Angélique. Cela a l'air d'une mauvaise plaisanterie. »
Mme Carrère, qui l'avait aidée à dévêtir la duchesse de Maudribourg, avait dû partager la même perplexité devant le corps de déesse de la « bienfaitrice » car Angélique l'avait entendue marmonner des choses indistinctes en hochant sa coiffe rochelaise.
Mais elle et Mme de Peyrac, en femmes du Nouveau Monde, habituées à faire face à toutes sortes de situations soudaines, s'étaient tues. On en avait tant vu depuis quelques jours ! On ne pouvait pas passer son temps à s'étonner et à jeter les bras au ciel. Mme Carrère avait seulement murmuré en considérant les vêtements de la naufragée, la jupe de satin jaune, le manteau de robe bleu canard, le plastron rouge, le corsage azuré.
– Biglez-moi ces affûtiaux ! C'est pas une femme, ça, c'est un perroquet.
– Peut-être la nouvelle mode à Paris ? avait suggéré Angélique. Mme de Montespan, qui y régnait quand j'ai quitté la cour, aimait l'éclat.
– Possible, mais pour une dame d'œuvres, comme on dit qu'elle est, celle-ci !...
Les jupes et le manteau de robe étaient déchirés et salis. Mme Carrère les avait emportés dans l'intention de les nettoyer et de les ravauder.
Les bas rouges, à baguette d'or, jetés au sol, mettaient près du lit une tache écarlate. Précisément le petit chat, attiré, sauta des bras d'Angélique, et, après avoir examiné la chose avec circonspection, s'y installa en boule d'un air de propriétaire.
– Mais non, mon petit, tu ne peux pas te coucher là-dessus, protesta Angélique.
Derechef, elle s'agenouilla près de lui et eut beaucoup de peine à le convaincre que cette délicate couche de soie n'était pas faite pour son poil grisâtre de chaton malade, mais enfin, quand elle l'eut elle-même installé sur un morceau de couverture douillette dans un coin, il consentit à l'échange, la regardant de ses yeux obliques à demi clos qui semblaient dire :
« Du moment que tu t'occupes de moi et que tu comprends mon importance et te donnes du mal pour moi, je renoncerai à ces bas rouges. »
Elle ramassa les bas et les fit couler entre ses mains, rêveusement...
– Je les ai achetés à Paris, dit une voix, chez le sieur Bernin. Vous savez, Bernin, le mercier de la Galerie du Palais.
Chapitre 2
La duchesse de Maudribourg s'était éveillée et, appuyée sur un coude, elle observait Angélique depuis quelques instants.
Se tournant vers elle, au son de sa voix, Angélique reçut, comme naguère sur la plage, le choc du regard magnifique de la « bienfaitrice ».
« Quel charme y a-t-il dans ce regard ? » s'interrogea-t-elle en se rapprochant.
Les prunelles sombres semblaient dévorer le visage au teint filial et presque juvénile et lui conférer une sorte de maturité tragique, comme le regard de certains enfants trop graves, mûris par la souffrance.
Mais cela passa très vite.
Comme Angélique se penchait vers la duchesse de Maudribourg, l'expression de celle-ci était déjà différente. Il émanait de ses yeux une lumière douce, apaisée, et elle semblait examiner avec sympathie la comtesse de Peyrac, tandis que ses lèvres affichaient un sourire mondain de bienvenue.
– Comment vous sentez-vous, madame ? questionna Angélique, en s'asseyant au chevet de la naufragée.
Elle prit la main qui reposait sur le drap, la trouva fraîche sans fièvre aucune. Mais la pulsation du sang, au poignet fragile, demeurait agitée.
– Vous admiriez mes bas, demanda Mme de Maudribourg. N'est-ce pas qu'ils sont beaux ?
Sa voix harmonieuse paraissait un peu affectée.
– Leur soie est entremêlée de poils de chèvre des Afghans et de fils d'or, expliqua-t-elle. C'est pourquoi ils sont si doux et si brillants.
– C'est, en effet, une fort jolie chose élégante, convint Angélique. M. Bernin, que j'ai connu jadis, a gardé sa réputation.
– J'ai aussi des gants de Grenoble, compléta avec empressement la duchesse, parfumés à l'ambre. Où sont-ils ? J'aimerais vous les montrer...
Tout en parlant, son regard errait autour d'elle, et elle ne semblait pas très bien imaginer où elle se trouvait ni qui était cette femme, assise là auprès d'elle, avec sa paire de bas rouges entre les mains.
– Vos gants n'auraient-ils pas été perdus avec le reste de vos bagages ? interrogea avec précaution Angélique, voulant l'aider à prendre conscience de la vérité.
La malade la fixa vivement, puis une expression d'angoisse traversa son regard très expressif, qui s'éteignit aussitôt sous les paupières retombées. Elle se laissa aller en arrière les yeux clos. Très pâle, elle respirait précipitamment. Elle porta la main à son front et murmura :
– Oh ! Oui, c'est vrai. Cet affreux naufrage ! Maintenant, je me souviens. Pardonnez-moi, madame, je suis stupide...
Elle resta un moment silencieuse, puis reprit :
– ...Pourquoi ce capitaine nous a-t-il dit que nous arrivions à Québec ? Nous ne sommes pas à Québec, n'est-ce pas ?
– Tant s'en faut !... Par bon vent, il vous faudrait trois semaines pour y parvenir.
– Alors où sommes-nous donc ?
– À Gouldsboro, sur les côtes du Maine, un établissement de la rive septentrionale de la Baie Française.
Angélique s'apprêtait à donner des explications plus précises afin de situer Gouldsboro par rapport à Québec, mais son interlocutrice poussa un cri d'effroi :
– Que me dites-vous ? Le Maine, la Baie Française. Mais alors il faudrait croire qu'au delà de la Terre-Neuve nous nous sommes égarés, contournant toute la presqu'île d'Acadie au sud au lieu de gagner au nord le golfe du Saint-Laurent ?...
Elle, au moins, connaissait sa géographie, ou bien elle avait pris soin de consulter les cartes avant de se lancer dans l'aventure américaine. Elle paraissait atterrée.
– Si loin ! murmura-t-elle. Qu'allons-nous devenir maintenant ? Et ces pauvres filles que j'emmenais se marier en Nouvelle-France ?...
– Elles sont vivantes, madame, c'est déjà beaucoup. Pas une n'a péri, quelques-unes ont été sérieusement blessées, mais toutes se remettront de leur épreuve, je peux m'en porter garante.
– Dieu soit loué ! murmura Mme de Maudribourg avec ferveur.
Elle joignit les mains et, fermant les yeux, parut s'abîmer dans la prière.
Un rayon bas du soleil qui déclinait vers l'horizon vint éclairer son visage et lui donner une surprenante beauté. Une fois encore, Angélique eut l'impression d'avoir été le jouet des facéties du destin. Où était la lourde et vieille bienfaitrice des Filles du roi qu'elle s'était imaginée ? À sa place, cette jeune femme en prière ne semblait pas tout à fait réelle.
– Comment vous remercier, madame ? dit la duchesse revenant à elle. Je comprends que vous êtes la châtelaine de ces lieux et que, sans doute, nous vous devons la vie, à vous et à monsieur votre époux.
– C'est un devoir sacré sur ces rivages perdus que de s'entraider.
– Me voici donc en Amérique ! Ah ! Quelle découverte écrasante ! Que Dieu me soutienne !
Puis se ressaisissant :
– ... Pourtant c'est là que la Vierge qui m'est apparue m'a dit de me rendre. Alors je dois me résigner à sa Sainte Volonté ! Ne croyez-vous pas que c'est déjà un signe de protection du ciel qu'aucune d'entre les filles n'ait péri ?
– Oui, certes.
Le soleil couchant se faisait plus rose et inondait la pièce d'une lueur pourpre. Ce reflet de feu glissa sur la chevelure sombre de la duchesse. De ces cheveux très beaux, amples et fournis, émanait un parfum subtil qu'Angélique n'arrivait pas à définir. Ce parfum, dès l'instant où elle s'était penchée sur la duchesse, avait causé à Angélique la même sorte de sourde inquiétude indéfinissable. La certitude qu'il y avait en tout cela un signe et qu'elle aurait dû comprendre lequel.
– C'est le parfum de mes cheveux qui vous intrigue, interrogea la duchesse, devinant ses pensées avec une prescience toute féminine. N'est-ce pas qu'il est à nul autre pareil ? Je le fais composer spécialement pour moi. Je vous en céderai quelques gouttes afin que vous puissiez voir s'il vous convient.
Puis se souvenant des malheurs qui lui étaient advenus et que le flacon de son précieux parfum devait jouer maintenant les bouteilles à la mer, elle s'interrompit et soupira profondément.
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